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« Jean-Claude Fasquelle, portrait de l’éditeur en artiste » / Grasset
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Jean-Claude Fasquelle, ou l’art d’éditer Les éditions Grasset rendent hommage à leur ancien PDG en publiant « Jean-Claude Fasquelle : portrait de l’éditeur en artiste ». Une œuvre signée par de nombreux auteurs, en mémoire de celui qui, voué aux livres comme Morand semblait « voué aux chats », aima les écrivains sa vie durant. Somptueux.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères 

« Seigneur de l’édition », selon son successeur, Olivier Nora, Jean-Claude Fasquelle  (1930-2021) présidait aux destinées de Grasset où il créa les « Cahiers Rouges », collection de « semi-poche »  pour que vivent toujours certains « classiques » de la maison : Jean Cocteau, Jean Giono, Vladimir Nabokov, Paul Morand, entre autres. (Atlantico/2021)

 « Les Editions Grasset & Fasquelle ont la grande tristesse d'annoncer le décès de Jean-Claude Fasquelle, ancien président-directeur général de la maison de 1981 à 2000 », ont annoncé en mars 2021 sur Twitter les éditions Grasset.Né en1930 à Paris, Jean-Claude Fasquelle est issu d'une dynastie du livre. Son père était l'éditeur de Pagnol, quand son grand-père, fondateur des éditions Fasquelle en 1896, a édité Zola et Maupassant. A seulement vingt-trois ans, il reprend les rênes de la maison familiale.En 1959, celle-ci fusionne avec les éditions Grasset. Jean-Claude Fasquelle devient directeur général avant d'en prendre la tête en 1981 jusqu'en 2000, date à laquelle il laisse sa place à Olivier Nora. » (cf. «  Les Échos » du 14 mars 2021)

« Au cours des seules années 80, les éditions Grasset  obtiennent 4 prix Goncourt, 4 Renaudot, 5 Médicis et 7 interallié… période  au cours de laquelle l’éditrice mythique Françoise Verny quitta « sa » maison-  Grasset donc,  et son PDG- Jean-Claude Fasquelle - pour s’installer chez  Gallimard, où l’attendait  le tout aussi mythique PDG : Antoine Gallimard. « Lorsque  Françoise m’apprit la nouvelle de son départ chez Gallimard, un dimanche d’Août- je me trouvais en vacances dans ma maison  d’été, à Cadaquès. Je pris l’avion aussitôt, pour être à Paris le soir- même, déclara  l’an dernier Jean-Claude Fasquelle aux jurés du Prix Freustié. Son visage montrait encore, tant d’années plus tard,  ce qu’avait représenté pour lui ce calvaire. Un traumatisme majeur, après toutes ces années de complicité avec « La Verny », baptisée:« La Papesse » dans le milieu  littéraire.Quand «  La Verny » vous avait lu- quelques pages suffisaient- et qu’elle n’avait pas apprécié votre style, ou que celui-ci l’ avait laissée dans une parfaite indifférence,  « La Papesse » prononçait la sentance, d’autant plus  lapidaire  que La Verny avait ( un peu) abusé du whisky. «Toi, là- bas ? Reprends tes pages et sors d’ici, s’il te plait. Tu ne seras jamais un écrivain ».On se serait jeté dans la Seine pour moins que ça, car « La Verny » ne se trompait jamais.

Qu’est -ce qu’un grand éditeur ? Nul ne sait. La  définition de cette fonction  est aussi floue  que les « grands » éditeurs sont légendaires. « Jean-Claude  ( Fasquelle NDLR) entra à vingt-trois ans dans les ordres éditoriaux, métier qui consiste à accoucher des livres, à les faire vivre le plus longtemps possible, tout en nourrissant leurs auteurs », rappelle Serge July, l’ex patron de Libération. L’art d’éditer  a ceci de particulier que ses impératifs sont d’une extrême plasticité. Dans  l’édition française(reconnue  comme la meilleure dans le monde entier),  ce n’est pas le métier qui impose ses lois au professionnel, c’est  l’éditeur ou l’éditrice qui impose son style au métier. Une grande culture, la  science et la passion du texte, celle de l’objet- livre, un flair hors -pair,  un talent  forcément divinatoire,  le sens des affaires, sont des a priori nécessaires mais guère suffisants. Pour ce qui est du flair et du talent divinatoire obligatoires si l’on veut « durer » un tant soit peu dans l’édition, « La Verny » - formée chez Grasset par   Jean-Claude Fasquelle- cochait toutes les cases. « Toi, tu as une gueule d’écrivain ! »   déclara-t- elle à Yann Queffelec lorsqu’elle le croisa pour la première fois à Belle-Ile-en Mer . Résultat : « Les noces Barbares » ( Gallimard/Folio), prix Goncourt 1985, deux millions d’exemplaires toutes éditions confondues… Le tout signé Yann Queffelec, après sa rencontre avec « La Verny » . « Le métier relève du savoir-faire artisanal, dans le choix des sujets, des couvertures, dans le travailavec l'auteur...et il faut faire appel aux techniquesmodernes de gestion. Le livre est à la fois création et produit. » disait Françoise Verny (cf. « Le plus beau métier du monde »/Orban) que  les « litterati » avaient baptisée « la Papesse ».« L’éditeur a une importance symbolique essentielle. En publiant l’œuvre de son auteur, il est celui qui transforme le créateur du texte en écrivain, celui qui le (la) fait exister aux yeux du public en homme (ou femme) de lettres. »  (cf. «  De la relation auteur-éditeur. Entre dialogue et rapport de force »/Olivier Bessard-Banguy ( « A contrario »). Quoi qu’il en soit,  le « grand » éditeur est  un faiseur de destin. « Jean-Claude  exerça sur moi un pouvoir hypnotique »,  confie  Manuel Carcassonne, ex éditeur  chez Grasset,  auteur du « Retournement », son premier livre, parution le 5 janvier prochain… chez Grasset .Très bonne idée : l’auteur examine sa judéité  dans plusieurs aspects de sa vie. 

Pour devenir mythique,  le « grand » éditeur  doit comprendre l’auteur sans  que celui-ci ait besoin de parler .Le romancier est par définition pudique, maladroit ou intimidé.  «  Jamais je n’ai senti quelqu’un du métier aussi proche de moi, et, en même temps, plus jalousement retranché en ses secrets », se souvient l’académicien Dominique Fernandez, éditeur Grasset et auteur couvert de lauriers. Le « grand » éditeur chérit le silence  et  goûte une certaine profondeur de champ. « Jean-Claude? L’édition, la littérature, le monde des idées, les auteurs »  ,précise  Virginie Despentes ; évoquant avec tendresse « l’ami des mots », elle ajoute : «  Jean-Claude aimait ceux qui aimaient être les meilleurs » .

Le  « grand » éditeur  ne court pas les rues. Pour  ce qui était de « Jean-Claude », qui possédait  cette panoplie plus un cuir sacrément épais, tout le monde savait qu’il  était une sorte de Divinité  des Lettres, silencieuse certes, mais agissante ( on l’appelait « le Taiseux »). 

L’idéal de tout auteur, c’était de prendre place un jour  en face  de « Jean-Claude », devant cette table colossale héritée de son grand-père Eugène Fasquelle, l’éditeur de Zola ; une table aussi démesurée  que les rêves  du romancier.  Signer chez Grasset,  « ça n’était pas seulement signer un contrat, c’était entrer dans une famille » ,  affirme Pascal Bruckner. Par exemple, déjeuner  chaque mois au Récamier avec Bernard- Henri Levy ( « Jean-Claude est un éditeur de cape et d’épées) » dit  avec tendresse le philosophe. Recevoir les vœux d’Yves Berger avec des douceurs de saison. Participer à des séminaires Grasset au Touquet dans des hôtels confortables avec vue ( et vies) sur la mer.

Quitter Grasset  contre la volonté  de « Jean-Claude » - a fortiori si c’était pour rejoindre cette traitresse  de Verny chez Gallimard, c’était risquer l’enfer :  la mort littéraire. Jean-Claude vous tuait net, vous fusillant du regard.  « Derrière ses lunettes perpétuellement embuées, il avait l’œil aussi prompt qu’un romancier », note encore Bernard-Henri Levy. 

« Jean- Claude » nous a quittés, hélas, car ce grand  éditeur,  l’ami des écrivains, n’a pas survécu à la mort de Nicky, sa femme, survenue en 2020  pendant  la pandémie. Jean-Claude demeurait inconsolable.C’était « le Parrain » dit Virginie Despentes ; il y  eut en effet un côté mafia chez Grasset . Une mafia qui oeuvrait dans le seul but de protéger les auteurs-maison (je puis en témoigner ). 

Olivier Nora (choisi par Jean-Claude pour  lui succéder) prouve avec «  Portrait de l’éditeur en artiste ( Grasset) , qu’il est lui aussi, tel son prédecesseur, un surdoué de l’édition.Le concept   du livre est généreux, sa réalisation parfaite. Sa lecture, inspirante.  Un écrivain peut faire de la littérature avec de bons sentiments. « Jean-Claude Fasquelle : portrait de l’éditeur en artiste »  démolit le mal, l’indifférence, l’ingratitude, toutes sortes de mini- barbaries. Lire ce texte, c’est respirer en altitude, retrouver confiance. Suivre les consignes  de « Jean-Claude »telles que ses amis les révèlent, c’est vivre dans la littérature avec la complicité de ceux qui la font.Tout  est pensé au millimètre près.Depuis la photo de couverture (bel effet), jusqu’à ces textes ciselés, superbement écrits et réunis pour notre plaisir  : un  vrai bonheur, malgré la douleur exprimée au fil des pages, puisqu’il s’agit de la mort du Commandant. Le paquebot Grasset ne risque rien. Olivier Nora est depuis belle lurette sur la passerelle. La preuve :  ce joyau  littéraire car« La littérature est une forme supérieure de l’art »  affirme   un autre éditeur Grasset : Charles Dantzig. 

Malgré sa minceur,  l’ouvrage recèle une épaisseur rare.  Les signataires  disent l’essentiel. Ce qu’affirme aussi le regretté  Jean d’Ormesson, tel qu’il l’exprime  en première page d’ « Un hosanna sans fin » (  Gallimard/Folio ») : « Il n’y que deux choses de sûres parmi tant de choses possibles et douteuses. La première : nous sommes nés.La seconde : nous mourrons. Inutile, si nous vivons,  d’espérer échapper à la mort. Nous mourrons parce que nous vivons. »

J’ai tendance à me méfier des livres posthumes.  Outre  le fait qu’Héloïse d’Ormesson est la digne fllle de son père- et ce n’est pas peu dire-,  elle ne badine pas avec la littérature, son métier, sa vie . Une passion. J’ai longtemps contemplé la première page du manuscrit de « Jean d’O »,   telle qu’annotée et corrigée par l’auteur, peu de temps avant sa disparition. Sans doute aurait-il lu avec beaucoup de plaisir et d’émotion ce « Portrait de l’éditeur en artiste ».  

« Il n’est pas en notre pouvoir, hélas, de retenir ceux qui s’en vont, pas même ceux en qui nous nous plaisions à voir des colosses, ou des menhirs. Mais nous pouvons tenter de préserver, en leur mémoire, ce qui, pour eux, a toujours été le plus fondamental : l’élégance morale, l’esprit critique, et la littérature », conclut Amin Maalouf  élu au fauteuil 29 de l’Académie française . Un livre  à s’offrir  en cette saison des liesses obligatoires.  Un puissant remontant.. Le cadeau intelligent.         

                                                                                                   Annick GEILLE

« Jean-Claude Fasquelle, portrait de l’éditeur en artiste » / collectif/ Grasset/15 euros

Extraits

ADIOS 

par Frédéric Beigbeder 

Il était haut. JeanClaude Fasquelle mesurait un mètre quatrevingtdix et portait des costumes croisés sur de grosses cravates. Il ne parlait pas beaucoup. Il vous regardait malicieusement der rière ses lunettes. Il vous jaugeait, sans vous juger. Un éditeur grand peut être aussi un grand édi teur. Il savait donner de l’ambition aux autres. Il vouvoyait ses auteurs pour leur donner l’illusion d’être importants. « Pourquoi voulezvous entrer à l’Académie ? » Sa femme Nicky renchérissait avec son accent enroué : « Qu’estceu que c’est que cetteu conneurie ? » Ils recevaient dans leur cottage normand en plein quinzième arrondisse ment. On mangeait des plats mijotés, on buvait des grands crus et on rigolait en se moquant des cons. J’ai dû y aller quatre ou cinq fois en vingt ans mais à chaque fois je partais le dernier. Je leur posais toujours les mêmes questions. « Parlezmoi encore de Bernard Frank... » « Il était comment Roger Vailland ? » « Comment vous l’avez convaincue d’écrire ses mémoires, Bardot ? » « Le meilleur livre que vous avez publié ne seraitil pas Adios de Kléber Haedens ? » Leur maison était biscornue comme les couloirs de la rue des SaintsPères. C’était une époque où le luxe consistait à se croi ser dans des labyrinthes, comme chez Castel. La distanciation sociale n’avait pas encore été inventée. Il fallait me foutre dehors à 1 heure du matin. La mort de JeanClaude Fasquelle, à peine un an après celle de Nicky et cinq années après la disparition de sa fille Ariane, nous fait entrer dans un monde inconnu, où les écrivains seront moins protégés, moins couvés, moins encou ragés à déployer leurs ailes en toute liberté et confiance. En écrivant ceci, je viens d’apprendre que le biographe de Philip Roth vient d’être lâché par son éditeur américain après des accu sations sexuelles de ses étudiantes. Comme dans Professeur de désir ! Le monde va avoir besoin d’éditeurs solides. Sans cette hauteur, on voit moins loin. Les changements à la tête du groupe Hachette ne sont pas une coïncidence. À partir du moment où les Fasquelle ne sont plus là, on va jouer aux chaises musicales. Fasquelle était un rempart. Je garde une image de lui : sa longue et large silhouette devant sa maison, telle la statue du commandeur. Il se tient debout dans la nuit et lève la main pour me dire au revoir. Je traverse son jardin en titubant et avant d’ouvrir la grille, je me retourne : il n’est plus là. Soudain j’ai froid. Je remonte le col de mon manteau avant de sortir dans la rue de Vaugirard ; je sens que le reste de ma vie sera moins facile. 

LE CHÊNE PROTECTEUR 

par Dominique Bona de l’Académie française

« Curieusement, son souvenir est lié pour moi à un paysage, très loin du sixième arrondissement parisien et de la rue des SaintsPères où se trouve la maison Grasset & Fasquelle, très loin aussi du bar d’hôtel où eut lieu notre première rencontre dans les années 90, autour d’un scotch whisky. C’est un paysage méditerranéen, écrasé de soleil, avec la mer, la garrigue et le chant des grillons en toile de fond. J’avais souhaité le rencontrer pour parler de Gala, « la muse redoutable » de Salvador Dalí sur laquelle j’écrivais un livre. Lequel livre ne serait pas publié sous la célèbre couverture jaune, puisque j’avais déjà signé un contrat chez Flammarion. 

Gala et Dalí, JeanClaude Fasquelle les fréquentait lors de ses étés à Cadaqués où sa maison jouxtait la leur, devenue légendaire avec ses œufs sur le toit – les œufs de Léda, mère des jumeaux de la mythologie. Ce couple mythique, quasi mythologique lui aussi, soigneusement entretenu par le génie publicitaire de Dalí, c’était pour lui un homme et une femme bien réels. Deux êtres de chair, avec des habitudes et des désirs, des manies, de petites mesquineries aussi qui l’amusaient – tout amusait JeanClaude. Il m’a parlé d’eux, non pas de manière laconique selon son habitude, mais avec une éloquence fourmillant d’anecdotes, en revivant les étés merveilleux au bord de la Méditerranée. Le petit port de pêche, ses maisons blanches et ses rochers rouges, l’anse secrète de Port Lligat, voilà ce que je revois quand je pense à JeanClaude ou quand j’entends son nom. 

Plus tard, il publierait mes livres, obtiendrait pour moi le prix Renaudot, défendrait les couleurs de Berthe Morisot, tout en prétendant que Manet pour la peindre aurait mieux fait de lui enlever robe et chapeau. Il serait longtemps mon éditeur. Et tout ce temps, il resterait le chêne, rassurant et protecteur, à l’ombre duquel écrire en paix. 

Jen’ai que gratitude et tendresse à son égard. 

Les trois visages de femme qui l’entourent, leur babil joyeux, leur grâce enfantine, Nicky, Ariane et Solange, m’empêchent aujourd’hui de le revoir seul à seule, comme il était pour moi lors de nos déjeuners à SaintGermaindesPrés. Elles l’accompagnent, elles l’entourent, indissociables, gravées elles aussi sur le tableau enchanteur d’une Catalogne où tout le monde se retrouvait dès le mois de juillet, pour de longues vacances solaires. 

Les silences de JeanClaude qui désarçonnaient souvent ses interlocuteurs, je les aimais. Ils étaient confortables, comme des instants volés au tropparler, au tropdire. Ils étaient accueillants et généreux, je partageais avec délices le repos qu’ils procuraient de manière inattendue en plein milieu d’une conversation, leur goût de sieste méditerra néenne quand les volets se ferment sur la lumière et ouvrent grand la porte au rêve. Ces silences de JeanClaude m’étaient familiers. Mon père en avait de semblables, et le père de mon père aussi. Le Sud catalan est peu bavard. Pour cet éditeur, abreuvé de pages et de pages de mots, le silence n’était pas seulement un refuge. Il était le langage du cœur . Merci, JeanClaude. »

Copyright / Dominique Bona « Portrait de l’éditeur en artiste » / Grasset  

LA PRINCIPAUTÉ FASQUELLE 

par Olivier Nora

Les Éditions Grasset n’ont eu que quatre patrons en plus d’un siècle.Elles viennent de perdre celui qui, incontestablement, au long des quarante‐six ans de sa présence dans les murs, aura le plus fait pour le rayonnement de la maison depuis son fondateur Bernard Grasset, et qui en est resté l’âme jusqu’à ce jour. Et je viens, moi, de perdre un ami cher. 

Colosse, géant, menhir, seigneur, monstre sacré, Guépard, Capo di tutti capi : les images hyperboliques pour évoquer cet homme ne rendent pas tout à fait compte des contradictions fondatrices d’un être complexe qui désarçonnait d’autant plus ses interlocuteurs qu’il vivait lui‐même en tension entre plusieurs facettes de sa personnalité. À la fois timide et intimidant, rassurant par sa puissance et inquiétant par sa profonde singularité, d’une courtoisie de monarque et d’une férocité de fauve, la voix douce et le geste dense, mutique et impérieux, cadenassé et libre, hédoniste et bûcheur, aristocrate et grivois, bonhomme et matois, stratège obstiné et tacticien mobile, le plus viril des féministes et le plus féminin des machos, il n’était pas facile à saisir pour qui ne le connaissait pas. 

Ce grand liseur s’était rendu illisible : la puis‐ sance dégagée par sa masse corporelle était démentie par un regard myope indéchiffrable qui semblait s’excuser d’exister ; son silence proverbial poussait à la faute son interlocuteur, qui se retrouvait nu sans que lui ait encore retiré un gant ; son horloge intérieure imposait son rythme aux vicissitudes du calendrier de sorte qu’aucune urgence ne s’imposait à lui qu’il n’ait décidée telle ; ses rapports intimes avec les êtres semblaient cheminer souterrainement pour jaillir soudain d’une manière inattendue, en un lieu imprévisible. 

C’était un prince sans rire : sous des apparences austères, il était d’une irrésistible drôlerie. 

Dès lors que cet homme‐là vous avait accordé sa confiance et son amitié, c’était pour la vie : une fois franchi la barrière de corail, on s’ébrouait avec lui dans une eau chaude et claire. 

J’ai tant aimé la fréquentation de l’univers Jean‐Claude – ou de l’univers Nicky, puisqu’à la manière d’Andorre, la principauté Fasquelle comptait deux souverains inséparables – avec ses figures et ses lieux, petite République de pensée libre, d’hospitalité généreuse et égalitaire, de fraternité souriante et désinvolte où soufflait l’esprit de contestation, d’utopie et de contradiction. Rien n’y était sacré dans les mots parce que tout l’était dans les actes. 

Ce joueur d’échecs qui calculait ses coups des décennies à l’avance m’avait glissé en souriant, la dernière fois que nous nous sommes vus : « Je suis fou de mon arrière‐petit‐fils Léon. Présente‐le à ton dernier fils Abel qui doit avoir le même âge, qu’ils deviennent copains, et débrouille‐toi pour qu’ils dirigent la maison Grasset dans trente ans ! » J’en accepte l’augure, mon Jean‐Claude... » 

Copyright Olivier Nora « Portrait de l’éditeur en artiste » / Grasset.page171image7877840

Lire aussi :
 "Ce qu'il faut dire avec force dès le début de ce petit livre, c'est que personne n'est sûr de rien. » Ainsi s'ouvre Un hosanna sans fin. Détective métaphysique, Jean d’Ormesson apporte ici la dernière pierre à sa trilogie – Comme un chant d’espérance, Guide des égarés – et tente de trouver la réponse à l’inépuisable question : « Que fais-je donc là ?»
À travers ce livre-testament, il poursuit avec gaieté la clé de ce mystère, et nous invite à rêver, à espérer, à croire.  
Ou comment penser la disparition d'êtres chers, et la nôtre ?
 Jean d'Ormesson : "Un hosanna sans fin" Gallimard/Folio, 144 pages/6 euros 90 cents 

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