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Philippe Charlez publie « Les dessous d'une catastrophe énergétique: Pourra-t-on encore se chauffer demain ? » chez Kiwi Editions.
Philippe Charlez publie « Les dessous d'une catastrophe énergétique: Pourra-t-on encore se chauffer demain ? » chez Kiwi Editions.
©ANDREY GOLOVANOV / AFP

Bonnes feuilles

Philippe Charlez publie « Les dessous d'une catastrophe énergétique: Pourra-t-on encore se chauffer demain ? » chez Kiwi Editions. Crise du gaz, de l’électricité, marché européen et conflit russo-ukrainien, Philippe Charlez décortique le vrai du faux pour expliquer aux Français d’où viennent ces heures sombres et tenter de savoir si l’avenir s’avérera plus radieux. Extrait 2/2.

Philippe Charlez

Philippe Charlez

Philippe Charlez est ingénieur des Mines de l'École Polytechnique de Mons (Belgique) et Docteur en Physique de l'Institut de Physique du Globe de Paris.

Expert internationalement reconnu en énergie, Charlez est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la transition énergétique dont « Croissance, énergie, climat. Dépasser la quadrature du cercle » paru en Octobre 2017 aux Editions De Boek supérieur et « L’utopie de la croissance verte. Les lois de la thermodynamique sociale » paru en octobre 2021 aux Editions JM Laffont.

Philippe Charlez enseigne à Science Po, Dauphine, l’INSEAD, Mines Paris Tech, l’ISSEP et le Centre International de Formation Européenne. Il est éditorialiste régulier pour Valeurs Actuelles, Contrepoints, Atlantico, Causeur et Opinion Internationale.

Il est l’expert en Questions Energétiques de l’Institut Sapiens.

Pour plus d'informations sur l’auteur consultez www.philippecharlez.com et https://www.youtube.com/energychallenge  

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La Russie est une économie de rente s’appuyant principalement sur la vente de gaz et de pétrole et dont le PIB évolue au gré du cours des hydrocarbures. En 2021, le gaz et le pétrole comptaient pour le quart de son PIB et la moitié de ses exportations. Décréter un double embargo sur le pétrole et le gaz pour priver les Russes d’une partie conséquente de leurs revenus apparaissait de premier abord comme le levier le plus efficace pour « provoquer l’effondrement de l’économie russe », avait lancé Bruno Le Maire. Pas aussi simple sur le plan pratique. 

Embargo gazier

Figé sur un territoire, le transport par gazoduc engendre une relation commerciale mono fournisseur et mono client dont aucune des deux parties ne peut, à court terme, se libérer sans dommages collatéraux. Sauf à reconstruire d’autres gazoducs vers d’autres horizons (ce qui prendra plusieurs années), le client est pieds et mains liés à son fournisseur, tandis que ce dernier est dans l’incapacité d’écouler son gaz vers d’autres marchés. Une rupture de contrat est donc douloureuse pour les deux parties : le fournisseur est privé de revenus, tandis que le client est privé de gaz. C’est à cette situation bilatérale sadomasochiste que la Russie et l’Europe sont aujourd’hui confrontées. Personne n’a réellement osé aller jusqu’au bout. Si l’Europe a décrété dès février 2022 un embargo sur le gaz, elle ne l’a jamais appliqué. Quant à Vladimir Poutine, il continue d’exporter du gaz vers l’Europe. Et pour cause : entre février et août 2022, la Russie a engrangé 160 milliards de dollars grâce à ses ventes de gaz au Vieux Continent.

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Dès le déclenchement du conflit russo-ukrainien, une question récurrente est revenue dans les médias : « Peut-on ou pas se passer du gaz russe ? ». En d’autres termes : peut-on trouver ailleurs les 160 milliards de mètres cubes que l’Europe importait de Russie en 2021 ?

Par gazoduc, il existe trois sources alternatives à la Russie : l’Algérie, la Norvège et l’Azerbaïdjan. Premier fournisseur de la France, la Norvège a passé son pic de production gazière en 2017. Elle ne pourra transiter davantage de gaz vers l’Europe par rapport à ses fournitures actuelles. La voie azérie ne fournira pas non plus les volumes escomptés. Elle pose par ailleurs des problèmes à la fois éthiques et géopolitiques. Éthiques par rapport à la guerre fratricide que l’Azerbaïdjan a engagée contre l’Arménie et qui a fait 6500 morts, mais surtout géopolitiques, dans la mesure où, dans ce conflit, l’Arménie est alliée de la Russie, tandis que l’Azerbaïdjan est soutenu par la Turquie, qui n’a jamais reconnu le génocide arménien perpétré par l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale. Transitant des côtes de la mer Caspienne vers l’Europe, le gazoduc (du nom de « TransAnatolian ») traverse la Turquie sur près de 2 000 km, puis la Grèce, avant de se connecter au réseau européen au sud de l’Italie. Remplacer une partie du gaz russe par du gaz azéri ne reviendrait-il pas à s’extirper des mains de Poutine pour se jeter dans les bras d’Erdogan ?

Reste l’Algérie. Principalement produit dans le Nord saharien (la célèbre région d’Hassi Messaoud !), le gaz algérien est transporté vers l’Europe par trois gazoducs traversant la Méditerranée : un vers l’Italie et deux vers l’Espagne. Manque flagrant d’investissements, corruption généralisée dans le secteur des hydrocarbures et à l’échelle de l’État, au cours de la dernière décennie, l’Algérie n’a pas été capable d’accroître significativement sa production gazière. Par ailleurs, sa consommation domestique a été multipliée par 2,5 depuis le début du siècle, ce qui a fortement réduit ses capacités d’exportation. Les routes vers l’Espagne sont aussi régulièrement entravées par le conflit historique entre le Maroc et l’Algérie concernant le Sahara occidental. Ainsi, depuis fin 2021, le gazoduc Maghreb Europe transitant par le Maroc est inopérant, le contrat entre les deux parties n’ayant pas été renouvelé. Parallèlement au différend algéro-marocain, la tension est aussi récemment montée entre Madrid et Alger : afin de résoudre le problème récurrent des migrants à la frontière du Maroc espagnol, l’exécutif ibérique a décidé de soutenir le plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental. Quant à l’Italie, premier client de l’Algérie, elle a accru significativement ses importations de gaz algérien à la suite de la visite de Mario Dragghi à Alger le 18 juillet 2022. Mais ces volumes supplémentaires seront de toute façon marginaux par rapport aux besoins gigantesques. Pas plus que la Norvège ou l’Azerbaïdjan, l’Algérie ne pourra résoudre l’équation gazière européenne.

Le seul substitut crédible au gaz russe est le gaz naturel liquéfié. Transitant sur les océans par des méthaniers, il suffit pour importer du GNL de disposer d’un accès à la mer, d’installations portuaires dédiées et d’équipements de regazéification. De nombreux pays européens disposent de terminaux méthaniers sur la façade atlantique (Portugal, Espagne, France, Belgique, Pays-Bas), baltique (Pologne, Lituanie) et méditerranéenne (Grèce, Italie, Espagne). La France possède quatre terminaux à Fos (2), Dunkerque et Montoir-en-Bretagne. Une fois regazéifié, le gaz peut alors transiter dans le réseau pour alimenter les pays européens ne possédant pas de terminal comme l’Allemagne ou d’accès maritime comme la République tchèque, la Hongrie ou la Slovaquie.

Mais à nouveau, les volumes ne sont pas au rendez-vous : les importations gazières européennes de Russie représentent le tiers de la production mondiale de GNL. Une production provenant principalement du Qatar, du Nigéria, de Malaisie, d’Australie, des États-Unis et, dans une moindre mesure, de Russie. Ce GNL est principalement destiné aux marchés du Sud-est asiatique consommant plus de 70 % de la production mondiale. Rerouter aux forceps vers l’Europe des volumes déjà achetés par la Chine, Taiwan, le Japon et la Corée du Sud engendrerait un combat commercial conduisant à des cours stratosphériques, sans parler des risques géostratégiques que cela engendrerait. Comme pour les gazoducs, les importations additionnelles de GNL vers l’Europe resteront très limitées et ne combleront que très partiellement le déficit d’importation russe. Ne nous laissons pas bercer par le baiser empoisonné de Sleepy Joe prêt à nous offrir (contre forte valorisation – le prix du gaz aux US se vend 12 fois moins cher qu’en Europe) 15 milliards de mètres cubes de GNL, soit 10 % des importations russes.

Si l’Europe ne peut aujourd’hui se passer du gaz russe, à moyen terme, ce dernier pourra… se passer de l’Europe. La Chine représente en effet pour la Russie un débouché majeur pour son gaz. Deux gazoducs sont en construction en vue de relier les champs de Sibérie occidentale à la Chine avec une entrée ouest par la chaîne de l’Altaï (projet de 400 milliards de dollars signé entre Vladimir Poutine et Xi Jinping en 2014 mais ayant pris beaucoup de retard) et une entrée est grâce à un projet gargantuesque appelé « Force de Sibérie » et dont le premier tronçon a été terminé en 2019. Dans un avenir proche, la Russie n’aura plus besoin de l’Europe pour vendre son gaz : de mono-fournisseur et mono-client, le marché deviendra mono-fournisseur et bi-client. L’Europe n’a donc d’autre choix que de rechercher d’autres fournisseurs. À moyen terme, le marché gazier russe est, de toutes les façons, condamné.

Embargo pétrolier

La moitié des exportations de produits pétroliers russes est destinée à l’Union européenne sous forme de pétrole brut mais aussi de produits raffinés. L’autre moitié transite vers l’est et alimente d’anciennes républiques soviétiques ainsi que la Chine dont la dépendance pétrolière atteint aujourd’hui 70 %.

Contrairement au gaz, le pétrole est aisément transportable. Il peut sans aucune contrainte se déplacer par oléoduc, bateau, train ou camion. Pour cette raison, un embargo pétrolier est quasi indolore tant pour le fournisseur qui peut écouler son or noir ailleurs que pour le client qui peut s’approvisionner ailleurs. Un embargo sur le pétrole russe n’aurait de sens que s’il était mondial. Un embargo à l’échelle du G7 et de ses alliés est aussi stupide qu’inefficace.

Qui se rappelle l’inefficacité de l’embargo iranien  ? Le pétrole des Mollahs proscrit en Europe s’écoulait vers l’est au grand bonheur de la Chine qui pouvait négocier des prix attractifs. L’embargo sur le pétrole russe n’est qu’un copié-collé de l’embargo iranien. Le déficit russe est aujourd’hui compensé en Europe par du pétrole en provenance du Moyen-Orient, voire par du pétrole de schiste américain, tandis que le pétrole russe est acheté avec 20 % de rabais par la Chine et l’Inde. Une fois transformé en carburant par les raffineurs indiens ou chinois, ce pétrole russe peut alors sans aucun problème être réexporté vers l’Europe et se retrouver dans le réservoir d’un citoyen français. Ce jeu de chaises musicales impacte finalement autant les Européens payant leur essence au prix fort que les Russes devant concéder des rabais pour écouler leur brut.

Comme pour le gaz dont ils sont le premier dépositaire mondial, les Américains n’importent ni gaz ni pétrole russe. Ils seront les grands gagnants de ces embargos. La décision du G7 de « caper » à 60 dollars le prix du baril russe en refusant d’assurer les affréteurs qui ne se plieraient pas aux règles d’extraterritorialité américaine a peu de chances de remplir son objectif, de même que ses menaces vis-à-vis de l’OPEP, Arabie Saoudite en tête, décidée à aligner ses quotas pour maintenir le prix du baril autour de 100 dollars.

L’embargo pétrolier ainsi que toutes les mesures associées auront donc peu d’effet sur l’économie russe. Ils profiteront principalement aux producteurs pétroliers, tandis que l’Europe en sera l’éternel pigeon programmé.

Extrait du livre de Philippe Charlez, « Les dessous d'une catastrophe énergétique: Pourra-t-on encore se chauffer demain ? », publié chez Kiwi Editions

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