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Irak, Syrie, Algérie, Afghanistan, Palestine :  le “Grand Satan” occidental responsable de tous les maux ?
©Reuters

Ne croyez pas tout ce qu'on vous dit...

L'image de l'Occident comme principal facteur de guerre dans le monde est largement inscrite dans les opinions publiques arabo-musulmanes, mais également parmi certains courants de pensée comme les communistes ou la droite nationaliste de nos sociétés occidentales. Une vision qui contredit la réalité du terrain, puisque l'essentiel des morts causés par les conflits de ces dernières décennies au Moyen-Orient, mais aussi en Afrique, est imputable aux acteurs locaux.

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : Dans la nuit du 18 au 19 juillet, les bombardements de la coalition anti-EI auraient fait, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme (OSDH), 56 morts civils, dont 11 enfants. Cette "bavure" a suscité de vives réactions sur la Toile contre les Occidentaux, notamment à travers le #PrayForSyria. Quelle part de responsabilité incombe véritablement aux Occidentaux dans le nombre de morts civils causés par le conflit syrien depuis ses débuts ?

Guillaume Lagane : Aujourd'hui, nous sommes quasiment à 300 000 morts, principalement civils pour le conflit syrien. Sur ce chiffre, selon l’OSDH, environ 500 morts sont imputables à des "bavures" occidentales dans le cadre de la campagne aérienne contre l'Etat islmaique (EI) commencée en 2014. L'immense majorité des morts de ce conflit, depuis son début en 2011, est donc attribuable aux acteurs locaux, et en particulier au régime syrien.

Il faut remettre les critiques de l'opposition syrienne, à l'origine du hashtag que vous mentionnez, dans leur contexte. Tactiquement, si elle soutient la campagne contre l’EI, elle aurait préféré voir les Etats-Unis intervenir en 2013 contre Bachar al-Assad, quand il a utilisé des armes chimiques. Elle critique aussi l’inefficacité de la campagne aérienne, qui s’appuie plus sur les Kurdes que sur les sunnites arabes. Enfin, il existe une sensibilité particulière liée au fait que bon nombre de civils en Syrie sont morts dans les bombardements opérés par le régime, qui conserve, avec l’appui de la Russie, la maîtrise totale de l'espace aérien.

Il ne faut pourtant pas croire que les bombardements aériens fassent nécessairement plus de morts civils, de bavures, que les attaques au sol. Toute action militaire porte en elle la possibilité d'une erreur pouvant aboutir à la mort de civils. Dans le cas des frappes aériennes, cette possibilité est d'autant plus grande qu'elles sont menées, pour la plupart, à haute altitude. Pour prendre un exemple, si les morts de civils sont si nombreuses au Yémen depuis l'intervention saoudienne l'année dernière (3 000 civils sur 10 000 morts au total), c'est précisément parce que les avions saoudiens, et ceux de leurs alliés - pour éviter que leurs appareils ne soient abattus – opèrent à très haute altitude, ce qui réduit la précision. Pour ce qui est des combats au sol, là aussi, l'erreur est possible. Tsahal, lors de ses incursions dans la bande de Gaza, a multiplié les bavures, sans qu’on sache précisément si elles résultent d’un usage excessif de la force ou d’une prudence extrême face à un Hamas prompt à utiliser des "boucliers humains".

L'image de l'Occident a pu se dégrader aux yeux de certaines populations ces dernières années en raison de son "interventionnisme" et des morts causés par ces fameuses "bavures". Si l'on considère certains grands conflits majeurs de ces dernières décennies (Libye, Irak, Afghanistan, mais aussi le conflit israélo-palestinien et la guerre d'indépendance d'Algérie), avec le recul et par rapport aux acteurs locaux impliqués dans ces conflits, comment juger la dite "responsabilité" des Occidentaux dans le nombre de morts de civils pour chacun de ces conflits ? 

Pour ce qui est de la Libye, l’intervention occidentale la plus récente (2011), nous sommes dans une position similaire à celle de la Syrie dans le sens où les Occidentaux ont procédé uniquement à des bombardements aériens, avec leurs alliés arabes. Kadhafi a multiplié les accusations de bombardements meurtriers de l’Otan. Mais pour l'essentiel, les morts du conflit (5 à 10 000) étaient des combattants. En 2012, un rapport de l’Onu a estimé à une soixantaine le nombre de civils tués par des bombardements occidentaux.

Dans le cas irakien, la guerre du Golfe de 1991 a montré l’écrasante supériorité des Occidentaux, qui n’ont pas eu de pertes. Les Irakiens ont perdu entre 20 et 30 000 hommes, pour l’essentiel des militaires, dans des bombardements américains. Pour ce qui est de la guerre de 2003, dans sa phase initiale, les pertes militaires irakiennes ont été assez limitées (peut-être 10 000). En revanche, la stabilisation du pays et les affrontements intercommunautaires ont ensuite provoqué des pertes considérables (au minimum 150 000 morts, 4 500 morts américains), dont une immense majorité de civils. Il faut préciser que, depuis les guerres de décolonisation, la distinction civil/militaire s’efface. Les milices impliquées dans ce conflit sont composées de civils qui jouent d'ailleurs de cette position pour se fondre dans la population. De cette façon, la distinction entre civils combattants et civils non-combattants est parfois difficile à faire.

Quant à l'Afghanistan, il y aurait depuis 2001 environ 20 000 morts civils. L'essentiel de ces morts est dues aux talibans qui ont veulent frapper les esprits et assassinent ceux qu'ils accusaient de "collaborer" avec les Occidentaux. Ces derniers ne sont pas exempts de reproche avec certaines bavures, notamment à l’occasion des frappes de drones opérées dans les zones tribales du Pakistan.

Pour finir sur la guerre d'indépendance d'Algérie, il s’agit d’un conflit très différent des précédents puisqu’il s’agissait, non d’une "intervention" française, mais d’une guerre multidimensionnelle (guerre de décolonisation, guerre entre Algériens, guerre entre le gouvernement français et l’OAS). Son bilan humain est source de controverses : un million de morts pour l’Etat algérien, 300 000 à 400 000 morts pour les historiens, essentiellement  des civils, et pour une grande majorité des musulmans. Toutes ces morts civiles ne sont pas dues à la France. Le FLN a aussi procédé à des exécutions d’Européens, de musulmans profrançais ou de membres d'autres mouvements rebelles comme celui de Messali Hadj. 

En quoi cette perception d'un Occident "Grand Satan" a peu à voir avec la réalité du terrain ? Dans quelle mesure peut-on dire qu'il s'agit d'une vision erronée ? Quelle part de responsabilité attribuer à ceux qui, au sein même des pays occidentaux, défendent une telle vision ? 

Sur un plan quantitatif, ces trente dernières années, l'Occident n'est pas le plus grand massacreur de civils. Il suffit de penser au génocide rwandais, organisé par les acteurs locaux -même si la responsabilité indirecte de la France est parfois invoquée – ou de l’actuel conflit en Syrie.

L’Occident est pourtant, sur le plan technologique, capable de procéder aux frappes les plus meurtrières. Mais, depuis 1945, il ne cesse de s’interroger sur la limitation de l’usage de la force. Lors de la Deuxième Guerre mondiale,, l'Occident n'a pas hésité à procéder à des frappes contre des populations civiles, comme ce fut le cas lors du bombardement de Dresde par les Britanniques ou encore lors du largage de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki. Aujourd'hui, la doctrine est d'éviter au maximum les pertes civiles. De cette doctrine découle l'idée des "frappes chirurgicales", malgré les dommages collatéraux qu'elles peuvent parfois provoquer.

Si je reviens sur la popularité évoquée plus haut du #PrayForSyria, elle s’explique aussi par l’anti-américanisme, très fort au Moyen-Orient. Les Américains sont perçus comme ceux qui tirent les ficelles de la politique régionale. Cette tendance a d'ailleurs été accentuée par les régimes nationalistes arabes, de la Syrie à la Libye, et la théocratie iranienne après 1979. Cela permet de flatter l'anti-américanisme ambiant et de faire oublier les turpitudes de ces régimes. Si l'on considère le conflit syrien, l'Iran, en tant qu'allié de Bachar al-Assad, porte une lourde responsabilité.

Au sein même des sociétés occidentales, il existe des courants de pensée hostiles au projet de la démocratie libérale. Ils utilisent donc l’argument des "crimes de guerre" comme un moyen de disqualifier la politique étrangère de l'Occident. On retrouve traditionnellement ces accusations chez les communistes dès les guerres de Corée (campagne contre "Ridgway la peste") ou du Vietnam, guerres "impérialistes" où, selon eux, seuls les Occidentaux tuent des civils. C’est oublier un peu vite les morts de civils imputables à la Corée du Nord ou au Nord Vietnam.

Un autre groupe, très hostile à l'interventionnisme occidental, est celui de la droite nationaliste, qui reprend d'ailleurs une bonne partie de l'argumentaire de la gauche marxiste. Jean-Marie Le Pen, par exemple, soutenait Saddam Hussein contre les Etats-Unis. Ces deux courants ont aujourd’hui  tendance à se rejoindre sur le refus de l’interventionnisme occidental, accusé de tous les maux, et sur le soutien aux régimes autoritaires, comme la Russie de Poutine, oubliant un peu vite les pertes civiles lors de la reconquête de la Tchétchénie par Moscou (entre 25 et 150 000 morts civils, pour une République d’un million d’habitants).

Propos recueillis par Thomas Sila

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