Islam : quelle réforme veut-on ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Lislam n'a cessé de se réinventer et de se remettre en question à travers la voix de penseurs.
Lislam n'a cessé de se réinventer et de se remettre en question à travers la voix de penseurs.
©Reuters

Bonnes feuilles

L'idée de "réformer l'islam", comme si l'islam avait toujours été figé, revient souvent. Malek Chebel rappelle pourtant que l'islam n'a cessé de se réinventer et de se remettre en question à travers la voix de penseurs, de théologiens et de mystiques qui se sont heurtés à l'establishment clérical et politique. Extrait de "Changer l'Islam, Dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours"(1/2).

Malek Chebel

Malek Chebel

Malek Chebel est anthropologue des religions et philosophe. Penseur d'un islam modéré et intégré dans la République, il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages sur la civilisation islamique, il a publié très récemment l'ouvrage Vivre Ensemble avec Christian Godin, qui renouvelle le genre du dialogue philosophique, édité chez les Editions First. Il est l'auteur de Changer l'islam : dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours.

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Le mot islah°, « réforme », est sur toutes les lèvres, mais chacun lui donne une surface, une densité et même un sens différents. Nombreux sont ceux qui estiment que la réforme de l’islam, au sens immédiat de « re-former » ou de « restaurer » – au sens où Spinoza employait le terme dans son Traité de la réforme de l’entendement (Tractatus de Intellectus Emendatione) –, était déjà engagée dès la première moitié du XIXe siècle, que ce soit au plus haut niveau du Califat ottoman, avec les Tanzimat (« réorganisations ») ou dans l’Egypte de Muhammad ‘Ali qui cherchait à s’émanciper de la tutelle turque. Mais toujours un doute demeure sur le sens du mot « réforme », emprunté à l’Europe chrétienne, et plus spécialement protestante. Or la Réforme luthérienne n’est pas un progressisme, mais bien une quête de la pureté des origines, même si elle dénonçait les abus des autorités ecclésiales et si elle a bel et bien abouti, selon la célèbre thèse de Max Weber, à donner naissance à la modernité occidentale et libérale. Le mot « réforme » est donc trompeur chaque fois que sa sémiologie demeure imprécise ou que l’on reste vague sur les contenus à réformer précisément : contenus religieux et doctrinaux, contenus liés aux attitudes et à la croyance ? Réformer la foi (ibada) ou seulement la pratique (mu’amala) ? Etc. Ce double mouvement qui a d’une part poussé les premiers réformateurs, au nom des valeurs morales du « vrai islam », à s’opposer au modèle occidental, et d’autre part incité des dirigeants plus pragmatiques et moins soucieux de rigueur religieuse comme Muhammad ‘Ali en Egypte et Mustafa Kemal en Turquie, à puiser abondamment dans les valeurs de progrès occidental ont fi ni par brouiller l’image de la Nahda.

Une réforme venue de l’islam lui- même saura- t-elle transformer cette religion autant qu’a pu le faire la Réforme protestante pour le monde occidental ? Est- il nécessaire, après tout, que la réforme entraîne une rupture spectaculaire entre l’ancien et le nouveau ? Ne pourrait- on pas envisager une mutation lente et graduelle au terme de laquelle les structures anciennes reflueraient en donnant peu à peu naissance à de nouvelles pratiques ? En somme, faut- il faire table rase du passé pour être plus moderne ?

On pourrait encore demander : pourquoi réformer ? Les mosquées sont pleines ! Tandis que d’autres continuent de s’interroger : y a-t-il, sinon dans l’islam en soi, du moins dans l’islam actuel, quelque chose d’unique qui le rendrait imperméable à toute tentative de réforme ? Enfin, et ce n’est pas la moindre des problématiques : qui a aujourd’hui autorité pour mener une telle réforme et quel est le moment idéal pour cela ?

Le retard abyssal pris par la culture arabo- musulmane rend plus pressante chaque jour la nécessité de relever le défi de la modernité. On l’a vu, l’islam a toujours su suffisamment se transformer pour intégrer de nouvelles sensibilités et il n’y a pas de raison pour qu’il n’en soit pas de même aujourd’hui, d’autant que les musulmans sont désormais au cœur même de la globalisation. Mettre en doute la capacité de l’islam à se réformer ainsi que la nécessité morale et historique de cette réforme, c’est se voiler la face devant l’urgence qu’impose le délabrement actuel, dans le monde musulman, du droit des personnes, de la mixité sociale et sexuelle, de la paix sous toutes ses acceptions, du dialogue entre les civilisations et de la cohabitation avec les autres doctrines religieuses, politiques et culturelles. Comment comprendre que cette religion, qui est aussi culture et vision du monde, ait pu se laisser accaparer par une sorte de vacuité doctrinale et une violence au nom de Dieu ? Ne pas se résoudre à cela, ce n’est pas attaquer l’islam et la sharia, mais au contraire vouloir les sauver de l’ignominie à laquelle les condamnent les extrémistes de tous bords. Il ne devrait pas paraître révolutionnaire, radical ou antimusulman que d’affirmer clairement que la polygamie est historiquement dépassée, tout comme la lapidation ne saurait être tenue pour une marque de foi, pas plus que l’inégalité des sexes face à l’héritage. Pourquoi les théologiens hésitent- ils à rendre caduque la répudiation, alors même que, dans nombre de pays musulmans, la législation y a renoncé au profit du divorce, y compris par consentement mutuel ? Que dire aussi de l’héritage inégal savamment entretenu depuis quatorze siècles entre garçons et filles, entre frères et sœurs, alors même que la famille nucléaire est devenue la règle dans les grandes villes, et que les femmes ont acquis des statuts qui leur permettent de générer de la richesse et donc de transmettre ? Et comment

ne pas être amer quand on observe que, partout dans le monde musulman, on se glorifie de ce que le Coran a représenté à son époque une amélioration formidable du statut de la femme, cependant que les seuls et vrais ferments des progrès réalisés par les femmes dans la défense de leurs droits depuis de longs siècles résident dans la confrontation avec les autres cultures, en particulier l’Occident.

Il est clair que les confrontations sociales de demain seront infiniment plus tendues que celles d’aujourd’hui ; et elles seront dues directement au déficit de représentativité des femmes dans tous les organes du pouvoir politique, à l’absence de la femme dans le domaine de la théologie (et sa marginalisation spontanée et active), et surtout à l’infantilisation structurelle du sujet féminin – voile ou pas voile, mariage forcé et mariage avec des jeunes filles à peine nubiles, héritage honteusement inégal, aucune perspective dans le domaine de l’emploi et de l’éducation, cordon vertueux et fallacieux autour de la chasteté féminine comme un bien stratégique de la nation, excision systématique dans certains pays.

C’est pour toutes ces raisons, qui ont toute l’urgence du réel, qu’on ne peut qu’affirmer et affirmer encore que l’islam doit se réformer. L’historien, le sociologue ou le théologien ne peuvent se réserver le privilège d’en juger : chaque musulman, chaque être humain n’a besoin que de sa propre intelligence pour le constater.

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Extrait de Changer l'Islam, Dictionnaire des réformateurs musulmans des origines à nos jours, aux éditions Albin Michel, p.16

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