Les Kaïras : pourquoi la banlieue passe-t-elle beaucoup mieux au cinéma que dans la réalité ? <!-- --> | Atlantico.fr
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On observe tout de même qu’il a un certain succès à Paris, tous arrondissements confondus. Le film peut alors être pris comme un « spectacle des quartiers ».
On observe tout de même qu’il a un certain succès à Paris, tous arrondissements confondus. Le film peut alors être pris comme un « spectacle des quartiers ».
©DR

Un écran 9:3

Moins de quinze jours après sa sortie au cinéma, le film "Les Kaïras" réalise un démarrage fulgurant en nombre d'entrées. Comment expliquer le succès populaire d'un film qui met pourtant en scène avec dérision un thème aussi délicat que celui des banlieues ?

François Durpaire

François Durpaire

François Durpaire est historien et écrivain, spécialisé dans les questions relatives à la diversité culturelle aux Etats-Unis et en France. Il est également maître de conférences à l'université de Cergy-Pontoise.

Il est président du mouvement pluricitoyen : "Nous sommes la France" et s'occupe du blog Durpaire.com

Il est également l'auteur de Nous sommes tous la France : essai sur la nouvelle identité française (Editions Philippe Rey, 2012) et de Les Etats-Unis pour les nuls aux côtés de Thomas Snégaroff (First, 2012)

 


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Atlantico : Le film « Les Kaïras », sorti la semaine dernière, est d’ores et déjà un gros succès populaire. Comment expliquer l’engouement suscité par ce type de films, traitant, avec un soupçon de vulgarité, de thématiques parfois délicates ?

François Durpaire : Il serait intéressant d’effectuer une analyse du public qui va voir ce film. En l’occurrence il est un peu tôt pour le faire, mais ce type d’études est rarement fait en France : les enquêtes pour distinguer les publics demeurent assez taboues, bien que ce ne soient pas des distinctions ethniques. Il est aujourd’hui impossible de savoir si ce film a plus de succès dans les quartiers concernés, ou dans les grandes villes…

On observe tout de même qu’il a un certain succès à Paris, tous arrondissements confondus. Le film peut alors être pris comme un « spectacle des quartiers ». Avec le temps, nous pourrons voir si ce film a également du succès dans les quartiers, ce qui prouverait une sorte d’appropriation de la part des populations qui y vivent.

Il peut en tout cas y avoir un effet d’exotisme, où un public moins populaire ira voir ce film un peu comme on va au zoo, pour la dimension de mise en scène, de spectacle sur la banlieue. Cependant nous n’avons pas assez de recul pour avoir de telles analyses.

Par ailleurs, on peut se remémorer le succès du film La Haine, qui avait intéressé tous types de publics. C’était un succès global, qui montrait qu’une comédie, quelle que ce soit le sujet qu’elle évoque, peut être populaire dans sa globalité et avoir un succès « mainstream ».

Pourquoi l’image des « banlieues » passe-t-elle de façon si différente à l’écran et dans la réalité ?

Ce sont les deux faces d’un même stéréotype. La « banlieue », ou les quartiers populaires, est peuplée, d’après ce stéréotype, par un certain type de gens. Elle est ainsi marquée par une ethnicité particulière, une manière de parler… En revanche, ces stéréotypes peuvent être vus à travers un prisme différent, par exemple l’angle de la télévision qui les montre sous une allure menaçante, et celui du cinéma qui les met en scène dans une comédie. Mais le stéréotype reste le même. Il n’y a pas deux clichés différents, mais simplement diverses façons de le présenter.

En revanche là où le cinéma se démarque de la réalité, c’est dans certains éléments qu’il élude systématiquement, en tête desquels la fuite des talents dans ces quartiers. Elle est bien sûr liée à l’ethnicité, en ce que beaucoup de jeunes des quartiers sont issus de familles d’origine marocaine, malienne…, et par là-même transnationales. En effet ces jeunes ont de la famille installée au Canada, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Une grande partie d’entre eux partent donc retrouver ces membres de leur famille disséminés autour du globe. La fuite des talents ne se fait donc pas au profit de leurs pays d’origine, contrairement à ce qu’on a longtemps voulu croire, et qui n’est finalement qu’une sorte de légende urbaine. Cette thématique est très peu abordée dans les films touchant aux problématiques de banlieue, et c’est dommage. L’image véhiculée est donc souvent uniforme, c’est celle d’une jeunesse de quartiers désœuvrée, oisive…, alors que le problème de la fuite des talents et des cerveaux n’est pas traitée, ou peu.

Pour revenir sur les deux faces du même stéréotype, on peut prendre l’exemple du délinquant d’origine hispanique souvent présenté à la télévision américaine : il pouvait être amusant ou menaçant, mais il restait un délinquant. Cette double posture est identique en France : on peut faire rire ou faire peur, mais le stéréotype demeure le même.

On peut comparer avec le succès du film Polisse de Maïwenn, qui déjà jouait sur ce stéréotype, notamment avec le personnage interprété par Joey Starr. Outre la manière de s’exprimer et l’attitude, peut-on parler véritablement d’une culture et d’un humour de banlieue, propres à ces quartiers ? Les cinéphiles adhèrent-ils de plus en plus à cette forme de culture ?

On peut en effet signaler que cette culture des quartiers est en passe de devenir majoritaire sur le plan de l’influence : c’est la culture urbaine. Elle est présente dans le cinéma, mais aussi à la télévision, dans les publicités. Si on prend par exemple les élèves du lycée Henri IV dans le 5ème arrondissement, il y a plus de chances qu’ils ressemblent, dans leur accoutrement vestimentaire, à ceux de Sarcelles, plutôt que l’inverse. Les jeunes des quartiers ne cherchent pas spécialement à ressembler à des gamins du 5ème. Sur le plan des codes vestimentaires, musicaux, ou du langage, il existe une fascination pour le « caïd » de quartier. De manière plus positive, la capacité d’influence culturelle est forte. C’est un phénomène mondial : aux Etats-Unis, vous trouverez plus de jeunes blancs qui écoutent du hip-hop que de jeunes noirs qui s’intéressent à la country ou la pop.

En revanche la grande différence avec le continent nord-américain est que cette culture urbaine, en France, n’est pas une force économique. Elle est mise en scène, mais ne bénéficie pas à ceux qui en sont les acteurs. Tandis qu’aux Etats-Unis, les patrons de cette culture urbaine s’appellent Jay-Z, Puff Daddy, ils ont le dollar autour du cou et la maîtrise économique de leur culture. Le traitement de cette culture est donc remis en cause en France : la vraie polémique, les vrais préjugés sont là. L’exception se situe dans le domaine de l’humour : Jamel Debbouze, Omar Sy ou Ramzy Bedia ont cette maîtrise économique de leur culture. Mais ce n’est pas encore le cas dans le cinéma français. Dans la musique également, même si les rappeurs français se sont tous fait « ruquieriser » cette année. Sur le plan économique la tendance reste timide.

Il y a encore une vision très patrimoniale de la culture française, qui empêche les auteurs de cette culture urbaine de se l’approprier économiquement.

Le cinéma français est réputé pour faire la part belle aux films d’auteurs, aux dialogues fouillés et plus intellectuels, qu’on observait notamment chez Audiard, Truffaut… Ce cinéma français plus classique et culturel n’est-il pas en passe d’être rejeté ?

Exactement. Les évolutions de la société française actuelle passent beaucoup plus par la comédie, ce qui peut reléguer ces films d’auteurs au second plan. Toutefois le cinéma français possède aussi une belle tradition de comédies, qui ont consacré des acteurs tels que Bourvil, Fernandel ou Louis de Funès… La comédie s’adapte donc bien mieux aux évolutions sociales que le cinéma d’auteur qui y reste assez hermétique. Cette sorte d’autisme du cinéma français le rend alors difficilement exportable. Certes, un film français a gagné l’Oscar cette année, mais il est l’arbre qui cache la forêt : pour un film oscarisé, combien vont rester aux oubliettes et ne jamais passer les frontières de l’hexagone ?

Propos recueillis par Romain de Lacoste

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