Interview fleuve de Poutine dans Bild : Vladimir à la reconquête des opinions européennes sans changer ses positions<!-- --> | Atlantico.fr
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Vladimir Poutine a accordé une interview fleuve dans le magazine allemand Bild.
Vladimir Poutine a accordé une interview fleuve dans le magazine allemand Bild.
©Reuters

Opération séduction

Vladimir Poutine a accordé le 5 janvier une interview au journal allemand Bild. Il y aborde toutes les questions d'actualité tant sur la lutte contre le terrorisme, la Syrie, que sur l'OTAN et les relations Russie-Europe. Tout en campant sur ses positions traditionnelles, il tente de justifier sa politique auprès des Européens dans l'espoir de les rassurer et de redorer son image à un moment qui lui semble opportun.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Quelles sont vos impressions générales ? Pourquoi avoir choisir ce moment particulier et dans ce journal ?

Alexandre Del Valle : De manière générale, il n'y a rien d'original dans cette interview. Les sujets que Vladimir Poutine développe sont des évidences. Il justifie la politique russe. 

Notons que la dernière interview qu'il a octroyée au journal Bild était en 2005, soit il y a dix ans. Poutine n'accepte pas souvent de s’exprimer ainsi dans des médias occidentaux. Il semble avoir parfaitement bien choisi le moment et le journal. Après l'opération en Syrie - qui a été beaucoup plus populaire que celle en Crimée en Europe - une grande partie de l'opinion occidentale a considéré que Poutine avait réalisé un coup de maître face au terrorisme, en privilégiant l'ennemi islamiste avant tout. Cette interview intervient donc comme une clarification, pour justifier les positions traditionnelles russes et pour rassurer l'opinion publique occidentale dans un contexte diplomatique et stratégique plus favorable. Il s'adresse directement aux populations européennes - le journal Bild étant réputé pour son très grand tirage. Maintenant que la Russie a une image plus positive dans l’opinion occidentale, comparée à il y a un an et demi ou deux, - rappelez-vous l'image que la Russie avait auprès des Européens suite à l'affaire de la Crimée - qu'elle a réussi à redorer son blason en se montrant comme la championne de la lutte contre l’islamisme radical et le terrorisme, le moment lui semble opportun pour partager son message et justifier a posteriori sa vision géopolitique dont le fond est très clair.

Justement, dès sa première réponse, Poutine met en avant l'échec partagé de l'Occident et de la Russie. Au coeur de tous les maux, il place la division européenne, source de malentendus et donc de tension. Quelle est la responsabilité de chacun dans la construction européenne et comment Poutine Vladimir l’analyse-t-il ?

Poutine souligne à juste titre l’échec partagé de l’Occident et de la Russie. La division européenne est un véritable problème pour tous : Européens comme Russes n'ont en effet pas réussi à bâtir cette "maison commune" européenne qu'évoquait Mikhaïl Gorbatchev par exemple à la fin de l’URSS et de la Guerre froide. La Russie aurait réellement souhaité construire cette "maison", sans forcément adhérer à l'UE, mais dans l'idée de bâtir quelque chose de commun. Or, il s'agit d'un échec total, et les responsabilités sont partagées.

Du côté des deux protagonistes subsistent des mentalités, formatages et réflexes de guerre froide. En Occident, les pays de l'OTAN considèrent toujours les Russes comme des véritables ennemis bolcheviks mélangés à des néo-tsaristes orthodoxes impériaux. Côté russe, l'Union européenne est perçue essentiellement comme une province d’un empire américain, et les Russes craignent un "complot occidental atlantiste". Des deux côtés, des exagérations et caricatures (mais aussi des vérités) perdurent, qui sont largement héritées du monde bipolaire de la guerre froide.

La Russie n'est pas exempte de tout soupçon. Néanmoins, il est vrai qu'en regardant avec rétrospective, dans les années 1980-90 une nouvelle Russie qui se désolidarise de l'Union soviétique a émergé avec une volonté réelle d'adhérer à toutes les organisations occidentales et à se rapprocher même de l'OTAN. En 1997, le conseil OTAN-Russie est édifié avec cette même volonté de partenariat pan-occidental ou euro-russo-occidental. En 1999-2000, lors de l'ascension de Poutine, celui-ci est connu non pas seulement pour son passé de modeste ex-fonctionnaire du KGB, mais surtout pour appartenir au "clan des Libéraux pro-occidentaux" dits de Saint-Petersbourg (autour de l’ex maire de la ville Anatoli Sobtchak). Malgré cet occidentalisme tant de Poutine que de son prédécesseur et parrain Boris Eltsine, la Russie n’a pas été payée de retour et elle attendu très longtemps avant d'intégrer le G8 et l’Organisation Mondiale du Commerce, alors que d'autres Etats moins démocratiques tels que la Chine y sont rentrés plus rapidement. De ce point de vue, le pays a subi un traitement de défaveur incontestable. La Russie a systématiquement été dépeinte de façon caricaturale. Quoiqu'elle fasse, qu’elle soit pro-occidentale au temps de Boris Eltsine, ou plus méfiante au temps de Poutine II (depuis 2005) : e pays des Tsars et des Soviets est toujours perçu comme étant dangereux.

Vladimir Poutine s'en prend violemment aux Etats-Unis et à l'OTAN, qui s'étaient "engagés à ne pas s'étendre vers l'Est". Il estime que l'OTAN devrait refuser les candidatures d'anciens pays soviétiques, et que cela n'a pas été fait par manque de volonté politique. Enfin, il critique l'attitude des Etats-Unis qui s'arment contre des ennemis qui n'existent plus (l'Iran, et le bouclier anti-nucléaire) et convoitent le trône de l'Europe. A travers ces attaques, quelle analyse peut-on faire de la vision des Etats-Unis par Vladimir Poutine, mais surtout de la responsabilité qu’il leurs fait porter quant aux relations russo-européennes ? 

Les Américains n'ont aucun intérêt à favoriser une union du Continent européen et une intégration pleine et sereine de la Russie au sein des institutions occidentales. Le fondement de l'OTAN consiste depuis sa création à séparer l'Union européenne de la Russie, afin de régner sur l'UE. La condition est donc d'affaiblir la Russie et de la couper de l'Occident. 

Une Union européenne qui s'appuierait sur la Russie serait une des plus grandes craintes des stratèges américains de l'OTAN, car elle aurait ainsi le pouvoir de l'indépendance. L'OTAN entretien et nourri le mythe d'une Russie qui défierait l'Occident.

N'oublions pas que, comme je l’expliquais précédemment, Poutine a voulu rentrer dans ces institutions occidentales avant de devenir anti-occidental. L'occident a rejeté l'intégration de la Russie souveraine qui ne voulait pas se soumettre à l'atlantisme et à sa philosophie universaliste mondialiste.

En outre, l'extension de l'Union européenne et de l'OTAN vers les anciens satellites de l'ex-union soviétique a été considérée comme une atteinte aux intérêts stratégiques immédiats de la Russie dans "son étranger proche". L'OTAN et l'Union européenne ont violé l'accord tacite qui consistait à ne pas s'étendre au-delà d'une certaine limite vers l'Est.  Les Européens et les Atlantistes le savaient pertinemment. Etendre l'UE et l'OTAN à des pays tels que l'Ukraine ou la Géorgie était la ligne rouge à ne pas dépasser et cela s'est soldé par des conflits. Cette extension indéfinie de l'Occident vers "l'étranger proche" russe est une source de tensions. Pourtant, nous savions depuis les années 1990 qu'il existait une ligne à ne pas franchir.

Les Russes considèrent donc à juste titre de leur point de vue l'OTAN comme un empire mondialiste et hégémonique menaçant qui se développe et s’étend au détriment de ses voisins de l’Europe orientale. In fine, qui est le patron et le véritable décideur de la stratégie des buts de guerre, des objectifs et des valeurs de l'OTAN ? Les Etats-Unis.

Aux yeux du président Russe, le terrorisme est le nouvel ennemi commun de la Russie et de l'Ouest. Pour autant, l'implication des deux factions sur ce dossier est-elle la même ? Jusqu'où Vladimir Poutine peut-il regretter notre manque d'action ?

Rappelons que Poutine a accédé au pouvoir dans un contexte terroriste. Dès 2000, il proposa des bombardements communs avec l’Occident -  avant même le 11 septembre - contre les terroristes pachtounes talibans d’Afghanistan et leurs alliés d’Al-Qaïda. Les Occidentaux et surtout Washington refusèrent. C’est seulement à partir de la guerre de représailles après le 2001 contre les Talibans qu’ils ont été obligés de collaborer avec les Russes en zone "Af-Pak" à travers l’échange d’informations notamment. Déjà à ce moment, les Occidentaux exprimaient une réticence à l’idée de travailler avec les Russes qu’ils considéraient comme à peine mieux que l’ennemi terroriste. Il a fallu attendre 2015, avec le dossier syrien envenimé et les attentats du Bataclan pour que cette position change légèrement.

La gestion de la Crimée reste un dossier particulièrement sensible : Vladimir Poutine commence par demander ce qu'est la Crimée, avant de s'insurger et de souligner que tout ce qui s'y est passé à été fait dans le respect des principes d'auto-détermination, du droit international et de la démocratie. Il blâme des sanctions européennes géopolitiques, qui font autant de mal à l'Union qu'à la Russie. Peut-on vraiment parler de théâtre de l'absurde, comme le dénonce Vladimir Poutine ?

C'est une vision typiquement russe et qui n'appartient qu'à lui. Il défend son intérêt et demeure certain qu'il existe une opposition idéologique, en matière de droit international, une dualité qui met en concurrence deux notions clefs : l'intangibilité des frontières établies et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. 

L'Occident met en avant l'intangibilité des frontières quand ça l'arrange (Ukraine-Crimée, Géorgie, etc), mais lorsque ce n'est pas le cas, elle est la première à invoquer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (Sud Soudan, Kosovo, Monténégro, etc). C'est de bonne guerre. Chacun utilise le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes lorsque cela coincide avec ses intérêts ou choix géopolitiques.

En l'occurrence, chacun sait que le but des Russes n'était pas de défendre les Criméens, mais de justifier la pérennité de la base russe en Crimée, base menacée par l’éventualité d’une occidentalisation atlantisation de l’Ukraine anti-russe. En envoyant un message de rapprochement avec l'OTAN et l’Occident - ce qui signifiait la fin du renouvellement de la base russe en Crimée -  l’Ukraine nationaliste anti-russe a poussé la Russie à réagir et donc à opérer le rattachement de la Crimée à la "mère patrie" russe afin de préserver sa base. Dès lors que l'Occident à pénétré l'Ukraine et qu'elle a soutenu avec insistance et imprudence le rapprochement de ce pays avec l'OTAN, Moscou s’est senti agressé dans son "étranger proche" par l’empire occidental expansionniste. Ainsi, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes était invoqué comme justification d'un phénomène purement stratégique.

Il s'agit d'ailleurs de la même raison pour laquelle la Russie intervient aujourd’hui en Syrie. Les décideurs russe veulent à tout prix préserver leur base navale dans une autre zone que l’on nomme "mer chaude"., non loin de la Crimée et de la Mer noire d’ailleurs,, la Méditerrannée. Il s'agit d'un accès que l'Occident à toujours chercher à empêcher, et que la Russie veut à tout prix préserver. L’Occident ferait mieux de défendre ses valeurs menacées chez lui et de choisir des alliés moins ambigus que la Turquie ou les monarchies du Golfe qui financent son ennemi (islamisme radical) plutôt que de poursuivre la stratégie du containment et de l’encerclement du Heartland russe comme si la guerre froide n’était pas terminée…

Dans une seconde partie d’interview, le journaliste Nikolaus Blome, rédacteur en chef du journal Bild, interroge le président russe sur son alliance avec Bachar el Assad. Poutine campe sur ses positions tout en répliquant "Savez-vous que nous soutenons les opérations militaires de l'opposition armée contre al-Assad qui combat l’Etat islamique ?" Cherche t-il une nouvelle fois à se justifier auprès des Européens ? De manière plus générale quel message veut-il leur passer à travers ses différentes réponses ?

Par cette phrase parfois contredite par des responsables militaires russes car mal comprise, le président russe a voulu dire que Moscou n’est pas entré dans le conflit syrien pour les beaux yeux de Assad, mais pour défendre les intérêts russes, honorer une alliance déjà ancienne avec un régime ami et mettre fin à la politique pro-islamiste et chaotique des Etats Unis dans le Moyen Orient en empêchant le renversement d’un régime au profit de groupes terroristes comme on l’a vu en Irak ou en Libye. Il a aussi voulu dire que certains groupes kurdes notamment et anti-islamistes opposés à Bachar mais avant tout anti-Daesh et anti-islamistes sont écoutés et aidés par Moscou, ce qui est en effet souvent passé sous silence. 

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