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Glissements géographique et sociologique en France : la révolte de la classe ouvrière blanche
©PHILIPPE HUGUEN / AFP

Bonnes feuilles

Pour comprendre les bouleversements liés à la crise de 2008 (disparition d'anciens partis, émergence de nouveaux acteurs), il faut arrêter de pérorer sur le contenu idéologique de l'offre politique, mais, au contraire, se concentrer sur la demande des citoyens, qui seuls définissent les clivages de notre débat démocratique. Extrait de "La quadrature des classes" de Thibault Muzergues, publié chez Le Bord de l'Eau (1/2).

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

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En 2014, le Front national remporte pas moins de onze communes de plus de 9000 habitants (quatorze en comptant les mairies remportées par la Ligue du Sud) aux élections municipales françaises, un scrutin qui lui était pourtant traditionnellement défavorable. En analysant les résultats du scrutin, même de manière superficielle, on s’aperçoit rapidement que le FN possède alors deux assises géographiques, la première dans le Sud-Est, bastion originel du Lepénisme, et l’autre dans le Nord-Nord Est, terrain ouvrier conquis beaucoup plus récemment mais devenu tout aussi fertile. À y regarder de plus près, on constate également que le rapport de force entre ces deux FN reste alors en faveur du Sud: si Steve Briois a remporté la mairie d’Hénin-Beaumont dès le premier tour tandis que ses collègues obtiennent des scores prometteurs dans le Nord, au soir du deuxième tour c’est bien le FN du Sud qui remporte le plus de mairies (sept en tout, dix en comptant la Ligue du Sud), tandis que les « nordistes » ne parviennent à remporter « que » quatre communes : Hénin-Beaumont, Mantes-la-Ville, Villers-Cotterêts et Hayange. Trois ans plus tard, au soir du second tour de l’élection présidentielle, le rapport de force entre les deux FN est inversé : dans le contexte de résultats bien inférieurs aux attentes, Marine Le Pen ne l’emporte que dans deux départements, tous deux dans le Nord : l’Aisne et le Pas-de-Calais. De plus, parmi les villes qui ont voté en majorité pour la candidate du Front national, ce sont souvent les communes septentrionales qui enregistrent ses meilleurs scores : ainsi, là où Orange (30000 habitants) la place en tête avec « seulement » 51,85% des voix, la ville d’Hénin-Beaumont, de taille comparable (26000 habitants) mais à la composition sociologique différente, lui offre une « victoire » à 61,56 %, l’un de ses scores les plus élevés dans toutes les communes de France.

Comment expliquer ce glissement géographique du cœur électoral du Front national ? Il y a plusieurs explications à cela. La première tient à la personnalité de Marine Le Pen qui, en voulant dédiaboliser (et surtout « dé-Jean-Mariser ») le vote FN, a mis l’accent sur la question sociale et l’immigration en général plutôt que sur la question ethnique ou la défense des valeurs chrétiennes, thèmes plus chers à l’extrême-droite méridionale. Mais au-delà de la stratégie idéologique, il y a eu dans les années 2010-2017 un véritable effort pour « coller » au plus près au vote ouvrier du Nord-Est de la France, avec au final un électorat un peu plus fidèle (quoique plus récent) dans le Nord que dans le Sud de la France – même si le bastion méridional s’est lui aussi renforcé, en témoignent les scores très élevés de Marine Le Pen dans les départements méditerranéens, qui l’ont tous placé en première position au premier tour de l’élection présidentielle de 2017.

On est donc passé d’un vote FN correspondant à la peur de l’immigré à une base sociale beaucoup plus large, comme l’explique le démographe Hervé Le Bras : « Les nouveaux départements de plus fort vote frontiste font partie sans exception de régions en difficulté. Le malaise qui trouvait un point d’application dans la présence des étrangers ou dans la criminalité a donc évolué vers un soubassement économique et peut-être social »40. Pourquoi ce glissement sociologique ? Tout simplement parce que dès l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti, les dirigeants du FN avaient compris que les thématiques de l’immigration n’étaient pas suffisantes pour devenir une alternative crédible et prendre le pouvoir par les urnes. Il s’agissait donc de partir à la conquête d’un nouveau public, qui n’était d’ailleurs pas inconnu de l’extrême-droite française, puisque Jean-Marie Le Pen avait donné le ton au soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2001, en lançant son « n’ayez pas peur de rêver, vous les petits, les sans-grade, les exclus »41, une formule qu’il reprendra d’ailleurs les années suivantes, et que sa nièce fera sienne. Par cette formule, le FN avait entamé une mue qui allait faire de Marine Le Pen la présidente d’un parti anti-capitaliste là où il avait au contraire pris le parti d’un ultralibéralisme économique dans les années 1980.

Le FN, premier parti ouvrier de France ? L’affirmation fait certes grincer des dents dans ce qu’il reste aujourd’hui de la gauche française, mais elle n’en est pas moins une réalité étudiée en détail et sur le long terme par la Fondation Jean-Jaurès, qu’on peut difficilement taxer de déviationnisme droitier : comme le notait Jean-Philippe Huelin en janvier 2013, le caractère ouvrier du Font national était déjà apparu clairement durant la campagne présidentielle de 2012 : « Tous les instituts de sondages avaient cette année placé en tête au premier tour chez les ouvriers Marine Le Pen (28 à 35 %), devant successivement François Hollande (21 à 27 %) et Nicolas Sarkozy (15 à 22 %) »42. En 2017, la tendance était plus lourde encore : en février-mars, les intentions de vote pour Marine Le Pen dans le monde ouvrier étaient passées à 43 %, loin devant Emmanuel Macron (17 %), Jean-Luc Mélenchon (15,5 %) et Benoît Hamon (12 %)43. D’un parti de petits entrepreneurs « boutiquiers », le Front national s’est donc en grande partie transformé en défenseur de la classe laborieuse. Qu’importe si Marine Le Pen a vécu une grande partie de sa vie dans un manoir à Saint-Cloud puisque son langage parle aux ouvriers, et puisque son positionnement plaît à ceux qui estiment que la classe politique (et souvent les syndicats historiques) les a trahis.

Marine Le Pen n’est pas la seule dans ce cas. Le cœur de l’électorat de Donald Trump n’est pas dans la classe moyenne provinciale, qui l’a au départ soutenu mollement, mais bien dans l’Amérique ouvrière qui lui a fourni les bataillons de militants les plus enthousiastes. La géographie du soutien à l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui a fait son entrée au Bundestag en septembre 2017, montre également un cœur de soutien dans les zones ouvrières délaissées de l’ancienne Allemagne de l’Est (le parti a atteint 26,9 % des voix dans la région de Leipzig, par exemple45) ; quant au référendum du Brexit, une analyse de la carte des résultats démontre là aussi une proximité entre le vote anti-UE et les régions ouvrières, principalement anglaises : à Londres, les seuls « boroughs » où le Brexit a obtenu une majorité ont une forte composante (voire une majorité) ouvrière, et tous sont situés à la périphérie de la ville, que ce soit Barking & Dagenham, Havering, Bexley (tous à l’extrême Est de la ville), Sutton (à l’extrême Sud) ou Hillingdon (à l’extrême Ouest).

On le voit, le glissement du vote ouvrier de la gauche à ce que nous appelons communément l’extrême-droite n’est pas un phénomène franco-francais, mais au contraire une évolution globale en Occident.

Extrait de "La quadrature des classes" de Thibault Muzergues, publié chez Le Bord de l'Eau

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