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Génération virtuelle : les jeux vidéos et le porno sont-ils en train de faire se retirer des milliers de Français du monde réel ?
©Reuters

Loin de tout

Les jeunes qui ne parviennent pas à trouver de travail peuvent rapidement s'enfermer dans un monde virtuel où tout est plus facile. Mais à trop rester dans le virtuel, les conditions de retour à l'emploi s'avèrent très difficiles à réunir

Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Stéphane Clerget

Stéphane Clerget

Stéphane Clerget est médecin pédopsychiatre. Il partage son activité entre les consultations et la recherche clinique. Ses champs d’étude concernent notamment l’adolescence, les troubles émotionnels et les questions d’identité. Il a mis en place à l’hôpital l’une des premières consultations d’aide à la parentalité. Il est l'auteur de Nos garçons en danger (Flammarion) et Les vampires psychiques (Fayard).

Les vampires psychiques de Stéphane Clerget

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Atlantico : Un article du site internet du journal The Economist évoque le cas de ces jeunes aux Etats-Unis et en Angleterre qui choisissent de se réfugier dans l'univers virtuel des jeux vidéo pour échapper aux difficultés de la réalité (travail, chômage, crise économique...). Est-ce que l'on observe le même phénomène en France ? 

Stéphane Clerget : Sans aucuns doutes. On l'observe avec les adolescents et les jeunes adultes. Ils sont 90%. Il y a aussi certaines filles qui peuvent en être dépendante des jeux vidéo, mais cela concerne surtout les garçons. C'est un vrai problème de santé publique dont on parle peu. Ces jeunes passent un temps considérable devant un écran, jusqu'à 40 heures par semaines. Certains s'en détachent vers la fin de l'adolescence, mais d'autres y restent séquestrés parce qu'ils ne trouvent pas dans leur quotidien suffisamment d'accroches, qu'elles soient affectives, de loisirs, professionnelles. Ils ne parviennent pas à se détacher d'un univers onirique. 

Pour les jeunes Français, cela s'explique surtout par le fait qu'ils ne trouvent pas d'emplois. Le chômage des jeunes qui est très important favorise le maintien dans une vie virtuelle. La perte d'un emploi avec le vécu dépressif qui s'accompagne va jouer un rôle dans cet enfermement dans les occupations ludiques. 

Le fait de baigner dans cet univers virtuel rend les jeunes inaptes au monde du travail. Ces jeunes adultes qui ont passé des années à jouer paraissent inadaptés au monde du travail. Il leur manque cet apprentissage social nécessaire pour pouvoir supporter les contraintes et le caractère ennuyeux et répétitif de la vie professionnelle. Ils n'ont pas appris à marcher dans le monde du travail à l'adolescence, quand on connaît ses premières expériences.

Comment expliquer que des jeunes issus de cette génération ne se replient dans le virtuel, tant la pornographie que les jeux vidéo pour échapper aux difficultés de la vie ? 

Stéphane Clerget : Il y a un vrai travail de réflexion à avoir sur un domaine trop peu étudié. C'est un problème de garçons. Pourquoi les filles ne sont pas touchées ? Cela renvoi aux différences entre les filles et les garçons et cela renvoie aussi à leurs désirs frustrés. Ces univers virtuels sont des univers de combat. Il y a bien quelques jeux de sport, de foot ; mais ce sont des univers très "heroic fantasy", des univers où ils sont des héros, ils s'engagent dans des actions. Il y a un problème d'action. Les garçons apparaissent retenus dans leur envie d'agir. A d'autres époques, ces jeunes seraient partis à la guerre, quand il y avait régulièrement des guerres. Il semblerait que ces jeux vidéo ont remplacé les combats, le besoin d'action et d'héroïsme. Ces jeunes sont en manque d'action. 

Pour les plus intellectuels, ceux qui réussissent à l'école, qui arrivent à nouer des amitiés et des relations amoureuses, ils arrivent à quitter cet univers virtuel. Pour les autres, les jeunes qui sont plus inhibés, timides, l'univers de l'heroic fantasy, de  la pornographie apparaît plus simple. La prévention ne se fait pas à l'adolescence, quand ils ont besoin d'être accompagnés dans des activités sportives, artistiques. Ils se retrouvent livrés à eux-mêmes.

Les garçons sont plus concernés par les jeux vidéo pour plusieurs raisons. D'une part, les garçons ont plus soif d'action. Il se peut aussi qu'ils aient plus d'incapacités à se créer un univers propre. Ils ont besoin d'emprunter un univers prêt à porter. Les garçons ont de moins bons résultats scolaires et des capacités sociales moins élevées. 

Aux Etats-Unis une partie de la population âgée de moins de 35 ans, sans emploi et sans diplôme, trouve son refuge dans les jeux-vidéos et de façon plus générale dans l'industrie de l'entertainment. Selon un autre article publié par The Atlantic cette fois, ces jeunes ne seraient d'ailleurs pas plus malheureux que le reste de la population, bien au contraire. Un tel phénomène existe-t-il également en France ? Comment l'expliquer et que traduit-il concrètement ?

Michaël Dandrieux : La première chose à relever, à mon sens, c'est le paradoxe que constitue l'étonnement des enquêteurs de ne pas retrouver des causes de malheur chez une population privée de hauts diplômes et de travail. Il y a là un étonnement scientifique qui touche la question de la vie sociale, du malheur, de la précarité intellectuelle, lorsqu’on n'a pas accès à cette supposée valeur "ultime", la plus haute de la socialité : le cadre socio-professionnel qui doit permettre à l’individu de contribuer à la valeur de la société. Cela produit, du côté de l'enquêteur, une surprise, qui s’attend à ce que soit là, la chose importante. C'est pourtant un phénomène assez connu. Quand on observe d’un œil extérieur les populations sans emploi, on constate des problèmes d'ordre économique, des difficultés d'accès aux biens et aux services, des problèmes de culture, etc. Si l'on interroge ces acteurs, qu'on leur demande s'ils sont dans une situation de malheur, il est possible qu'ils répondent par la positive. Sans doute parce que c'est la réponse qui est attendue par la société et par l’enquêteur (un “stock de connaissances à disposition” disait Schütz). C’est-à-dire que nous avons mis l'accent sur la question du travail comme point d'accès majeur à la socialisation.

Or, quand on regarde la façon dont ces acteurs vivent, on constate qu'ils peuvent ne pas être véritablement en situation de malheur. On observe davantage de temps libre, pourquoi pas de la joie, des retrouvailles avec une société qui n’est pas cadencée par le rythme de la production. C’est l'affaiblissement d'une valeur très forte, la “valeur travail”. Nous ne nous attendions pas à ce que toute une population puisse retrouver de la socialité en dehors du travail, c’est pourtant le cas. Ce phénomène existe aux Etats-Unis mais il est également connu en France. Il y a un abandon progressif de l'accent mis sur cette question de la “valeur travail”, qui avait été structurante dans la pensée de Marx et qui avait été rabâchée par Nicolas Sarkozy. Il s'agissait de remettre dans la tête des jeunes populations que la socialisation passait avant tout par l’accomplissement professionnel.

En réalité, toute une partie de la population ne se projette pas dans cet accomplissement de soi au travers du travail. Au contraire, elle se reconnaît dans des expressions du ludique. L' “Empire ludique” d'Aurélien Fouillet montre bien comment, dans de nombreuses strates de la société, c'est par le jeu que ces jeunes vont se retrouver. Ils construisent des tribus, des communautés et des ensembles vivables, au travers desquels ils peuvent donner un sens à la quotidienneté, loin des corporations et des groupes qui étaient précédemment ceux d’une profession un d’un encartement politique. Il y a clairement un déplacement de valeur ici.

Si la "valeur travail" a perdu en sens auprès de cette population, ne faut-il pas craindre pour autant que passé la trentaine ou la quarantaine, ces jeunes se retrouvent en manque de structure, de lien social ? Quels sont alors les risques, tant pour eux que pour la société de façon plus générale ?

Michael Dandrieux : C'est précisément l'un des risques. Pour ces jeunes de 20 à 30 ans, les tribus et des communautés exercent une puissance socialisante forte. Mais avec les années, peuvent apparaître des carences de moyen de socialisation. Je vous donne un exemple. Dans le jeu et dans le rituel, la pulsion de vie est très forte. Elle a une véritable capacité de créer du lien social. Mais elle repose aussi sur des logiques éphémères, c’est-à-dire qu’elle fait culture, mais que cette culture se renouvelle rapidement. C'est le fait du passage d'une culture qui n'est plus tributaire d'un corps de métier – capable de durer toute une génération durant – mais qui est désormais tributaire d'une mode, d'une façon de jouer, de règles de jeux faites pour être temporaires. Concrètement, cela signifie qu'une population qui vieillit, dans ces cercles, n'aura pas accès à des gestes techniques ou des pratiques qui auront été passés par une communauté plus pérenne. Le jeu quant à lui se renouvelle rapidement, les références vieillissent vite. Cela peut laisser le joueur dans une situation d’incomplétude, ou avec une palette sociale amoindrie. Au moment d'entrer dans la vie active, un jeune qui aura préféré s’entretenir avec ses pairs au travers de réseaux sociaux ou de jeux-vidéos, pourra avoir développé des capacités tactiques, stratégiques ou d’entraide sans pareil. Par contre, il peut lui manquer la rencontre du refus, l’expérience de perdre la face, ou d’être compromis : il peut ne pas avoir appris ce que cela fait de s’entendre dire "non", ou "tu mens”, sans pouvoir s’extirper de la situation magiquement. Dans les structures du jeu, si cela arrive, on peut à tout moment sortir du cadre, recommencer, reset. Lorsque le corps s’en mêle, quand un individu est mis en défaut où qu'on le compromet, il lui faut accepter d'avoir perdu, présenter ses excuses : nos actions ont une conséquence sur le monde qui nous entoure. Mais je le disais aussi, d’autres mécanismes, comme le travail par équipe et la stratégie qui sont nécessaires dans les modalités du travail au sens traditionnel du terme, peuvent être acquises par des joueurs de compétition (qui jouent à Dota 2 ou Starcraft 2), qui présentent d’ailleurs des QI et des taux de socialisation supérieurs à la moyenne. Certaines capacités sont acquises d'un côté de l’écran mais ne peuvent pas l'être de l'autre, et inversement.

En un sens, cela présente un risque pour la société. La fonction de ces communautés, de ces tribus, c'est de mettre en partage des références communes, au travers desquelles ses membres pourront vivre, faire l'expérience de la réalité, du quotidien. Si ces références se renouvellent trop vite, si elles sont trop changeantes ou qu'elles ne perdurent pas assez, cela peut provoquer un recroquevillement vers des valeurs plus sûres. On va chercher une variable moins volatile, quelque chose de solide. Or la valeur la plus fondamentale de la structuration du lien social est l’ancrage dans le territoire. C’est ce qui explique le retour des localismes que vous voyez : on se revendique d’un village, d’une culture ancienne, d’un bled, d’une religion, d’un arrondissement, d’un groupe de ceci ou de cela. Nous cherchons dans ces enclaves restreintes (ces localités), une culture commune et stable qui nous permet de nous entretenir avec nos semblables.

Comment l'entourage peut agir pour aider ces jeunes à se sortir de cette situation ? 

Stéphane Clerget : Il ne faut pas laisser seuls ces jeunes. Jamais aujourd'hui des jeunes gens n'ont été autant livrés à eux-mêmes. Les jeunes garçons étaient plus encadrés par des hommes autrefois. Aujourd'hui, il y a très peu d'hommes présents auprès des jeunes garçons. Il y a beaucoup de couples séparés ou la garde est confiée à la mère. Dans le passé, il y avait une meilleure prise en charge des collective des mouvements religieux, des mouvements plus républicains. Il y avait plus d'effets de groupe avec les internats, pour le meilleur et pour le pire quand ils partaient à la guerre. Dans le cas contraire, les jeunes travaillaient plus tôt. Des 14 ans, quand ça ne marchait pas à l'école, ils se retrouvaient en apprentissage. 

Aujourd'hui, on leur laisse la possibilité de rester à la maison et de ne rien faire. Bien souvent, ils restent seuls, non accompagnés par d'autres adultes, Il faut les sortir de leurs chambres et les inscrire dans des activés. Aujourd'hui, il ne reste que l'école qui soit obligatoire. 

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