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Facs en colère : mai 68-mai 2018, attention au retour de l’histoire ?
©CHRISTOPHE SIMON / AFP

Retour vers le passé

Les étudiants contestataires de 2018, globalement, ne veulent pas entendre parler de "l’ancien mai", qui leur semble très loin, "dépassé". Et pourtant...

Michel Fize

Michel Fize

Michel Fize est un sociologue, ancien chercheur au CNRS, écrivain, ancien conseiller régional d'Ile de France, ardent défenseur de la cause animale.

Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages dont La Démocratie familiale (Presses de la Renaissance, 1990), Le Livre noir de la jeunesse (Presses de la Renaissance, 2007), L'Individualisme démocratique (L'Oeuvre, 2010), Jeunesses à l'abandon (Mimésis, 2016), La Crise morale de la France et des Français (Mimésis, 2017). Son dernier livre : De l'abîme à l'espoir (Mimésis, 2021)

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Il flotte sur l’université française comme un parfum de mai 68, ce « Mai 68 » dont je viens de retracer l’histoire inédite (« Mai 68 » n’a jamais existé ! LGO éditions). Bien entendu, comme leurs camarades de 1986 refusant le projet de loi Devaquet, les étudiants contestataires de 2018, globalement, ne veulent pas entendre parler de « l’ancien mai », qui leur semble très loin, « dépassé » - sauf pour les engagés politiques de la mouvance libertaire-anarchiste qui ont la capacité d’inscrire un mouvement dans une trame historique. Les actuels étudiants en révolte ont le sentiment sans doute qu’en reconnaissant une filiation avec leurs aînés de 68, ils perdraient de leur originalité, de leur singularité, de la noblesse de leur action. Ce « négationnisme » finit par devenir insupportable. Il n’est pas demandé aux étudiants de 2018 de se prosterner devant leurs devanciers, d’être dans quelque admiration que ce soit, mais juste de reconnaître une continuité dans le combat contestataire. Alors il faut bien que quelqu’un leur dise : « Le fait est là, que ça vous plaise ou non, vous les étudiants-bloqueurs d’aujourd’hui, vous les « nuitdeboutistes » de naguère, vous « faîtes du mai 68 » sans le savoir comme M. Jourdain de la prose, à votre insu. Mais, dîtes-moi, en quoi est-ce déshonorant d’être des « héritiers » politiques ? »

Les parentés et analogies sont nombreuses entre les deux mouvements. Il y a d’abord la réaction du Pouvoir. Selon son habitude, il se veut rassurant, tente de convaincre l’opinion publique que ce n’est pas si grave : deux ou trois facultés entièrement bloquées, une dizaine partiellement, sur un total de 70 universités et de 406 sites, c’est une minorité qui est en rébellion, donc pas de quoi s’alarmer. De même, estimant que parmi les étudiants se glissent des agitateurs professionnels, des « professionnels du désordre » pour reprendre l’expression du président Macron, il minimise encore un peu plus le problème. Peu de contestataires engagés, et parmi eux peu d’étudiants véritables, donc vraiment pas de quoi s’alarmer. Selon son habitude, le Pouvoir invoque aussi l’ordre républicain et sa détermination à le défendre. La réussite de la double évacuation, ce mois-ci, de la Sorbonne et de Tolbiac, atteste de cette détermination. A noter que le succès de l’opération policière ne présage évidemment en rien de la suite du mouvement.

En réalité, malgré son recours à la force publique et sa volonté de dédramatiser une situation conflictuelle, tout Pouvoir est dans le mensonge. Un mouvement de jeunes, qu’il soit d’étudiants ou pas, est toujours pour lui une source d’inquiétude. Des gouvernements (Pompidou en juillet 1968), des ministres (Devaquet en mars1986), des projets (sélection pour l’accès à l’université en 1986 ; création du Contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994, du Contrat première embauche (CPE) en 2006), sont tombés ou ont été abandonnés à la suite d’une forte mobilisation de jeunes. Tout Pouvoir redoute l’engrenage, l’escalade, la violence faites aux jeunes (qui sont parfois les siens) ; tout Pouvoir redoute les dérapages et, par voie de conséquence, une sanction des électeurs car, on le sait, derrière les jeunes, il y a des familles, et, derrière les familles, des électeurs. Alors prudence !

Mais revenons aux chiffres. C’est ici qu’une première analogie doit être faite entre mai 68 et avril 2018. Faut-il rappeler que la révolte de 68 est partie de 142 étudiants de la faculté de Nanterre, un 22 mars – 142 étudiants prenant possession d’une tour de fac (déjà !) et occupant la salle du Conseil du 8ème étage ? D’une minorité donc, qui grossira au fil des événements et des erreurs du Pouvoir. Les étudiants contestataires d’aujourd’hui sont, statistiquement parlant, dans une situation comparable.

Passons à une deuxième analogie : l’évacuation des bâtiments universitaires occupés par les forces de police. A Nanterre (deux fois) en avril-mai 68 puis à la Sorbonne le 3 mai. Aujourd’hui, en avril 2018, plusieurs évacuations aussi, dont à nouveau la Sorbonne, et Tolbiac qui joue un peu le rôle de Nanterre 68. Pour quelles conséquences ? En 68, loin de réduire la protestation, les interventions policières ont permis au contraire son extension. Il n’est pas impossible que la même chose se produise aujourd’hui. En tout cas, si la protestation ne grossit pas, elle ne faiblit pas. En tout mouvement, c’est bien (d’abord) la détermination qui compte, pas le nombre. A l’évidence, les « possibilités d’extension de la lutte » étudiante, comme dirait Houellebecq, sont plus faibles en 2018 qu’en 68. La jeunesse a changé. En raison de la crise de l’insertion professionnelle, cette jeunesse est passée, pour partie – et une partie sans doute importante - dans le camp du libéralisme. Beaucoup de jeunes ne contestent plus aujourd’hui, ni la sélection ni la compétition ni les examens, ni les diplômes : ils veulent juste faire leur travail d’étudiant : se présenter à leurs partiels. Cette catégorie de jeunes nous semble plus nombreuse qu’en 68 et en tout cas plus combattive (il suffit d’écouter le président, au langage déjà très technocratique, de la FAGE, qui, lui, est étudiant en physique et pas en sciences humaines!, pour s’en convaincre). La suite de cette histoire reste à écrire, mais on ne sait à quoi elle ressemblera.

Autre analogie entre mai 68 et avril 2018 : la composition de la minorité combattante, une minorité très hétérogène. Remontons le temps. Les 142 « enragés » de Nanterre-68 forment un groupe où l’on croise des « gauchistes », maoïstes, trotskystes, marxistes-léninistes, des membres de l’UNEF, des libertaires-anarchistes comme Cohn-Bendit et beaucoup d’étudiants « sans étiquette » ni syndicales, ni politiques. L’UNEF est en perte de vitesse depuis la guerre d’Algérie et mobilise peu. Quant aux « groupuscules politiques », ils incarnent aux yeux d’une masse d’étudiants, comme le PCF, l’ancien monde politique. Les jeunes de 68 sont moins politisés qu’on l’a souvent dit.

Aujourd’hui, la minorité en action est hétérogène pareillement. Oui, l’ultragauche est présente, l’UNEF, la France insoumise aussi, mais la plupart des étudiants contestataires n’ont aucune appartenance ni syndicale ni politique. Une minorité enfin, en 2018 comme en 68, qui est composée d’étudiants de sciences humaines, de philosophie.

Dernière analogie. Une contestation de l’introduction de la sélection à l’université et au-delà (en 68 surtout) d’un certain type d’université. Il y a cinquante ans, les étudiants fustigeaient le plan Fouchet de 1966 imaginant une université fondée sur le double pilier de la sélection et de la professionnalisation (qui avait conduit De Gaulle à ne pas le mettre en place, préférant, lui, la participation et l’évaluation à la sélection-élimination).

C’est pourquoi, en matière d’éducation, le mot de « sélection » reste un mot tabou et une « idée-repoussoir ». Il en va différemment avec la loi d’orientation et de réussite des étudiants, dite loi ORE, qui affiche clairement, et l’idée et le mot. L’idée est contenue dans la procédure d’affectation des lycéens à l’enseignement supérieur où il est question de trier les candidatures, pour au moins les filières « en tension », sur la base des dossiers scolaires. Le mot, lui, est clairement écrit dans l’article premier, paragraphe V : « Une sélection peut être opérée… pour l’accès aux sections des techniciens supérieurs, instituts, écoles et préparations à celles-ci, etc. ». En résumé, la sélection opère pour les filières très convoitées, c’est-à-dire du goût des étudiants, et donc en tensions, et les filières prestigieuses ou débouchant sur un emploi. Elle est absente au contraire des filières où personne ne veut aller et où n’entrent que les milieux sociaux favorisés. Une « université à deux vitesses » en somme où la capacité effacerait le libre choix.

Mais chacun sait que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. Si un nouveau mai 68 est possible, il n’est pas certain. Seule la filiation ne saurait être niée, à moins de bousculer les faits. Mais quelle honte y a-t-il à s’inscrire dans une histoire ?

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