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Invisibles ? Mon œil ! Pourquoi les autres nous scrutent beaucoup plus que ce que nous croyons
©Pixabay

Au centre du jeu

Des scientifiques de l'Université de Yale ont étudié les regards que des jeunes peuvent avoir les uns entre les autres en les interrogeant à la sortie d'un self. Si nous regardons beaucoup les autres, les autres nous regardent également mais nous ne le savons pas.

Pascal Neveu

Pascal Neveu

Pascal Neveu est directeur de l'Institut Français de la Psychanalyse Active (IFPA) et secrétaire général du Conseil Supérieur de la Psychanalyse Active (CSDPA). Il est responsable national de la cellule de soutien psychologique au sein de l’Œuvre des Pupilles Orphelins des Sapeurs-Pompiers de France (ODP).

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Atlantico : Des chercheurs de l’université de Yale ont réalisé des travaux sur le regard parmi des étudiants sortant d'un réfectoire. Ils déclarent regarder les autres sans avoir une idée s'ils sont regardés. Pourtant, ils sont bien regardés, voir plus que ce qu'ils imaginent. Quelle est l'importance d'observer et de se savoir observé ? 

Pascal NeveuLa question du regard est fondamentale chez l’être humain. Car le regard nous renvoie au ressenti essentiel d’existence. Observer, se sentir observer, se voir observer, s’imaginer être observé… nous rassure et nous dit que nous sommes vivants. D’ailleurs des études menées auprès de sans domiciles fixes, dormant et mendiant dans la rue, montrent que leur état psychologique se détériore avec le temps. En effet, les gens ne les regardant plus, fuyant leur regard… provoquent un sentiment de déshumanisation, de non-être. Tout cela s’explique par les étapes de notre développement. Lorsqu’un enfant naît, il n’a pas conscience de son Moi propre. C’est ce que nous appelons la phase de non différenciation entre lui et sa mère : la mère et le bébé ne sont qu’un (c’est la dyade mère/nourrisson, continuité de la matrice utérine). Le développement dans un environnement composé d’interactions diverses et multiples (positives, angoissantes, éveillantes…) fait que le nouveau-né va, au fil des mois, commencer à appréhender et construire son Moi. C’est en 1931 qu’Henry Wallon décrit le fameux stade du miroir. C’est seulement à partir de 7-9 mois que l’enfant peut enfin se reconnaître dans un miroir, unifier son corps, se différencier de l’autre et devenir un sujet, le futur "Je" qu’il prononcera. Auparavant, comme le dit Lacan "J’ai été pensé, nommé et dit avant que d’être", autrement dit, c’est à travers le regard de l’autre qu’est d’abord liée notre prime existence. Nous sommes donc structurellement amenés à vivre une relation au sens visuel majeur. Mais c’est avant tout le socle existentiel qui l’emporte : il nous faut regarder l’autre en priorité, afin de nous reconnaître comme un être à part entière… Cette étude est intéressante car tout comme le regard est social, le repas est également un acte social. Cela nous rappelle le sein nourricier où mère et bébé se regardent, se reconnaissent, et se parlent, se sourient… Un bébé est capable d’identifier et regarder sa mère, qui n’est pas celle lui donnant le biberon, placée à distance… et la suivre du regard. N’oublions pas le rôle de la communication non verbale. N’oublions pas non plus l’héritage ancestral où pour survivre, il fallait observer et maîtriser son environnement hostile, afin d’agir en conséquence. Pour autant, se savoir observé relève d’une position plus paranoïde… nous renvoyant au regard des parents qui forgent un idéal du Moi, plus précisément la façon dont nous devons être… donc en opposition avec la façon dont nous souhaitons laisser exprimer notre Moi naissant. Se savoir observé n’est donc pas la "position" la plus facile à vivre, sauf dans certains cas narcissiques.

Comment interpréter ces regard ? En quoi le fait d'être regardé confère un sentiment de puissance ? 

Être regardé confère ce fameux sentiment d’existence. Ce sont les paroles des parents face au miroir : "Regarde… c’est toi !" Mais ce jour où l’enfant se regarde seul dans le miroir, une angoisse le saisit : l’absence du regard de l’autre, des parents. Pour exister, il faut un autre ! C’est le "Je suis un autre" de Rimbaud. C’est à cet instant que la fonction regard mène à ces mécanismes inconscients :

-       le besoin du regard de l’autre afin de se reconnaître

-       être ou désir d’être ? (le fameux "To be or not to be ?")

-       s’identifier et/ou se projeter en l’autre : j’imagine et fantasme l’autre

-       ce que l’autre veut voir en moi et que je lui donne à voir

Autrement dit, le Je devient un jeu… d’autant plus que le développement de son propre Moi passe par une phase de reconnaissance narcissique, auto-érotique. "Je jouis qu’on me regarde comme un être désiré". C’est une des bases de la reconnaissance suprême : le charisme ! Mettons-nous à la place de nombreuses personnes en soif de compensation narcissique (le fameux 1/4h de célébrité), ou de "stars" (les étoiles… qui brillent dans les yeux… qui illuminent…). Cette quête d’être reconnu… et ce jour où plus personne ne se retourne vers vous, provoquant un effondrement psychique. Ce sentiment de puissance n’est rien d’autre qu’une mise en contact avec notre Moi profond. Il suffit d’observer les performances d’enfants ou adolescents placés en situation de performance (sportive, intellectuelle, artistique…) en présence ou absence de parents ou proches bienveillants. De même lorsqu’il y a un enjeu de séduction affective. Les scores obtenus sont meilleurs que celles et ceux "délaissés" par le regard.

Qu'est-ce que le fait de regarder les autre dit des personnes qui regardent ? Quelle est la limite entre sain et malsain ? 

Le sens visuel est une des voies sensorielles primordiale des relations interhumaines. Notre cerveau perçoit très rapidement non seulement des détails morphologiques mais aussi comportementaux, qui sont traités, et nous indiquent de nombreuses données : confiance/méfiance, attirance/rejet, domination/soumission… Nous avons intrinsèquement besoin d’anticiper et gérer nos interactions. Mais cette question nous renvoie bien évidemment au voyeurisme et à l’exhibitionnisme. Plaçons-nous quelques instants en situation. Il est amusant d’observer, de "regarder" les gens dans les transports en commun (métro, bus). Les gens se regardent indirectement… via les vitres/miroirs. Et placez quelques personnes dans un ascenseur… qui devient un lieu intime, proximal… avec très souvent un miroir… les gens baissent les yeux, fuient les regards. Car nous en revenons à qui nous sommes. Repensons à l’enfant qui ne se reconnaît pas dans un miroir les premiers mois. Regarder l’autre n’est qu’une projection de nos désirs avoués ou refoulés, de nos insatisfactions ou non… C’est "Fenêtre sur cour" d’Hitchcock ! Classé 33ème meilleur film dans le répertoire mondial. C’est aussi le fantasme de la scène primitive… le secret de notre conception, exploité dans les films X et les publicités. Mais c’est aussi les regards sur les plages, l’été… Nombre de films thrillers exploitent le registre des yeux qui épient, des caméras de surveillance… Le regard est désir d’exister, désir de l’autre, fantasmes du Je et du Tu. Regarder l’autre n’est pas malsain… puisqu’il contribue au lien social. C’est la façon dont, à travers le regard, on imagine, on pense, on fantasme l’autre… qui est à interroger. D’où la gêne si les regards se croisent ! Car être surpris dans ses propres pensées se révèle alors insupportable.

Que recherche celle ou celui qui regarde ?

-       une simple observation comportementale ?

-       un désir de contrôle, de surveillance ?

-       une recherche de contact avoué/inavoué ?

-       la projection sur autrui de ce qui n’est pas vécu ?

-       …

L’autre me dit qui je suis et qui je ne suis pas… Le sain, c’est faire quelque chose de constructif à travers ce regard révélateur de notre Moi, quelque chose de vivant. Le malsain, c’est rester en retrait et en non vie de notre "étant"… Le regard porter à l’autre invite à un dialogue intérieur… mais aussi à rencontrer et dialoguer avec celle/celui qu’on observe. Car on peut penser que la personne choisie est bien en lien avec ce Moi à continuer à construire.

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