« It’s the strategy, stupid. » Le nouvel ordre stratégique au prisme de la crise ukrainienne<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine et Xi Jinping lors d'une visite officielle.
Vladimir Poutine et Xi Jinping lors d'une visite officielle.
©SERGUEÏ GUNEYEV / SPOUTNIK / AFP

Menaces russes

Véritable choc pour les Européens qui se croyaient désormais à l’abri des soubresauts tragiques de l’histoire, la crise ukrainienne a mis en lumière de nouvelles matrices stratégiques. Chef d’état-major des armées, le général Burkhard a énoncé dès l’été dernier les termes du nouveau triptyque stratégique : affrontement, contestation, compétition, qui succède au vieux cycle de la guerre et de la paix. L’obsolescence des schémas du siècle dernier nous invite à repenser notre manière de voir et de comprendre l’arène stratégique globale.

Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy est officier supérieur dans l'infanterie de marine, détaché depuis 3 ans au sein des UK Commando forces - Royal Marines. Il est également chargé du module "intelligence stratégique et politiques de puissance" à l'école de guerre économique (Paris). Il a publié une dizaine d'ouvrages, et collabore régulièrement à différentes revues (Conflits, Diplomatie, Marine et Océans...) et sites internets (Theatrum Belli, geopoweb...).

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Malheureusement pour elle, l’Ukraine a renoué avec l’affrontement, qui n’est que la guerre dans sa définition la plus restrictive du choc frontal entre organisations militaires. Il pourrait être comparé au jeu de dames dont le but de deux ennemis identifiés est d’éliminer les pièces adverses.

Le pouvoir de destruction des armes modernes et l’appréciation croissante de la vie humaine, même dans les sociétés autoritaires, le réduisent généralement à un ultime recours – à moins qu’une trop grande disproportion entre les forces en présence ne finisse par constituer une tentation irrépressible. Vladimir Poutine y a cédé, il est possible qu’il s’en morde les doigts. 

L’affrontement militaire est coûteux en termes d’image et d’influence, sans parler des conséquences économiques. La Russie vient de perdre toute chance d’accéder au statut de puissance responsable et de peser autrement dans le monde des échanges et de l’information autrement que par la force de ses armées. Elle a même redonné une raison d’être à l’OTAN et renforcé l’hypothèse de son extension à la Suède et à la Finlande. L’annexion du Donbass valait-elle autant ? Elle nous rappelle en tout cas le vieil adage des Romains : si tu veux la paix, prépare la guerre. 

La contestation, elle, est une sorte de jeu d’échecs. Les différentes ressources d’un Etat y constituent autant de pièces complémentaires dont la combinaison vise à disloquer les forces adverses dans ce que l’on appelle désormais les « guerres hybrides ». L’Ukraine en a été le théâtre ces dernières années. Il est probable qu’elle le soit de nouveau après la phase d’affrontement actuelle. Dans ce type de contestation, les adversaires avancent à couvert. Si la pression militaire y a toute sa place, la règle d’or est d’éviter le combat direct, ou au moins de le limiter à des proxys. Un mélange de menaces, de coercition économique et de constructions narratives pèse sur les opinions publiques et des décideurs de l’ensemble des protagonistes. 

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Le succès narratif russe en France auprès d’une partie de l’opinion publique, et même de la classe politique, entre dans ce cadre. Moscou a développé des capacités d’actions ciblées sur les sociétés adverses, afin de saper leur cohésion et leur volonté de s’opposer à elle. L’instrumentalisation des contestations politiques internes pour remettre en cause l’action extérieure d’un pays compte parmi ses modes d’action privilégiés contre les démocraties ouvertes. 

La désinformation (les fake news) et la mésinformation (consistant à fausser l’analyse en utilisant que des réalités partielles) sont devenues des procédés courants. Pour y répondre, les Britanniques parlent désormais de whole of society approach. L’abstention ou l’indifférence des citoyens sur certains sujets n’est plus un choix dans ce contexte. C’est une faiblesse collective. 

Le troisième tableau, la compétition, est le plus discret mais peut-être le plus important pour comprendre la trame stratégique contemporaine. La compétition peut être comparée au jeu de go, dont le but n’est ni de détruire les pièces adverses, ni de disloquer leur organisation, mais de les priver de leur liberté d’action en menant la « guerre par le milieu social » (GMS). C’est-à-dire à concevoir et mettre en œuvre une architecture stratégique intégrée en employant tous les moyens, hors coercition militaire, pour modeler à son avantage les structures politiques, économiques, sociales et cognitives de ses compétiteurs. 

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La GMS n’agit pas sur les conséquences mais sur la nature profonde de la cible. Elle utilise toutes les ressources du milieu social en lui-même, c’est-à-dire toutes les connections matérielles ou immatérielles, intérieures ou extérieures, qui permettent à une société d’exister en tant qu’acteur stratégique. La lutte porte sur ses valeurs mêmes et oppose notamment le modèle de démocratie ouverte à celui de l’autoritarisme russe ou du totalitarisme chinois. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le political warfare

Ainsi, après avoir tout fait pour contrer la stratégie nucléaire civile de la France, les Allemands découvrent-ils un peu tard leur dépendance énergétique structurelle au gaz russe qui constitue 60 % de leurs importations. Structurellement dépendant des Etats-Unis pour assurer leur sécurité militaire, ils ont de surcroît développé un pacifisme culturel qui ne permet pas à sa société de prendre les résolutions fortes qui s’imposent en cas de crise comme aujourd’hui. Leurs marges de manœuvre sont réduites comme peau de chagrin. « it’s the strategy, stupid ! » 

La GMS ne connaît pas d’alliés inconditionnels mais des acteurs. Les Etats-Unis profitent ainsi de la crise ukrainienne pour renforcer leur influence structurelle en l’Europe. La menace militaire russe, à laquelle ils sont aujourd’hui les seuls capables de s’opposer de manière crédible, leur permet de relancer l’idée d’un bloc libéral occidental dont ils seraient le centre et le leader naturel.

A l’inverse, Paris a cherché à mettre en avant une politique étrangère et de défense européenne autonome, ne séparant pas la démocratie du multilatéralisme et de la souveraineté.

De leur côté, les Russes se trouvent paradoxalement d’accord avec Washington sur un point qui est de marginaliser les Européens, réduits à un enjeu. 

L’agression russe ne marque donc pas l’aboutissement de la crise ukrainienne. Elle est une péripétie sanglante d’un grand jeu aux multiples visages beaucoup plus large appelé à durer. Le XXe siècle a vu se fondre progressivement la distinction entre combattants et non-combattants ; le XXIe est celui de la fusion entre domaines militaires et non militaires dans un cadre de compétition globale et totale.

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