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Guerres commerciales ou monétaires : lesquelles sont les plus “efficaces” ?
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guerres économiques

Un article publié par le site Voxeu.org le 16 août, écrit par les économistes Agnès Bénassy-Quéré, Matthieu Bussière et Pauline Wibaux, explore l'impact que peuvent avoir différentes formes de protectionnisme, entre les dévaluations et la hausse des tarifs douaniers. Les résultats publiés montrent que les tarifs douaniers auraient un impact trois fois plus important que les dévaluations de monnaie

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën

Jean-Marc Siroën est professeur émérite d'économie à l'Université PSL-Dauphine. Il est spécialiste d’économie internationale et a publié de nombreux ouvrages et articles sur la mondialisation. Il est également l'auteur d'un récit romancé (en trois tomes) autour de l'économiste J.M. Keynes : "Mr Keynes et les extravagants". Site : www.jean-marcsiroen.dauphine.fr

 

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Un article publié par le site Voxeu.org le 16 août, écrit par les économistes Agnès Bénassy-Quéré, Matthieu Bussière et Pauline Wibaux, explore l'impact que peuvent avoir différentes formes de protectionnisme, entre les dévaluations et la hausse des tarifs douaniers. Les résultats publiés montrent que les tarifs douaniers auraient un impact trois fois plus important que les dévaluations de monnaie. Comment expliquer de tels résultats, et quelles sont les leçons à en retenir dans le cadre de la guerre commerciale actuelle ? 

A priori, la dépréciation d'une monnaie de 5% d'un pays exportateur -la Chine, par exemple- devrait annuler une augmentation des droits de douane de 5% du pays importateur -les Etats-Unis-. L'effet sur le prix des biens importés serait neutre. L'étude montre que tel ne serait pas le cas et qu'une dépréciation du renminbi beaucoup plus forte -14% plutôt que 5%- serait nécessaire pour annuler l'effet des mesures protectionnistes américaines.

Cet article répond certes aux interrogations légitimes des commentateurs et des responsables politiques qui sous-estiment pourtant souvent la complexité d'une économie mondialisée. L'article ne livre donc pas d'éléments réellement nouveaux et les auteurs eux-mêmes reconnaissent très honnêtement n'être pas en mesure d'expliquer les raisons de l'asymétrie constatée. Mais, en réalité, les deux "instruments" -droits de douane et dépréciation- sont loin d'être parfaitement équivalents.

L'étude économétrique ne peut délivrer que des moyennes sur 110 countries (soit 13 000 relations bilatérales !) entre 1989 et 2013. Il serait alors très hasardeux d'en tirer des conclusions politiques pour tel ou tel cas. De même qu'aucune femme n'a 1,92 enfant, la relation bilatérale Chine-Etats-Unis peut s'écarter plus ou moins fortement de la tendance générale.

Il est également probable qu'une augmentation des droits de douane sera plus intégralement répercutée sur les prix intérieurs qu'une dépréciation de la monnaie du pays exportateur qui peut n'être que passagère. De plus, les droits de douane sont très différenciés entre les produits et le 5% d'augmentation pris en exemple est lui aussi une moyenne. Certains produits seront surtaxés, les autres non. Au contraire, la dépréciation de la monnaie du pays exportateurs touchera de la même façon tous les produits importés par le partenaire, y compris, d'ailleurs, les services (la dépréciation attire les touristes…).

Enfin, les droits de douane bilatéraux américains ne réduisent directement que les importations alors que la dépréciation d'une monnaie agit à la fois comme une subvention aux exportations et comme une taxe sur les importations. Les effets de la dépréciation du renminbi ne se limitent donc pas à compenser, même partiellement, la hausse des droits de douane américains, ils affectent aussi les exportations américaines vers la Chine. Si les effets sur les importations de tel ou tel produit sont moindres en cas de dépréciation qu'en cas de droits, les effets sur la balance courante sont donc potentiellement plus importants d'autant plus que la dépréciation d'une monnaie par rapport au dollar n'est pas seulement de nature bilatérale. Elle affecte le commerce, non seulement avec les Etats-Unis, mais avec le Monde. En effet, si toutes les autres monnaies conservent leur valeur par rapport au dollar, la dépréciation du renminbi de 5% par rapport au dollar, signifie aussi sa dépréciation par rapport à toutes les autres monnaies… La zone euro sera alors autant touchée que les Etats-Unis. Dans ce cas, contrairement aux droits de douane protectionnistes  qui, en violation d'ailleurs des principes de l'OMC, ne frappent que certains pays, la dépréciation d'une monnaie les impactera tous.

Il n'y a donc pas d'équivalence parfaite entre les droits de douane et la manipulation monétaire et il n'est pas très étonnant que l'étude citée n'en trouve pas.

Cependant, selon les conclusions des auteurs, les dévaluations seraient bien plus efficaces pour stabiliser la demande, sans avoir d'impact négatifs à long terme. Dès lors, faut-il s'attendre à toujours plus de dévaluations dans un scénario de poursuite de la guerre commerciale initiée par Washington ? 

Comme nous l'avons vu, les effets d'une dépréciation affectent l'ensemble du commerce alors que les mesures tarifaires n'affectent que des relations bilatérales et pour certains produits seulement. La dépréciation a donc à la fois une origine et des effets macroéconomiques que n'ont pas les politiques protectionnistes classiques.

La dépréciation diminue le volume des importations et favorise les exportations. Elle tend donc à améliorer le solde courant (biens et services) plus ou moins fortement et plus ou moins rapidement selon la sensibilité du commerce aux variations de prix. Comme le déficit a pour contrepartie un excès de demande par rapport à la production du pays, sa réduction doit contribuer, via l'ajustement des prix, à rétablir l'équilibre. C'est du moins ce que défendent les partisans des taux de change flottants, c'est-à-dire déterminés par le marché des changes, quand ils oublient que les mouvements financiers entre pays ont bien plus d'influence sur le cours des monnaies que les flux de biens et services…- Dans les faits, les déficits courants qui devraient être corrigés par la dépréciation de la monnaie nationale cohabitent très bien avec son appréciation. C'est d'ailleurs le cas des Etats-Unis aujourd'hui.

Dans les débats actuels, je ne suis pas certain qu'on ait bien pris conscience du fait que, depuis 1973 et l'abandon définitif du système de Bretton Woods, le cours des grandes monnaies convertibles n'est plus fixé par les États, mais par le marché… Certes, le cours du renminbi, qui n'est que partiellement convertible, reste assez fortement administré mais il n'est pas déconnecté du marché des changes. Dès lors, les pays, Chine incluse, disposent d'instruments limités autant pour déprécier leur monnaie que pour l'apprécier. Certes, ils peuvent intervenir sur le marché des changes en achetant des devises contre leur propre monnaie pour maintenir un cours bas. Ce fut la politique de la Chine au début des années 2000 qui avait alors accumulé près de 4000 milliards de dollars de réserve grâce à des excédents commerciaux eux-mêmes favorisés par la sous-évaluation de la monnaie. Mais depuis 2013, la politique s'est inversée et les interventions sur le marché des changes ont plutôt visé à contrer un marché des changes qui tendait à déprécier le renminbi par rapport au dollar.

La politique monétaire est un instrument plus puissant pour déprécier -ou apprécier- une monnaie que les actions directes sur le marché des changes. Mais elle impacte aussi fortement la croissance. Ainsi, des taux d'intérêt bas favorisent un exode des capitaux investis dans le pays ce qui favorise la chute du cours de la monnaie. Encore faut-il que les autres pays proposent des taux d'intérêt suffisamment plus élevés... C'est ainsi la politique monétaire chinoise jugée trop laxiste qui est aujourd'hui critiquée par l'administration américaine. Toutefois,  cette politique qui affecte toute l'économie et pas seulement le commerce, est plus souvent justifiée par d'autres raisons qu'une "dévaluation compétitive". C'est une arme anti-crise qui vise à relancer une économie ralentie. Les Etats-Unis -et les autres pays industriels- ne s'en sont pas eux-mêmes privés avec des taux d'intérêt longtemps nuls associés à une création de monnaie d'ampleur inédite. Si, ces dernières années, la Chine avait plutôt cherché à limiter la dépréciation de sa monnaie, notamment en puisant dans ses colossales réserves en devises, les mesures protectionnistes prises par l'administration Trump ne peuvent que l'inciter à laisser faire un marché qui pousse à la hausse du dollar et symétriquement à la baisse du renminbi.

Depuis l'abandon des systèmes de change fixes, les monnaies n'ont de prix que relatifs. Ainsi la valeur des monnaies ne s'apprécie plus par rapport à un étalon commun -l'or autrefois, le dollar dans le système de Bretton Woods-, mais par rapport à chacune des monnaies. Le marché des changes est un marché de troc. "Le renminbi se déprécie par rapport au dollar" (approche américaine) est une proposition équivalente à "le dollar s'apprécie par rapport au renminbi" (approche chinoise).

Toutes les monnaies ne peuvent donc pas se déprécier en même temps ce qui, dans un système monétaire très peu coopératif, pourrait conduire à des surenchères, chacune cherchant à se déprécier par rapport aux autres. Concrètement, les politiques monétaires extrêmement accommodantes menées depuis la crise de 2008, risquent alors de se prolonger plus longtemps que prévu et sans doute au-delà du raisonnable tant les risques qui lui sont liés sont élevés. La création excessive de monnaie favorise la formation de "bulles spéculatives" dont l'éclatement provoquerait de nouvelles crises financières.

De fait, c'est l'ensemble des monnaies qui devrait se déprécier par rapport au dollar, mais moins à des fins protectionnistes que comme conséquence de la politique fiscale de l'administration Trump qui conduit à un creusement des déficits "jumeaux", budgétaire et commerciale. Cette politique fiscale qui joue sur la baisse des impôts et l'augmentation des dépenses a certes pour effet de stimuler quasi-immédiatement la croissance américaine, ce qui est électoralement payant. Mais elle conduit à l'appréciation du dollar car elle génère des besoins de financement qui ne peuvent être satisfaits qu'en captant des capitaux étrangers par des taux d'intérêt attractifs, même si la force et la crédibilité du dollar permettent aux Etats-Unis d'emprunter aisément sur les marchés financiers. Ironie de l'économie, ces capitaux seront la contrepartie des excédents allemands ou chinois qui irritent tant le Président américain mais dont il a bien besoin pour financer ses déficits. La remontée des taux d'intérêt américains est donc inévitable ce qui conduira à l'appréciation du dollar et rendra plus probable encore une crise financière que les autorités monétaires -le Federal Reserve System- espéraient écarter par une politique monétaire plus progressivement moins accommodante.  

Au regard de la situation actuelle, des difficultés des pays émergents aux heurts opposants les Etats-Unis, l'Europe et La Chine, quels seraient les moyens les plus efficaces permettant d'obtenir une solution dont chacun pourrait profiter ? 

Les Etats-Unis n'assument plus leur leadership et perturbent même les relations économiques internationales en rejetant les règles qu'ils avaient définies sans perspectives d'en définir de nouvelles. Dès lors, le Monde est dans une impasse que la Chine ou l'Union Européenne pourraient certes tenter de contourner, mais sans grand espoir de succès.

Ni les marchés, ni les États n'ont les moyens de résoudre les déséquilibres sans règles. Les solutions dont chacun pourrait profiter sont des jeux "gagnants-gagnants" qui imposent un système coopératif fait de règles, si possible négociées, qui ne tolère pas les défections mais accepte une certaine inégalité dans la répartition des gains dès lors que celui de chacun est suffisant. Il est intrusif par nature et ne s'impose pas de lui-même. Il se heurte au nationalisme des pays. Pour naitre et vivre ensuite, il lui faut des circonstances exceptionnelles -des crises ou des guerres "chaudes" ou "froides"- ainsi que des gouvernants visionnaires

Le système coopératif et multilatéral mis en place après la seconde guerre mondiale imposait ainsi des règles qui, issues de compromis boiteux et d'un contexte très particulier -la crise des années 30 et la guerre- présentait de sérieuses failles. Mais il avait le mérite d'exister, d'être réformable et d'obliger les dirigeants, fussent-ils ceux de la nation "leader", les Etats-Unis, à prendre en compte les répercussions de leurs actes sur l'économie mondiale. Depuis, le système monétaire de Bretton Woods n'a pas été remplacé et le multilatéralisme commercial, qui s'est renforcé après la chute du mur de Berlin et la création de l'OMC en 1995, s'est étiolé dans les années 2000 au point de laisser aujourd'hui se développer ce qu'elle devait empêcher, le cercle vicieux des représailles et des contre-représailles. Le G20, qui réunit les grands pays développés et émergents, aurait pu prendre le relais et fonder un nouvel ordre économique international, mais, une fois la frayeur de 2008 apaisée, il n'a pas su résister à la tentation d'une nouvelle génération de dirigeants politiques, plus autoritaires et nationalistes, de renouer avec les travers du chacun pour soi et du rapport de force. Or les problèmes qui se posent aujourd'hui, et qui ne se limitent pas à l'économie, imposent des solutions coopératives. Non seulement, aucun pays ne souhaite ou n'est en mesure de jouer le rôle de leader mais beaucoup, à commencer par les Etats-Unis, privilégient un bilatéralisme agressif fondé sur le rapport de force plutôt que sur la reconstruction d'un système multilatéral fondé sur des négociations équilibrées. Si demain, une nouvelle crise financière survenait, et la situation actuelle risque d'y mener, il n'est pas certain que les dirigeants des grands pays auraient la même clairvoyance qu'en 2008 pour éviter qu'une situation grave ne dégénère en catastrophe.

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