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Flop chef : les assiettes des pauvres ressemblent de moins en moins à celles des riches et ça n'est pas qu'une question de goûts
©REUTERS/Eric Gaillard

Double peine

Alors que la situation alimentaire des Américains semble s'améliorer peu à peu, les plus modestes sont encore mis à l'écart de cette tendance. Un constat qui peut également s'appliquer à la France, où les inégalités socioéconomiques se répercutent nettement sur les choix alimentaires des ménages.

Jean-Louis  Lambert

Jean-Louis Lambert

Jean-Louis Lambert est sociologue et économiste, il étude l'évolution des pratiques alimentaires.

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Arnaud Cocaul

Arnaud Cocaul

Arnaud Cocaul est médecin nutritionniste. Il est membre du Think Tank ObésitéSIl a dernièrement écrit Le S.A.V. des régimes aux éditions Marabout.

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Atlantico : Une étude publiée dans le Journal of the American Medical Association (voir ici) met en évidence le fait que le régime alimentaire des Américains s'améliore lentement mais sûrement, en particulier pour les personnes aisées. Mais cette tendance est bien moindre pour les plus pauvres, ce qui crée un écart croissant en termes de qualité de l'alimentation. La France connaît-elle une situation similaire ? De quels éléments quantitatifs dispose-t-on pour l'illustrer ?

Arnaud Cocaul : La France connaît une situation identique à celle des Américains, il suffit de reprendre les études de l'OCDE. Les inégalités de revenu ont atteint des niveaux record dans la plupart des pays de l’OCDE et se maintiennent à des niveaux plus élevés encore dans de nombreuses économies émergentes. Aujourd’hui, dans la zone OCDE, les 10 % les plus riches de la population ont un revenu d’activité qui est 9,6 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres, alors que la proportion était de 7,1 dans les années 1980 et 9,1 dans les années 2000, selon un nouveau rapport de l’OCDE.

Selon ce rapport de l'OCDE,  les inégalités entre riches et pauvres sont au plus haut depuis 30 ans. La France est le pays où ces inégalités se sont le plus creusées.

En France, les inégalités se situent dans la moyenne des autres pays membres. Ces dernières ont cependant augmenté plus rapidement qu'ailleurs. Le coefficient de Gini, qui mesure les écarts de patrimoine et de revenus entre les individus (0 représentant une égalité parfaite, et 1 un cas d'inégalité extrême), est passé de 0,293 à 0,309 entre 2007 et 2011. Il s'agit de la troisième hausse la plus importante parmi les membres de l'OCDE. "Il s'agit d'une rupture importante par rapport à la tendance de long terme, puisque depuis les années 1980, les inégalités étaient relativement stables en France, alors qu'elles étaient en augmentation dans la majorité des pays de l'OCDE, dont l'Allemagne et les États-Unis", écrit le rapport .

Qui dit inégalité patrimoniale et financière dit crise d'accès à des produits de qualité pour une frange de population toujours plus importante en France. La pression exercée par le poste alimentation sur le budget global familial devient de plus en plus lourde tandis que des frais annexes ont fait leur apparition sur les 20 dernières années et grèvent davantage le budget (Internet, mobile, etc.) Les Français n'accordent plus que 13% de leur budget à des dépenses alimentaires mais ce budget pèse plus sur une famille modeste. On rappelle la situation alimentaire catastrophique des étudiants français dont bon nombre se retrouve en situation de précarité. Il va sans dire que le budget alimentaire octroyé dicte les choix alimentaires et pénalise davantage les classes modestes en les orientant vers des produits moins vertueux, plus caloriques, moins intéressants en valeur nutritionnelle.

Jean-Louis Lambert : L'article n'est pas très précis concernant la qualité des régimes alimentaires. Les exemples d'aliments cités laissent penser qu'il s'agit de qualité nutritionnelle. Les améliorations sont lentes mais notables sur certains produits comme les boissons sucrées et moins nettes sur la consommation de sel. Ces améliorations principalement opérées par les classes aisées. Bien que les régimes alimentaires français soient nutritionnellement meilleurs qu'aux États-Unis, les mêmes évolutions sont constatées en France dans le baromètre santé nutrition de l'INPES, les enquêtes INCA 1 et 2 et du Credoc, entre autres. Les écarts sociaux de comportements sont désormais connus par les responsables de santé publique qui réfléchissent à mieux cibler les politiques vers les populations pauvres.

Vers quel type d'alimentation se dirigent actuellement les plus aisés ? Et les moins aisés ? Pourquoi l'alimentation de ces derniers ne s'améliore-t-elle pas autant ou davantage que celle des plus fortunés ?

Arnaud Cocaul : Les plus modestes se dirigent vers des plats qui tiennent au corps, des plats qui rassasient immédiatement (on en veut pour son argent) donc on s'oriente vers des aliments caloriques (le gras et le sucré apportent plus de calories), des plats qui pèsent plus lourds (le sel est le premier additif utilisé par l'agroalimentaire, il améliore la durée de vie du produit et a l'avantage de retenir l'eau donc le plat pèse plus lourd). Les familles modestes vont privilégier des formats familiaux pas toujours adaptés à leurs besoins avec des remises importantes donc risquent de surconsommer afin de ne pas gâcher la nourriture.

Les foyers aisés vont être plus vertueux et mettent en application les principes du Programme National Nutrition Santé (mangez 5 fruits et légumes par jour, ne grignotez pas, etc.). Ils vont faire leurs courses plus souvent, donc privilégier des volumes de course plus raisonnables et ils vont se diriger vers une alimentation équitable, éco responsable et biologique. Ils peuvent faire leurs courses au marché de proximité facilement car ils habitent dans le cœur des villes. Ils vont prendre des produits frais, variés, riches en fruits et légumes, y compris exotiques. Ils consomment aisément des produits emballés pelés, nettoyés.

L'alimentation des moins aisés est donc orientée davantage sur le plaisir immédiat, le volume et la fonction de remplissage afin de se sustenter. Les plus fortunés peuvent se permettre d'en mettre moins dans leur assiette car les produits qui y figurent sont plus raffinés, procurent un plaisir plus long.

Jean-Louis Lambert : Les populations aisées suivent plus les conseilles des nutritionnistes. Elles peuvent en effet mieux intégrer les effets sanitaires de leur alimentation à long terme. Leurs revenus le permettent d'être moins préoccupées par le court terme comme le sont les pauvres. Leur niveau de formation supérieure leur donne des capacités d'abstraction qui facilitent l'appréhension du long terme. Ce long terme a également plus de sens pour elles dans la mesure où elles ont une espérance de vie de 10 à 20 ans supérieure. Par contre, les plus pauvres sont contraints à acheter les calories les moins chères, c'est-à-dire des aliments plutôt gras ou sucrés. De plus ces produits symbolisent pour eux la modernité et l'amélioration des conditions de vie alors que les légumes sont des symboles de pauvreté. Leur objectif principal à travers leur alimentation est le plaisir immédiat. Alors que leurs revenus les limitent dans l'accès aux biens et aux loisirs des sociétés de consommation, les plaisirs liés à l'alimentation (et de la chair) sont parmi les rares qui leur sont accessibles.

Comment pourrait-on inverser cette tendance à un écart croissant entre la qualité de l'alimentation des plus aisés et celle des plus pauvres ?

Arnaud Cocaul : Pour améliorer l'alimentation des moins fortunés en France (je pense aux étudiants, familles monoparentales, chômeurs de longue durée, migrants, personnes âgées...), il faut augmenter le pouvoir d'achat à mon sens, mais certains économistes qui ont étudié la question en Inde (Repenser la pauvreté, Esther Duflo) ne semblent pas convaincus que l'on obtiendra forcément une amélioration de la situation nutritionnelle par ce levier. Je pense qu'il faut donc éduquer et améliorer le pouvoir d'achat.

L'éducation commence dans la famille et dans les écoles. Il faut repenser notre modèle socio-économique et d'enseignement en impliquant davantage les enfants à faire de la cuisine et à apprendre aux plus modestes non pas la cuisine mais comment raccommoder les restes et faire une cuisine d'assemblage qui soit goûteuse.

Le problème de l'acculturation est important. Le fait qu'un individu côtoie deux modèles alimentaires différents (celui de son pays d'origine et celui du pays d'accueil) peut être pourvoyeur d'errances alimentaires et de déséquilibre nutritionnel d'autant que ces populations migrantes sont souvent en situation de fragilité économique. J'insiste sur l'éducation au goût des plus modestes en leur enseignant l'art d'assembler les restes et de cuisiner pour peu cher. Le seuil critique semble s'établir en dessous de 3,5 euros par jour et par personne.

Les mesures à prendre :

- baisser le prix des fruits et des légumes de saison car les consommateurs achètent davantage dans cette configuration. Il y a une relation positive entre qualité de l'alimentation et le prix

- faire en sorte que les personnes modestes s'orientent vers une alimentation végétarienne, voire végétalienne, moins coûteuse que la viande. Les oeufs sont une excellente source de protéines et les personnes modestes n'ont pas à être culpabilisées si elles n'achètent pas bio, commerce équitable ou élevés en plein air.

- la boisson doit rester l'eau, les boissons sucrées, en plus de leur mauvaise qualité nutritionnelle, coûtent très cher

- se rappeler que la priorité pour une personne modeste n'est pas sa santé à long terme, qui est une notion abstraite, mais bien sa survie au quotidien

La campagne présidentielle qui s'ouvre devrait bien méditer cette crise honteuse pour un pays dit avancé.

Jean-Louis Lambert : Il est bien démontré que la communication massive (telle qu'elle a été faite par le Programme National Nutrition Santé en France) contribue peu à la modification des comportements des individus qui ne sont pas motivés. L'amélioration des régimes alimentaires des populations les plus pauvres passe donc plus par une amélioration des qualités nutritionnelles des aliments mis sur le marché. C'est ainsi que depuis 10 ans le PNNS incite les professionnels par des signatures de chartes. Les entreprises qui se sont engagées ont montré la possibilité de réaliser des progrès importants : jusqu'à 30 % de réduction des taux de matières grasses, de sucre ou de sel.

Propos recueillis par Thomas Gorriz

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