Intervention française en Irak, chronique d’une catastrophe annoncée (ou l’impossibilité de gagner une guerre sans objectifs ni moyens) <!-- --> | Atlantico.fr
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La première patrouille française envoyée en mission au-dessus de l'Irak était composée de deux "Rafale" (ci-dessus en photo) et d'un ravitailleur.
La première patrouille française envoyée en mission au-dessus de l'Irak était composée de deux "Rafale" (ci-dessus en photo) et d'un ravitailleur.
©Reuters

Une guerre c'est une guerre

Le débat, sans vote, à l'Assemblée nationale sur les frappes aériennes françaises en Irak lancées par François Hollande se tiendra ce mercredi 24 septembre. L'occasion peut-être pour le gouvernement de dire que la France est bien rentrée en guerre.

Jean-Vincent Brisset

Jean-Vincent Brisset

Le Général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset est chercheur associé à l’IRIS. Diplômé de l'Ecole supérieure de Guerre aérienne, il a écrit plusieurs ouvrages sur la Chine, et participe à la rubrique défense dans L’Année stratégique.

Il est l'auteur de Manuel de l'outil militaire, aux éditions Armand Colin (avril 2012)

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Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa est agrégé d’Histoire, énarque. Il a longtemps été haut fonctionnaire au ministère de la Défense. Il est l’auteur de nombreux articles dans le Monde diplomatique et de livres.

Parmi ses ouvrages publiés récemment, Docteur Saoud et Mister Djihad : la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite, Robert Laffont, 2016, Le lobby saoudien en France : Comment vendre un pays invendable, Denoël, Vendre la guerre : Le complexe militaro-intellectuel, Editions de l'Aube, 2022.

 

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Atlantico : Les frappes aériennes commencées cette semaine par l'armée française contre l'Etat islamique sont au programme des débats de l'Assemblée nationale ce mercredi 24 septembre. Bien qu'aucun vote ne soit prévu, serait-il bon pour la clarté des discussions ainsi que pour l'efficacité des actions entreprises que des mots soient accolés à la situation ? Sommes-nous effectivement entrés en guerre contre une autre armée ?

Jean-Vincent Brisset : Ce mercredi, le gouvernement va faire une déclaration au Parlement, convoqué par décret en session extraordinaire, sur l'action militaire entreprise par la France en Irak. Cette déclaration se doit d'afficher clairement un certain nombre de choses. Il faut définir les moyens engagés, la durée prévue de l'action, le prix matériel et humain que le pays est prêt à payer. Mais, avant tout, il faut définir le but recherché et prouver que la décision prise par le Chef de l'Etat, chef des Armées, d'engager des forces était une nécessité incontournable et est une priorité absolue dans le cadre de la défense des intérêts de la France et que cette opération est légitime. Il y a déjà eu un enlèvement et diverses déclarations très hostiles -qui risquent d'être traduites en actes- faites par des responsables de l'Etat Islamique et de mouvements qui lui sont proches. De leur côté, plusieurs Ministres ont tenu des discours martiaux et affirmé que la France ne se laisserait pas intimider. Clairement, ceci est une déclaration de guerre contre un mouvement qui, à la différence des entités terroristes combattues par ailleurs, dispose maintenant d'une large implantation territoriale et se présente comme une Nation.   

Pierre Conesa : Certains mots sont acceptés et pourtant n'ont aucune signification. On parle d'Etat islamique et de secte Boko Haram. L'Etat islamique n'en est pas un, mais comme on l'appelle ainsi on considère qu'on est en guerre. Le glissement sémantique donne l'impression que nous sommes en guerre, alors qu'en réalité il s'agit d'une participation à une opération de contre-guérilla. Il faudrait aussi mettre des mots sur l'identité de l'ennemi : personne ne sait ce que recouvre le terme d'Etat islamique. Parle-t-on d'Etat islamique au Mali ? On utilise un terme vague pour ne pas désigner l'ennemi, qui en réalité est le salafisme djihadiste, c'est-à-dire la matrice idéologique de l'Arabie saoudite. Par conséquent, pour ne pas dire qui on défend, on prétend faire la guerre contre quelque chose que l'on a mal défini. La question des mots est importante en ce sens qu'il faut aussi savoir qui sont nos alliés. A ce sujet on se rend compte que l'Arabie saoudite ne fera rien.

Si les premières cibles ont été déterminées au sein de la coalition, l'objectif premier de la participation de la France reste plus obscur. François Hollande a parlé "d'affaiblir" l'EI, quand Barack Obama a employé le terme "détruire". A entrer en guerre sans but défini, à quels risques s'expose-t-on ?

Pierre Conesa : Que veut-on affaiblir ou détruire ? Ce n'est pas un Etat, mais une organisation qui a la prétention d'en organiser un. On ignore quel est son territoire, sa capitale et son typer de gouvernement. En réalité on fait la guerre contre un mouvement sunnite radical qui s'appelle le salafisme djihadiste. On ne le précise pas, parce qu'on ne veut pas démontrer qu'on est en train de faire la guerre à la place des puissances régionales. Celles-ci veulent bien fournir des bases, de l'argent, tout ce qu'on voudra sauf des troupes. Ces opérations peuvent donc nous coûter des vies et de l'argent et nous rapporter de l'argent, ce qui s'appelle du mercenariat. Cette guerre n'a pas de sens car on en ignore l'objectif politique. Dès lors, comme au Mali et en Centrafrique, cette guerre va s'éterniser. Réagir à un acte terroriste par l'émoi et par l'action militaire est la pire des solutions, comme l'a fait George Bush en Afghanistan et en Irak, et comme l'a fait Guy Mollet en 1954. N'oublions pas que ce qui a déclenché la guerre d'Algérie, c'est l'assassinat d'un couple d'instituteurs. La réaction à l'époque est exactement la même que celle de Hollande, consistant à dire que le crime ne restera pas impuni. Résultat : 120 000 hommes sur le terrain, sept ans de guerre et l'indépendance du pays au bout du compte. La force du politique, plutôt que de réagir à l'émoi, devrait être de réagir dans la discrétion et le secret. François Hollande, en décidant de répliquer officiellement, a désigné la France comme ennemi principal des salafistes de France, qui ont toute liberté pour organiser des attentats.

Jean-Vincent Brisset : Tant que les moyens engagés se limiteront à six avions de combat, un ravitailleur et un avion de patrouille maritime et de renseignement et qu'ils ne seront pas employés en dehors de l'Irak, ils ne pourront qu'affaiblir l'EI. Aussi efficaces soient-ils, les moyens engagés par la France constituent une participation qui relève avant tout de l'affichage, alors que les discours des politiques sont beaucoup plus volontaristes. Il semble que la volonté d'aller jusqu'à la destruction de ce mouvement, qui est le but clairement affiché par l'administration américaine, nécessite pour le moins des moyens beaucoup plus importants et l'attaque de cibles situées dans un périmètre plus vaste. D'ailleurs, contrairement à ce qui s'est passé pour la Libye et  la Syrie, le discours officiel ne parle pas "d'amener à la table de négociations". Il paraît donc indispensable, pour tenir un langage cohérent, de parler au moins de "participation à la destruction".   

La France inscrit son action dans le cadre d'une coalition dont, de fait, les Etats-Unis assurent la coordination. Cependant Barack Obama et son état-major ont-ils eux-mêmes donné les signes d'une puissance militaire qui sait où elle va ? Quels éléments font craindre non seulement une inefficacité des opérations miliaires, mais également un enlisement du conflit sur plusieurs années ?

Jean-Vincent Brisset : Toute coalition ne peut s'envisager que dans le cadre d'une coordination. On note d'ailleurs que si des pays arabes sont engagés dans des opérations communes, leurs militaires n'ont pas l'habitude du travail en commun et des procédures standardisées de l'OTAN, ce qui posera des problèmes opérationnels ou imposera de sérieuses limitations. A ce jour, les déclarations du Président américain n'ont pas encore apporté toutes les clarifications que l'on pourrait attendre, tant sur le périmètre de la coalition que sur la place que sur ce qui était demandé à ses membres. Encore une fois, on a l'impression que, tant aux Etats Unis qu'en France et dans bien d'autres pays, ceux qui mettaient en garde contre la montée de fondamentalismes au fonctionnement différent de ceux d'Al Qaida n'ont pas été écoutés. D'où un effet de surprise quand l'armée irakienne s'est débandée et une certaine improvisation. Par ailleurs, les Etats-Unis ont démontré que, s'ils étaient plus capables que n'importe quel autre pays de remporter un succès initial, ils éprouvaient -comme les autres- les pires difficultés à maintenir la paix et à transmettre un pouvoir stable et incontesté aux autorités locales. On note aussi que cette opération, s'ajoutant à d'autres, se place dans un cadre économique très contraint. Le Président a certes promis de sanctuariser le budget de la Défense, mais le coût des nouvelles opérations extérieures s'ajoutera aux existantes. Il est très peu probable que le budget soit abondé en conséquence et cela se traduira donc par une baisse supplémentaire des ressources disponibles.

Pierre Conesa : Pour les Etats-Unis, le problème n'est pas le même, que pour la France, car ils ont moins de 1% de musulmans au sein de leur population. En France, ils forment 6 à 8 % de la population. Deux mois après les bombardements de Gaza, sur lesquels la France n'a rien trouvé à redire, cette dernière se met à bombarder des populations musulmanes. Comment voulez-vous que cela ce mobilise pas les musulmans de France, qui sont à l'écoute de ce qui se passe dans le monde arabo-musulman ? Ce sont des citoyens français, pourquoi ne tient-on pas compte de leur manière de voir, et pourquoi faut-il que nous nous donnions des allures de chef de croisade ?

Au vu des restrictions budgétaires dont la défense française  fait l'objet, notre armée a-t-elle les moyens de mener une vraie guerre en Irak et en Syrie ? Alors que récemment l'incapacité de la France à répondre aux critères de l'OTAN a été pointée du doigt (voir ici), ces opérations vont-elles être structurellement limitées par le facteur budgétaire ?

Pierre Conesa : J'ai rédigé un article sur l'évaluation du coût de la guerre à partir des méthodes de calcul américaines. Pour cela il faut prendre en compte le coût des blessés, des morts, des handicapés, des matériels, de leur remplacement, etc. Les chiffres atteints sont affolants. J'ai effectué le même calcul pour la France en Afghanistan, ce qui m'a permis d'arriver à l'estimation de 2 milliards d'euros environ pour toute la durée de présence sur le terrain. Ceci pour dire que le coût réel est bien supérieur à ce qui apparaît dans les budgets. Nous n'avons pas les moyens de mener une guerre, et il est étonnant que les parlementaires ne se posent pas la question. La machine infernale qui est en marche est classique des socialistes : ne voulant pas paraître faibles, ils sont plus acharnés que la droite  à déclencher des conflits. L'envoi du contingent en Algérie en 1956 est la fait de Guy Mollet, ne l'oublions pas. 

Si le but de cette nouvelle guerre d'Irak est effectivement de "détruire" l'EI, la coalition peut-elle se contenter de frappes aériennes et d'opérations commando, et se reposer sur une  intervention terrestre menée par les puissances régionales ? Ne pas déterminer de but de guerre, est-ce aussi une façon d'éviter d'avoir à se donner les moyens de la gagner ?

Jean-Vincent Brisset : Il ne s'agit plus d'une "Guerre d'Irak", mais bien d'une guerre qui concerne directement toute une région et plusieurs nations, dont l'une, le Kurdistan, n'a pas vraiment d'existence. Le Président Obama, confronté à son opinion publique, a commencé par promettre qu'il n'y aurait pas de troupes américaines au sol. Il commence déjà à revenir sur cette annonce, en envoyant des "conseillers" qui, pour le moment, ne sont pas supposés prendre part aux combats. C'est ainsi que les choses avaient commencé au Vietnam. Les frappes aériennes permettront d'interdire à l'EI l'utilisation de matériels lourds et le contraindront à se réfugier dans la guérilla et l'asymétrie. Mais ses combattants pourront disposer en Syrie d'un sanctuaire où l'on imagine mal les troupes des puissances régionales se déployer sans le faire en coordination avec celles de Bachar El Assad. Si le but de guerre de la coalition est bien de "détruire" l'EI, ce qui est le seul objectif cohérent que l'on puisse imaginer, il faudra un jour ajouter "où qu'il se trouve". Cela imposera alors de tenir un langage de vérité en direction de Damas, mais aussi envers les capitales des puissances régionales qui n'ont pas toujours une politique très claire. Et si le but final est de mettre hors d'état de nuire les différents fondamentalismes, la solution militaire ne suffit pas. Il faut faire le nécessaire, sur le plan sociétal, pour que l'attrait pour le djihad disparaisse.   

Pierre Conesa : On n'a jamais une guerre avec seulement des opérations aériennes, au contraire on provoque beaucoup de dommages collatéraux. La précision n'existe que des les films, mêmes les Israéliens qui ont un grand savoir-faire en la matière n'échappent pas à des bévues. Parmi les armes qui prennent part aux opérations, il y une aviation irakienne. Or celle-ci ne va pas s'embarrasser à faire la part entre les sunnites qui n'on rien demandé à personne et les sunnites qui font partie de l'EI. Ces actions feront automatiquement de ces populations des alliés des djihadistes. Pour lutter contre une guérilla et tenir le terrain, il faut en moyenne dix hommes contre un guérillero. C'est ce qui s'est passé en Algérie : militairement la guerre a été gagnée, mais perdue politiquement. Au prix de combien de déplacements de populations ? Les souffrances générées par la contre-guérilla sont considérables.
Les Etats-Unis pourront se retirer sans trop de casse, mais la France, en faisant ce qu'elle fait aujourd'hui, s'expose à un risque d'attentats beaucoup plus grand. Tout cela pour un conflit qui ne présente selon moi aucun intérêt stratégique pour la France. Ce que nous appelons "coalition" n'est en fait rien de plus qu'une force militaire occidentale. Les autres "membres" ne fournissent aucune force, alors que l'on compte environ 400 avions de combats parmi les plus modernes dans les pays du Golfe. Ils avaient largement de quoi mener les opérations, qui telles qu'elles sont menées seront assimilées à une croisade, et généreront des attentats chez nous.

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