Groenland : le « Paradis Blanc », ou la beauté originelle<!-- --> | Atlantico.fr
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Patrice Franceschi publie "Patrouille au Grand Nord" (Grasset).
Patrice Franceschi publie "Patrouille au Grand Nord" (Grasset).
©Valérie Labadie / DR

Atlantico Litterati

Sébastien Lemoine, jeune officier de marine, annonce à Patrice Franceschi qu’il vient de prendre le commandement du patrouilleur Fulmar et s’apprête à partir en mission vers le cercle arctique. "Patrouille au Grand Nord" (Grasset) est le récit de ces retrouvailles et du périple rare qui va s’ensuivre.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Le narrateur  du récit de Patrice Franceschi prend  la mer au Groenland, convié par son ami le commandant du « Fulmar » à une patrouille d’expédition parmi les glaciers du cercle arctique. Tabulaires géants,  aurores boréales sur îles et îlots, fjords et icebergs créent l’ambiance irréelle de  leurs retrouvailles en cette odyssée  polaire. « Des lambeaux de banquise traînent le long de la côte et d’imposants icebergs sont partout à la dérive. Au loin, de monumentales montagnes  lancent leurs sommets aigus  vers un ciel cendré barbouillé de nuages. Nos cartes disent que les plus hauts  de ces reliefs  avoisinent les deux milles mètres. Entre l’infiniment petit du navire d’expédition et l’immensité  des paysages  polaires, le narrateur  de Patrice Franceschi perçoit  et la splendeur menacée du monde et  l’énigme de sa propre existence.« Les marins ne sont-ils pas ces étranges créatures qui à bord de leurs navires ne rêvent qu’au port qui les attend, et quand ils sont au port ne rêvent qu’à reprendre la mer ? ». La patrouille d’expédition au Grand Nord ? Un rite de passage, une sorte de baptême du feu, un brevet de navigation. Le pied marin, on ne l’avait pas avant d’avoir affronté le cercle polaire. « A bon entendeur ! » mugissait le vent du large...

                                                        Annick GEILLE

Repères

Poète (« Bourlinguer, paragraphes littéraires de Paris), essayiste ( De l’esprit d’aventure),romancier (« Un capitaine sans importance »,  Prix Goncourt de la nouvelle pour  « Première personne du singulier » et marin, Patrice Franceschi a publié un « Dictionnaire amoureux de la Corse ».

« Chez moi en Corse, dans mon village de Pancheraccia, on fête la « Madone » comme tous les 8 septembre. Une tradition bien ancrée, quelque chose de sacré depuis que la Vierge est apparue non loin du village il y a plusieurs siècles à une  jeune bergère égarée qui mourait de soif, prétend la légende. Ce soir, comme toujours, une procession aux flambeaux aura lieu vers la chapelle perdue dans la montagne et une grande messe se déroulera à ciel ouvert. Une fois de plus, je serai absent ».(Patrice Franceschi/Page 171)

Extraits

Mardi 28 août détroit de Belle-Isle

« A 6h 30, réveil en sursaut. Les mouvements du navire n’ont plus rien à voir avec la berceuse d’hier ; nous sommes bousculés comme dans une essoreuse. Je reste un long moment à « écouter » ces mouvements désordonnés. Ils disent tout de l’état de la mer : à l’évidence, nous sommes en train de quitter la protection des côtes de Terre-Neuve et de gagner la haute mer. Dans le demi-sommeil où je me trouve, je me mets à divaguer sur l’existence d’une théorie de la bannette », qui établirait une correspondance absolue entre l’état du monde et les secousses qu’il leur infligerait… Je dois faire un effort considérable pour sortir de ces élucubrations.

Le hublot laisse passer une lumière déchirante : tout est terne dehors. On n’y voit guère à plus de cent mètres ; je resterais bien au chaud mais il faut vivre. J’enfile ma TPB , mes bottes fourrées, monte sur la passerelle.

Purée de pois partout ; l’impression que le Fulmar a été happé par un tourbillon de fumées glacées comme dans un conte nordique empli de trolls.

8 heures : l’appel au réveil retentit dans les haut-parleurs : « Branle-bas, branle-bas ». Comme hier, je m’étonne. Il n’y a eu que ces deux mots répétés un peu platement : rien d’autre. J’ai connu plus stimulant comme réveil militaire ; au moins, le Fulmar ne s’est-il pas soumis à la pratique de certains bâtiments qui font suivre ces mots de « branle-bas »  par une musique pieusement choisie par le chef de quart du moment dans son répertoire personnel ; de manière générale, on a plutôt envie de se rendormir..

On pourrait gloser des heures entières sur la métaphysique du réveil matinal, ce qu’il exprime de notre être et de sa vie intérieure, ce qu’il révèle  d’une époque ou d’une culture- d’une civilisation, pour tout dire. Et, à bord des navires, ce qu’il nous apprend de leurs commandants.

8 h 30 : le soleil est maintenant levé et la lumière diffracte dans le brouillard, nous éblouissant de ses rayons. La mer semble couverte d’une pellicule de nacre et soudain mystérieuse.

9 h : briefing de l’exercice Argus dans le carré. Il s’agit tout de même de travailler un peu…

Sébastien commence par situer l’exercice dans son contexte international : les régions polaires alentour sont en train de prendre une importance stratégique de premier plan ; à la fois parce que les ressources minières du Groenland deviennent accessibles et  excitent de plus en plus les convoitises- à commencer par celles des Chinois- et parce que le réchauffement climatique ouvre peu à peu de nouvelles routes dans ces régions. Or, le Groenland est notoirement démuni d’infrastructures maritimes dignes de ce nom, surtout en termes de sécurité. La France, présente en Amérique du Nord grâce à Saint-Pierre-et-Miquelon, tient à manifester son intérêt pour ces futures routes économiques en renforçant ses liens avec les deux pays directements concernés : Canada et Danemark.

 (P.56)

« Une demi-heure plus tard, nous entrons dans le port ;  un  cargo rouge est amarré sur notre droite, des embarcations de pêcheurs sont à couple un peu partout, très en désordre ; le Fulmar engage sa manœuvre d’accostage vers le quai qui lui a été désigné. A  bord, on s’affaire aux aussières, les ordres fusent en passerelle (P.86)

« Les Groenlandais ont quelques défauts qu’ils gardent par-devers eux, mais reconnaissent à l’occasion ; notamment deux d’entre eux ; ils sont champions toutes catégories pour la consommation effrénée  d’alcool et détiennent la triste médaille d’or des suicides dans le monde ( P.91)

« Cinq baleines surgissent par tribord avant, à cent mètres environ de notre étrave. Le vigies donnent l’alerte, tout le monde se précipite sur le pont : nous assistons à un ballet de de jets d’eau, de souffles rauques, de queues géantes qui surgissent de la mer et replongent en elle. Une sensation de beauté originelle d’avant l’apparition des hommes ; Tanguy court en tous sens, son appareil photo à la main, le bosco crie sa joie, barbe au vent. Un air d’enfance traverse notre bateau de guerre. »

4 septembre- vers le cercle polaire, le long des fjords.

« Au fond du fjord, là où le montagnes rejoignent le ciel, nous devinons bientôt la langue  d‘un immense glacier en forme de S. Il se déverse  dans la mer en provenance de deux vallées, se trouve encadré de reliefs acérés sur sa gauche, et de pics en forme d’aiguilles aussi glacées que vertigineuses sur sa droite. Deux heures durant, le temps de notre approche, ce glacier- le premier que je découvre de toute mon  existence- va grandir  sous nos yeux émerveillés jusqu’à devenir gigantesque ».(P 128)

« Je débouche sur la plage arrière et pour la première fois de ma vie, découvre au -dessus de ma tête la beauté ensorcelante des aurores boréales. Une splendeur parfaite, indescriptible, qui me laisse presque interdit, comme tous ceux de l’équipage qui se bousculent autour de moi :  le ciel est tout entier parcouru d’immenses écharpes vertes et luminescentes qui lentement se déplacent d’un bord à l’autre de la sphère céleste. Je reste un long moment à admirer cette magnificence puis redescends au carré me préparer un café ». ( P.135)

Copyright Patrice Franceschi « Patrouille au Grand Nord » (Grasset) 236 pages/19,50 euros/Toutes Librairies et « La Boutique »

« Lire aussi »

« Les enfants endormis » d’Anthony Passeron (éditions Globe)

Crédit : Jessica Jager

Sélectionné à la fois par le Prix du Premier Roman, le Prix Décembre, le prix des Inrocks, Anthony Passeron a été  finalement distingué par le Prix Wepler -La Poste 2022pour son  premier roman : « Les enfants endormis », l’une des bonnes surprises de cette rentrée littéraire 2022. Le sujet ? Les années Sida. Quand le virus tuait tout un chacun des deux côtés de l’Atlantique.

Anthony Passeron  n’est  pas seulement un  jeune auteur présent dans la presse, les cocktails littéraires, les réseaux : c’est un écrivain. Son premier livre l’atteste assez. L’écriture d‘abord, faussement naturelle car travaillée, et qui cerne le tragique sans pathos. La construction est  travaillée elle aussi, il s’agit  d’un récit  alterné entre la petite histoire ( familiale) et la grande ( les hôpitaux en France et aux États-Unis ;  la Faculté dépassée, larguée, vaincue par le VIH ).Une époque tragique où tant  d’êtres qui nous étaient chers, tant de proches, amis, frères, cousins-et oncles, donc -furent  rayés des listes. Le Sida tuait tous ceux qu’il touchait.  La médecine n’y pouvait rien, ou pas grand-chose. Ce silence des provinces françaises, quand le malade (inguérissable)  était  forcément coupable, maudit, exclu, misérable, puni en somme, pendant que dans les couloirs des hôpitaux, en sortant de certaines chambres, des prêtres se signaient. Les protagonistes ayant vraiment existé  et certains personnages d’Anthony Passeron forment un polaroïd saisissant de cette époque. Comme tout un chacun, nous avons connu et aimé certains  malades ; nous les rencontrions chez des éditeurs,  dans les rédactions,  des salles de théâtre, certaines maisons de couture et  dans les musées. C’était l’époque atroce où,  déjeunant dans un restaurant des Champs-Élysées avec mon ami Jean-Paul Aron, pâle et las, je vis la salle se vider autour de nous, tant  nos voisins de table craignaient de se voir contaminés (CF. « écrivain, épistémologue et historien Jean-Paul Aron était le neveu de Raymond Aron. Agrégé de philosophie, il fut d’abord chercheur au CNRS puis à l’École des hautes études en sciences sociales où il devint directeur d’études à partir de 1977 ; Jean-Paul Aron publia  un essai sur « La sensibilité alimentaire à Paris au XIXe siècle », et « Le Mangeur du XIXe siècle » ( 1973) ;  contre toute répression sexuelle, il publia Le Pénis et la démoralisation de l’Occident ( 1978), rédigeant parallèlement romans et pièces de théâtre . Menant une réflexion sur l’institution littéraire (Qu’est-ce que la culture française ?), il publia en 1984 « Les Modernes », essai autobiographique dans lequel l'auteur évoque 54 épisodes ayant marqué sa vie d’écrivain et l'histoire culturelle de 1945 à 1984.) La dernière fois que j’ai vu Jean-Paul,il somnolait dans sa chambre de l’hôpital Claude Bernard. Une infirmière rabattit la manche de la blouse sur le bras décharné. Pas celui de la perfusion, l’autre, ce bras avec lequel on prenait sa tension. Je savais que depuis peu, Jean-Paul ne se réveillait plus vraiment. Tout le temps endormi, il gémissait parfois.

Les année Sida ? « Une méconnaissance totale du virus », « l’extrême solitude des malades et des familles ». Ce 1er décembre 2022 se trouvant être la Journée mondiale de lutte contre le sida, et même si un bon livre n’a pas besoin de prétexte pour s’attirer de nouveaux lecteurs, offrez-le-vous.

Voici ce qu’en dit l’auteur : « Entre réalité et fiction des allers-retours entre le village et la ville, entre chambre d'hôpital et son appartement, entre la drogue et le sevrage, entre une lente agonie et de brefs moments d'apaisement. Entre la vérité et le déni aussi. Des médecins qui constatent la dégradation progressive de leur patient. Une mère qui affirme que son fils ne souffre pas d'une maladie d'homosexuels et de drogués. Un fils qui dit qu'il ne se drogue plus. À chacun son domaine : aux médecins la science, à ma famille le mensonge. (p.126-127)

AG

Anthony Passeron/ « Les enfants endormis » Prix Wepler-La Poste 2022 (éditions Globe), toutes librairies et « La Boutique ». L’un des meilleurs livres du moment.

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