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Finis les amours de jeunesse ? La génération réseaux sociaux
©Reuters

Amour 2.0

Selon un nouveau livre de Jean Twenge, professeur de psychologie à l'Université d'État de San Diego, Ceux qui sont nés entre 1995 et 2012, surnommés «i-Generation», sont nettement moins intéressés par la romance que leurs prédécesseurs. Les adolescents de ce groupe ont grandi avec les médias sociaux et les téléphones intelligents, ce qui signifie qu'ils passent beaucoup plus de temps à se socialiser en ligne qu'ils ne le font en personne.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Comment expliquer que ce phénomène touche précisément cette génération et non une autre (les réseaux sociaux étant rentrés dans l'habitude de la génération précédente également). Est-ce nécessairement une mauvaise chose ?

Nathalie Nadaud-Albertini :Ce phénomène touche davantage la i-Génération tout d’abord pour une raison technologique. Comme vous le dites, les jeunes nés entre 1995 et 2012 ont grandi avec les médias sociaux et les téléphones intelligents, c’est-à-dire que  pour eux ces technologies font partie intégrante de la vie. Elles leur semblent aller de soi, être « naturelles ». Pour les personnes nées avant 1995, c’est différent, il y a une hiérarchie plus nette entre la « véritable » socialisation, c’est-à-dire celle qui a cours IRL (« In Real Life »), et celle sur les réseaux. La première est considérée comme le plus importante, et la deuxième est vue comme un ajout, quelque chose que l’on a greffé, que l’on pratique à côté de sa « véritable » vie.

Donc on a d’un côté les jeunes de la i-Génération pour qui se socialiser se fait IRL et sur les réseaux, indistinctement, et de l’autre, les moins jeunes qui distinguent et hiérarchisent les deux socialisations. Avec d’ailleurs une propension à distinguer et à hiérarchiser qui augmente avec l’âge.

Est-ce nécessairement une mauvaise chose de se socialiser en ligne ? Pas forcément. On peut y voir une forme de socialisation qui permet d’expérimenter qui l’on veut être sous forme ludique, sans prendre trop de risques, comme une sorte de « socialisation pour de rire », de la même façon que les enfants expérimentent certains possibles à travers leurs jeux. La socialisation en ligne ne devient problématique quand elle prend la place des relations IRL.

Selon ce même auteur, l'âge du premier rapport sexuel, ou même du premier rendez-vous amoureux ne cesse de reculer (17 ans pour la i-génération). Paradoxalement, les réseaux sociaux comprennent aussi des sites ou applications de rencontre, comment expliquer ce paradoxe ?

Ce paradoxe s’explique à mon sens de deux façons. La première concerne le rapport au corps, car dans la fréquentation des médias sociaux le corps physique est désinvesti au profit du profil virtuel. Ce dernier devient en quelque sorte l’enveloppe corporelle, de sorte que des interactions virtuelles peuvent sembler satisfaisantes, notamment via des sites ou des applis de rencontres.

La deuxième façon d’expliquer ce paradoxe tient au fait que certains vont apprécier de « jouer » à surfer sur ces sites et applis, pour démultiplier des scénarios imaginaires de vies rêvées avec telle ou telle personne si la situation aboutissait. C’est une façon pour eux de se divertir en modelant à leur guise ce que leur vie pourrait être, de « jouer » à expérimenter les possibles. Finalement, c’est le plaisir du jeu, de l’imagination qui est plus important que la relation elle-même ou ce qu’elle pourrait être.

Plutôt qu'une habitude générationnelle, cette forte utilisation de réseaux sociaux ne résulterait-elle pas plutôt d'une fuite ? Les réseaux ne seraient-ils pas une réponse à notre société actuelle jugée de plus en plus individualiste (ce que les réseaux, par nature, ne sont pas) ? 

D’une certaine façon, oui, cette forte utilisation des réseaux sociaux est une forme de fuite, car c’est une réponse à un décalage entre les injonctions de la société à inventer sa vie et les moyens mis à disposition par les structures sociétales pour y parvenir.

Pour comprendre cela, il faut rappeler l’origine de l’individualisme contemporain. Il est apparu dans les années 60 environ. Jusque-là, on considérait que l’individu était ce que sa naissance faisait de lui en fonction de son milieu social d’origine et de son genre. Puis, à partir des années 60, la norme a changé, on lui a dit : « quelle que soit ta naissance, tu peux être qui tu veux être, à condition de t’en donner les moyens ». Autrement dit, la norme de l’individualisme contemporain est un individu créatif, adaptable, capable de rebondir et de se réinventer sans cesse, responsable de lui-même et de sa destinée de A à Z, dans tous les domaines, y compris la relation amoureuse.

Cette injonction à l’autoréalisation présente un aspect très libérateur, bien évidemment, puisque l’on ouvre considérablement le champ de possibles. Mais il y a également un aspect beaucoup plus sombre, plus anxiogène, puisqu’on reporte toute la responsabilité de la réussite ou de l’échec sur l’individu. C’est-à-dire qu’on fait comme si tout dépendait du libre-arbitre et de la performance de chacun, comme si aucun obstacle n’était insurmontable. Ce faisant, on oublie les inégalités liées au milieu d’origine ou aux identités genrées, et on oublie également tous les blocages des structures de la société liées à la crise actuelle, notamment en terme d’accès à l’emploi, et a fortiori à un emploi stable, que l’on ne connaissait pas pendant les Trente Glorieuses.

On rend ainsi l’injonction « invente ta vie » très lourde à porter et à réaliser pour les jeunes de la i-Génération. Car, d’une part, ils ont le sentiment qu’ils ont plus de chances d’échouer que de réussir, et d’autre part, ils ressentent qu’on leur fait porter une part de responsabilité qui ne leur incombe pas entièrement. Et ils vivent comme une forme d’injustice le fait qu’on évalue leur capacité à « assurer », à être performants sur tous les plans, professionnel et relationnel.

Ils voient alors dans les réseaux sociaux une façon de récupérer une capacité d’action dans un monde virtuel qui semble ouvrir le champ des possibles de façon démultiplié. Ils vont où ils ont le sentiment d’être plus libres, d’avoir une capacité d’action dans leurs relations plus importante, parce qu’ils ont le sentiment d’y être évalués sur d’autres critères que ceux de la société IRL. C’est-à-dire moins sur leurs performances scolaires ou professionnelles et beaucoup plus sur des qualités personnelles, comme les centres d’intérêt, leurs qualités créatives (je pense notamment à ceux qui fréquentent des sites où l’on écrit en ligne ou on fait des vidéos), et également le respect de l’autre, l’échange, la compassion. Comme si les réseaux leur permettaient de basculer dans un monde idéal, où ils seraient déliés du côté pesant de l’individualisme contemporain pour enfin se réaliser pleinement en vivant une sorte « d’authenticité relationnelle ».

Bien évidemment, n’importe quelle personne qui fréquente les réseaux sociaux sait que c’est une forme d’utopie, et que concrètement les échanges virtuels peuvent être très virulents. Quand cela arrive, les plus assidus sur les réseaux le déplorent ponctuellement, voire le dénoncent, et considèrent que ceux qui se livrent à ce genre de commentaires appartiennent à une sorte d’altérité radicale qui ne comprend rien à l’esprit des réseaux sociaux. En fait, c’est seulement un autre versant de la médaille, mais c’est un autre sujet… 

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