Fonction publique : la grande crise des vocations <!-- --> | Atlantico.fr
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Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire service public, le 10 octobre 2017 à Paris.
Un manifestant tient une pancarte sur laquelle on peut lire service public, le 10 octobre 2017 à Paris.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Désamour

La fonction publique n'attire plus et la question de la qualité du futur service public se pose désormais clairement.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. 

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Atlantico : On entend beaucoup parler de la crise des vocations dans la fonction publique mais quelle est l’ampleur de cette dernière? Que nous disent les chiffres de candidatures aux différents concours ? Y-a-t-il des professions particulièrement touchées par le phénomène ?

Luc Rouban : La crise des vocations dans les fonctions publiques (au pluriel, car à la fonction publique de l’État s’ajoutent la territoriale et l’hospitalière) est une triste réalité mais qu’il faut nuancer car on a trop souvent la tentation de s’appuyer sur quelques chiffres pour en tirer des bilans définitifs. Il faut tout d’abord faire très attention aux outils qui servent à la mesurer. On utilise pour ce faire le taux de sélectivité des concours c’est-à-dire le rapport entre le nombre de candidats présents (je dis bien : présents) à un concours et le nombre d’admis (c’est-à-dire grosso modo le nombre de postes mis à concours bien que cela ne corresponde pas tout à fait). Il ne faut donc pas s’appuyer sur le nombre de candidats inscrits car dans de nombreux cas beaucoup d’inscrits peuvent ne pas être présents parce qu’ils ont changé d’avis ou abandonné. En moyenne, en 2019, c’est seulement 38% des inscrits qui étaient présents aux premières épreuves des concours externes. Le taux de sélectivité est ensuite différent d’un niveau hiérarchique à l’autre et d’un secteur à l’autre.

En moyenne, en 2019, dernière date pour laquelle on dispose de chiffres statistiques d’ensemble établis par la Direction générale de la fonction publique, le taux de sélectivité des concours de catégorie A (cadres) était de 5,8, celui des concours de catégorie B (encadrement intermédiaire) de 7,3 et celui des concours de catégorie C (employés) de 6,8. Ces taux varient dans le temps et lorsqu’on regarde leur évolution sur le moyen terme il apparaît clairement qu’ils ont fortement diminué depuis 2013 dans les catégories B et C, où ils étaient alors respectivement à 22 et à 20 mais qu’ils sont restés relativement stables dans la catégorie A.

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Cela étant, ces chiffres moyens recouvrent, comme d’habitude des situations très différentes  selon les ministères et les métiers. Les taux de sélectivité des enseignants des premier et second degrés sont bien plus bas (respectivement 3,5 et 4,4), ce qui indique une perte effective d’intérêt pour les métiers de l’enseignement. En revanche, dans certains secteurs, comme les Affaires étrangères ou le ministère de la Transition écologique, on observe des taux de sélectivité très élevés (respectivement 28,7 et 21,2).

On observe les mêmes problèmes de recrutement dans la fonction publique territoriale où le taux de sélectivité dans la catégorie A était de 6 en 2011 mais de 3,8 en 2019 alors qu’il passait en revanche de 6,3 à 8 dans la catégorie C. Mais les témoignages de responsables RH se multiplient pour souligner qu’il devient difficile de recruter pour certaines postes y compris dans la catégorie C, comme celui de secrétaire de mairie.

La situation dans la fonction publique hospitalière est du même ordre. Si l’on ne prend que l’exemple du concours de directeur d’hôpital, son taux de sélectivité est passé de 10 en 2011 à 4,5 en 2019 puis à 3,5 en 2020, le taux le plus bas enregistré depuis 1998.Nul doute que les chiffres disponibles dans un an ou deux nous donneront des résultats marqué par les effets de la crise sanitaire sur le travail en milieu hospitalier.

Au total, le bilan est clair et confirme la perte d’attractivité des fonctions publiques même s’il faudrait aussi prendre en compte la multiplication des recrutements sur contrats qui concernent environ 20% des agents publics aujourd’hui et qui attirent souvent davantage les jeunes candidats que les concours.


Quelles sont les  raisons conjoncturelles et structurelles de cette crise de vocation ? 

L’attractivité de l’emploi dans la fonction publique dépend d’une combinaison de facteurs. Tout d’abord, l’état du marché du travail. Par exemple, la hausse de la sélectivité dans les années 2010 résulte de la hausse du chômage et de la recherche d’emplois stables de niveau B ou C. Mais il faut aussi prendre en compte le niveau des salaires et l’organisation des carrières car quand on signe c’est en théorie pour 40 ans. Très souvent, les grandes entreprises privées ont été bien plus performantes pour repérer les talents et assurer la promotion de leurs salariés que des administrations toujours fascinées par le mythe du « concours » et de l’excellence académique, engluées dans des procédures complexes, où règnent souvent de petites mafias corporatistes, où les ressources politiques et familiales comptent parfois bien plus que le travail réalisé. Ensuite, les métiers que l’on exerce. Il est très clair, et cela ressort de toutes les études, que la dégradation des conditions de travail a particulièrement touché le monde enseignant, la police, les pompiers, l’univers hospitalier. La multiplication des violences, de la part des usagers ou des parents d’élèves, la surcharge de travail (comme dans la magistrature), les risques physiques encourus sur le terrain, les agressions verbales et la pression psychologique permanente font que des métiers qui attiraient précisément pour leur utilité sociale et leur éloignement de la culture de l’argent sont devenus des repoussoirs au point qu’il a fallu multiplier les primes et allonger les indices salariaux. 

La question de l’attractivité ne se résume d’ailleurs pas au recrutement. Il faut aussi pouvoir conserver les meilleurs éléments : comment garder des professeurs des écoles à qui on demande un niveau master et à qui on offre somptueusement 1 800 euros nets par mois ? Comment motiver des professeurs que l’on contraint à la mobilité géographique et à qui on demande toujours plus, enseigner mais aussi animer et gérer ? Entre 2020 et 2021, on a enregistré le nombre record de 1 600 démissions dans l’enseignement secondaire. Comment garder des chercheurs de haut niveau qui après 30 ans de carrière ne dépassent pas les 4 000 euros mensuels alors que c’est le salaire de début d’un énarque de 25 ans ? Et cela fait des années que les parlementaires multiplient les rapports pour dénoncer la « fuite des cerveaux ». On se demande bien pourquoi. Et quand on leur signale les rémunérations et les conditions de travail médiocres, ils vous répondent « mais vous avez la chance de faire un métier que vous aimez ! ». Le cynisme de la classe politique a détruit une grande partie du service public. Enfin, last but not least, on a vu émerger un pseudo « management » à la française qui a conduit à surcharger de demandes bureaucratiques les fonctionnaires opérationnels qui devaient déjà se débrouiller comme ils le pouvaient avec des moyens en réduction. En jouant sur la numérisation, on a multiplié les demandes de « reporting », d’études qui ne sont lues par personne et organisé un harcèlement quotidien de mails impératifs. De nombreux fonctionnaires, et notamment dans le secteur hospitalier ou la police, ont vivement dénoncé cette nouvelle pression venant de « sommets » indifférents aux réalités du terrain. Le cœur de métier est devenu secondaire dans bien des cas.


Face au manque de candidats aux différents postes, quelles sont les conséquences pour la fonction publique ? Le résultat ne peut-il être qu’une baisse du niveau des agents de la fonction publique ?

La question de la qualité du futur service public se pose désormais clairement. N’oublions pas que les concours sont des procédures qui permettent de sélectionner plus ou moins bien les meilleurs d’un vivier de candidats sans que l’on puisse connaître la qualité intrinsèque de ce vivier comparé à la qualité de tous ceux qui ne se présentent pas. Si le vivier est médiocre, on recrutera les meilleurs des médiocres. Déjà, de nombreux gestionnaires de concours disent qu’ils ont dû baisser les seuils d’admission à l’issue des épreuves écrites mais qu’ils ne peuvent tout de même pas aller trop loin à la baisse sans quoi on aurait bientôt des fonctionnaires illettrés. Cette situation est très grave car le recrutement de personnels de qualité impose de très longs délais. Il faut des années pour faire monter en qualité les services, c’est ce qu’avaient très bien compris les réformateurs de la haute fonction publique en 1945. Mais tout cela a été oublié et l’intelligence du service de l’État a disparu. Ont alors émergé des obsessions comme celle d’importer des techniques de gestion venant du privé inadaptées et vendues fort cher par des cabinets de consultants. On s’est gorgé de formules en jargon franglais, les cadres sont devenus des « managers » alors qu’ils ne contrôlent ni les recrutements, ni les salaires, ni les budgets ni les missions. Sur le plan politique cette disparition de la culture de l’Etat s’avère désastreuse car les Français sont très attachés aux services publics qui sont la cheville ouvrière de l’égalité républicaine.



Certains candidats à la présidentielle proposent-ils actuellement des solutions capables de répondre, au moins en partie, au problème ? Que pourrait-on faire ? 

Pour l’instant, seuls les candidats de gauche comme Jean-Luc Mélenchon ou Fabien Roussel insistent pour renforcer les services publics mais à des coûts sans doute prohibitifs pour le budget. Anne Hidalgo a proposé de revaloriser massivement les rémunérations et notamment de doubler celle des enseignants, ce qui a suscité bien des critiques. À droite, Valérie Pécresse a repris bien à contretemps la thématique du « moins de fonctionnaires » de François Fillon en proposant de supprimer 200 000 emplois dans l’administration « administrante » sans préciser de quoi il s’agissait. Éric Zemmour a développé une critique de l’État-providence obèse mais n’a pas fait de propositions très précises sur les fonctions publiques et inscrit cette critique dans la perspective d’une restriction sévère de l’immigration. Marine Le Pen a écouté les leçons de Florian Philippot, après l’avoir écarté, sur l’importance des services publics et propose de lutter contre la désertification des territoires. Emmanuel Macron, quant à lui, est le seul à pouvoir présenter un projet d’ensemble, mais toujours très libéral, sur les fonctions publiques, du moins tel qu’il ressort des initiatives qu’il a prises pendant son quinquennat. La loi du 6 août 2019 sur la fonction publique, qui ouvre largement les recrutements par contrats, comme la suppression de l’ENA et de certains grands corps, semblent dessiner un nouveau modèle de fonction publique davantage professionnalisée et diversifiée où la gestion des ressources humaines serait enfin prise au sérieux et où les carrières ne seraient pas figées une fois pour toutes à la sortie des grandes écoles. C’est une solution cohérente, du moins la seule qui pourrait venir réparer les dégâts provoqués par les quinquennats précédents, les illusions managériales et l’indifférence au terrain qui ont produit les Gilets jaunes, le populisme et la défiance endémique envers la classe politique y compris au sein des fonctions publiques.

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