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Japon : La fascination de la tragédie
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Tremblement de terre

Face à l'horreur des événements, les médias nous submergent d'images en direct du tremblement de terre au Japon.Impuissants, les voyeurs que nous sommes redécouvrent la force (sur)naturelle d'une destinée hors de contrôle.

François-Xavier  Bellamy

François-Xavier Bellamy

François-Xavier Bellamy est normalien, agrégé de philosophie. Il est professeur de philosophie dans un lycée de banlieue parisienne.

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« Regardez bien ces images… Regardez ça… Vous avez vu les vidéos du 11 septembre, eh bien là vous êtes en direct, en direct en train de voir la même chose, au Japon. C’est incroyable. » La voix de la présentatrice de CNN s’interrompt. Un silence, une longue pause au milieu du défilé ininterrompu des informations et des interviews. Sur l’écran, la gigantesque vague, filmée d’un hélicoptère, s’abat en temps réel sur la côte nord du Japon. L’immense crête blanche s’écroule et envahit l’intérieur des terres sans que rien – digues, ports, maisons, immeubles, usines – ne puisse opposer de résistance à sa puissance dévastatrice. La présentatrice se tait toujours. Tout simplement incapable de parler. A cet instant, elle rejoint les millions de téléspectateurs de l’autre côté des caméras, fascinés, magnétisés par l’événement, et par la sensation de le vivre « en direct ».

 Qu’y a-t-il donc d’attirant dans une tragédie ? Les technologies contemporaines appuient et révèlent, comme jamais auparavant, cette fascination humaine pour la catastrophe. Alors que nous ne pouvons rien faire, et que, pour la plupart d’entre nous, il ne sert à rien d’être informés en temps réel de ce drame terrible, qu’est-ce qui nous maintient si nombreux vissés à nos écrans, nos radios, attendant la dernière information sur un drame qui se joue à des milliers de kilomètres de nous ?

Le suspense de l’actualité

« Breaking news. » La circulation de l’information en temps réel permet d’abord d’éprouver la sensation rare de saisir l’histoire au vol, de la regarder au moment même où elle se déroule. Phénomène encore plus marqué pour ceux qui sont au cœur de l’événement : quel instinct démesuré a bien pu pousser ces gens, qui hurlent qu’ils vont mourir en dévalant les escaliers instables de leurs immeubles, à sortir leurs portables pour filmer ? Dans un tel drame, le réflexe du vidéaste amateur, comme la curiosité du spectateur, paraissent déplacés, presque irréels. Il en va de la vie de centaines d’hommes, ou de votre propre vie, et vous sortez votre portable pour filmer – ou, presque en même temps d’ailleurs, pour regarder ce même film. Il est facile de qualifier d’obscène ce double instinct d’exhibition et de voyeurisme – qui n’est après tout que l’aboutissement ultime du penchant que stimulent les réseaux sociaux… Après avoir épié la vie des autres et raconté la nôtre sur Facebook et Twitter, nous y partagerons bientôt notre mort.

La pitié instinctive

Mais allons au-delà d’une condamnation trop réductrice. Autre hypothèse, plus louable : ce qui nous terrifie, devant notre écran de télévision, c’est peut-être d’abord la pitié. Rousseau n’aurait pas interprété autrement l’émotion qui nous saisit : indépendamment de notre capacité d’action, avant toute réflexion, plus profonde encore que la conscience morale, presque animale, la pitié est cette douleur que nous ressentons à la vue de la douleur de l’autre. Quel qu’il soit, aussi étrangers que nous soyons pour lui, la vue de sa souffrance nous marque, nous ébranle. Il faut toute la sophistication de l’homme civilisé, réfléchi, rationnel, pour étouffer cet instinct primitif et le remplacer par une indifférence contre-nature (ah, ces inquiétudes devant l’évolution des marchés, ces calculs savant pour prévoir l’évolution du cours du brent causée par le tsunami !). Mais aujourd’hui, simples spectateurs, médusés devant nos écrans, nous éprouvons de nouveau cette émotion inarticulée qui témoigne du lien de l’espèce. Paradoxe : c’est par la technologie que la nature nous rattrape.

Secousses dans mon bureau

Pourtant, d’où vient la pitié ? La souffrance de l’autre nous touche de plein fouet, pas seulement du fait de la compassion, mais aussi parce qu’il est un autre nous-même. Sa blessure nous rappelle notre fragilité - sa mort nous rappelle notre destin. A nous, qu’une averse de neige suffit à bouleverser, la grande épreuve que le Japon affronte sous nos yeux révèle notre inévitable vulnérabilité. Et c’est sans doute cet avertissement que nous regardons avec tant d’attention : cette maison qui flotte pour venir s’écraser violemment contre un rocher m’oblige à regarder différemment toute la sécurité dont je crois être assuré. Elle se déchire de toutes parts, en quelques secondes elle s’ouvre, et ses murs déchiquetés offrent au regard plongeant de la caméra l’image dérisoire des meubles, des tableaux, de tous les objets qui, il y a encore quelques heures, semblaient placés ici pour des années. Ce matin encore, une famille vivait ici, dans l’insouciance du quotidien. Ce soir, le torrent du Pacifique a emporté les maisons, les bureaux, les souvenirs, les projets de milliers de gens comme nous, sans aucune considération pour la fierté de notre savoir et de toutes nos technologies. C’est tout notre univers familier qui se trouve secoué par ce tremblement de terre – ce bureau où j’écris, cet endroit où vous me lisez, qui sait ce qu’il en restera demain ? Et qui sait ce que nous serons ? Voilà la question qu’aucun principe de précaution, qu’aucune norme de sécurité, ne pourront jamais refermer.


L’écologie nous a portés à imputer à l’action humaine les soubresauts de la terre, tout ce qui menace la vie et la stabilité de notre monde. Cette perspective est souvent interprétée comme un mépris de l’homme, qui se rabaisserait presque jusqu’à souhaiter sa propre disparition pour la protection des espèces. En fait, on peut y voir une expression renouvelée de notre orgueil. Le 11 mars 2011, nous avons appris une fois de plus que notre pouvoir demeure extrêmement limité, et que d’immenses énergies nous échappent. Le désir de sauver le monde ne doit pas nous faire oublier qu’il ne nous appartient pas de nous sauver nous-mêmes ; notre vie, toute vie est fragile. Cette fragilité même la rend infiniment précieuse, et c’est pourquoi chaque disparition survenue au Japon, chaque mort, est tragique – « à chaque fois, la fin du monde », comme l’écrivait Derrida. C’est ce rappel terrifiant, cet électrochoc inévitable, qui s’étale aujourd’hui à la une de tous les journaux

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