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Evasion fiscale : l’Europe a-t-elle vraiment des raisons de se féliciter de son action ?
©Reuters

Un an après le Luxleaks

La Commission Juncker s'était donnée pour priorité la lutte contre l’évasion fiscale des multinationales. Ces prochains mois, elle semble vouloir aller plus loin, notamment sur la question de la transparence ou celle d'un reporting pays par pays des activités des entreprises. Il n'en demeure pas moins que les résistances sont fortes.

Jean-Philippe Delsol

Jean-Philippe Delsol

Jean-Philippe Delsol est avocat, essayiste et président de l’IREF, l'Institut de Recherches Economiques et Fiscale. Il est l'auteur de Civilisation et libre arbitre, (Desclée de Brouwer, 2022).

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Atlantico : Quelques mois après le scandale du LuxLeaks, l'Union européenne est-elle devenue une zone plus juste en matière d’impôt sur les sociétés ? Quels sont les résultats concrets qui peuvent être mis en avant par Bruxelles ?

Jean-Philippe Delsol : La réponse n’est pas si simple. Des mesures ont été prises au niveau européen. Mais sont-elles justes ?

Prenons l’exemple des rescrits fiscaux. En novembre 2014, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et 40 médias partenaires, dont "Le Monde" et "The Guardian", révélaient que près de 340 multinationales avaient passé des accords fiscaux avec le Luxembourg pour payer moins d'impôts et les autres pays y auraient perdus plus d’un milliard. Le Luxembourg s’est ainsi trouvé au banc des accusés. Cette affaire a été montée en épingle et sous la férule de M Moscovici il a, rapidement, été décidé au niveau européen, début octobre 2015 d’un dispositif selon lequel à compter du 1er janvier 2017 les administrations fiscales des États membres seront tenues de se communiquer mutuellement les accords fiscaux établis avec les grands groupes qui cherchent à minimiser leurs impôts dans d’autres pays. Ainsi, lorsqu'une multinationale obtiendra un rescrit fiscal au Luxembourg, le Grand Duché se verra dans l'obligation d'en informer l'administration fiscale française. Mais une première atteinte au droit doit être relevée dans le fait que ce dispositif doit avoir un effet rétroactif sur cinq ans.

Pour fonder leurs accusations, ces journaux ont utilisé des fichiers volés à un grand cabinet d’audit, sans doute par un employé indélicat. Et en pratiquant ainsi le recel, ils ont contribué  à affaiblir l’Etat de droit tant il est vrai que lorsque tout est permis au nom d’un soi-disant bien, c’est souvent le pire qui s’en prévaut le plus vite. Mais bien pire, ils se sont trouvés  dans le rôle de « Celui qui est pris qui croyait prendre », parce qu’eux-mêmes ou leurs actionnaires pratiquent ce qu’ils ont dénoncé. Le Groupe Medias Guardian, GMG, éditeur anglais, a lui-même demandé un ruling au Luxembourg ainsi qu’en atteste la liste des rulings publiée sur le site de l’ICIJ (icij.org). Les profits du Groupe Guardian servent sans doute à financer les pertes du journal. Il en est sans doute ainsi aussi des associés du journal Le Monde, et notamment de la fortune de Mathieu Pigasse accumulée dans son travail au sein de la banque Lazard dont le siège est aux Bermudes. L’autre associé, Pierre Bergé, a domicilié ses affaires en Suisse (Caviar Prunier) ou au Luxembourg, notamment les sociétés Berlys. Le Monde est d’ailleurs partenaire du Huffington Post dont l’une des dernières créations au Maghreb est une holding luxembourgeoise, nommée Huffington Post Holding Maghrebmedia Group & Cie, créée le 7 mai 2014 sous le numéro de registre du commerce B0186971 et domiciliée au 67, Boulevard Grande-Duchesse Charlotte à Luxembourg. Les statuts de cette société luxembourgeoise font apparaître parmi ses gérants des personnes très liées au journal Le Monde, comme Alix Etournaud, l’ex-épouse et la mère des enfants de Matthieu Pigasse, ou Agnès Chauveau qui est directrice de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, productrice à Radio France et journaliste au Huffington Post francais, dont Le Monde est le partenaire exclusif pour l’actualité française… Curieuse dénonciation de la part de ceux qui profitaient du système !

Le grief est que le Luxembourg accorde des rulings, c’est-à-dire que son administration fiscale pratique depuis fort longtemps la technique introduite il y a peu en France sous la forme du rescrit. Il s’agit pour l’administration de se prononcer sur les schémas d’organisation présentés par les contribuables pour dire si oui ou non ils sont compatibles avec le droit fiscal du Grand Duché. La différence est que là où les rescrits français sont longs et compliqués à obtenir, - quand on les obtient -, les délais d’instruction sont extrêmement rapides au Luxembourg et l’avis est donné sous une forme très simple, généralement un "Bon pour accord" ou des observations manuscrites en retour sur le courrier adressé par l’avocat.

Cette pratique est d’une efficacité remarquable et contribue à l’attrait du Luxembourg en même temps que la stabilité de ses lois fiscales. Les holdings luxembourgeoises permettent en effet depuis 1929 une exemption totale d’impôt sur les dividendes reçus de participations ou sur les plus-values afférentes à celles-ci. Les holdings « 29 » ont été abandonnées il y a quelques années au profit de nouvelles structures, les SOPARFI, plus cosmétiques, mais le régime est le même. Il s’agit simplement d’un régime « mère/fille » tel qu’il est pratiqué dans la plus part des pays développés. A une grande différence près avec eux et notamment avec la France, c’est que la règle n’y change pas en permanence.

Une autre différence essentielle est que le Luxembourg dispose d’une fiscalité raisonnable. Le Luxembourg n’est pas un paradis fiscal, mais il respecte ses contribuables à la fois par des taux mesurés et par la pérennité des règles applicables. Il offre par ailleurs des dispositifs favorables aux sociétés holding et à différents véhicules d’investissement. D’autres pays le font également, dont la France, mais à tort et à travers au lieu de le faire de manière systématique et durable. C’est pourquoi ça marche mieux au Luxembourg qu’ailleurs. D’autant mieux que le Luxembourg accepte aussi de négocier l’application de certains textes fiscaux. Il accepte des niveaux d’imposition dérogatoires pour certaine sociétés et dans certaines situations. Il admet par exemple que lorsqu’une SOPARFI emprunte des fonds à une société étrangère pour les reprêter à une société d’un autre pays, par exemple la France, seule une marge réduite soit imposable au Luxembourg, à un taux d’autant plus bas que la somme est élevée.

A dire vrai l’accord européen qui a été trouvé n’est pas anormal non plus. Parce qu’il est sain et souhaitable que les accords conclus par chaque pays avec ses contribuables soient tranparents, connus des autres contribuables. Depuis la loi des douze tables (Vème siècle avant JC) et la Grande Charte anglaise (1215), chacun sait que l’état de droit suppose des lois écrites et connues de tous et des lois identiques pour tous. Il semble que désormais la loi luxembourgeoise devrait satisfaire à ces exigences. Le Luxembourg n’était pas pour autant jusque-là coupable d’évasion fiscale. Et le lui reprocher relève de la diffamation. Le gouvernement luxembourgeois n’a pas à avoir honte de sa politique favorable aux entreprises dont le résultat est que le PIB par tête est au Luxembourg le plus élevé du monde. Cette politique devrait au contraire servir de modèle pour enrichir le monde entier. Le Luxembourg a le mérite d’aviver la concurrence fiscale entre les Etats, au bénéfice des contribuables européens. Comme le dit le ministre des finances luxembourgeois, Pierre Gramegna, "Le maintien d’une certaine compétitivité fiscale, loyale, entre les Etats dans le domaine fiscal est indispensable".

Il a en fait été reconnu que ces dispositifs n’étaient pas illégaux, d’autant plus que la fiscalité en Europe reste du ressort exclusif de chaque pays membre.. Pour néanmoins les combattre, la Commission européenne a utilisé la règlementation en matière d’aides d’Etat. Ainsi la Commission a considéré, fin octobre 2015, que le Luxembourg a accordé des avantages fiscaux sélectifs à la société de trésorerie de Fiat et que les Pays-Bas en ont fait de même en faveur de la société de torréfaction de café de Starbucks. Dans les deux cas, un ruling de l'administration fiscale compétente (selon les pays, on parle de "décision anticipée en matière fiscale", de "décision fiscale anticipative» ou encore de "rescrit fiscal") a réduit artificiellement l'impôt payé par l'entreprise. Elle a décidé que ces avantages étaient  illégaux au regard des règles de l’UE en matière d'aides d'État. Mme Margrethe Vestager, commissaire chargée de la politique de Concurrence, a déclaré à ce propos: "Les "rulings" fiscaux qui réduisent artificiellement la charge fiscale d'une entreprise enfreignent les règles de l'UE en matière d'aides d'État. Ils sont illégaux. J’espère que, grâce aux décisions d'aujourd'hui, ce message sera entendu aussi bien par les administrations publiques des États membres que par les entreprises. Toutes les entreprises, qu’elles soient grandes ou petites et qu'il s'agisse ou non de multinationales, devraient payer leur juste part de l’impôt."

La Commission veut poursuivre son travail d’enquête dans d’autres pays, notamment  en Belgique et en Irlande.  Mais n’est-ce pas un détournement de procédure que d’utiliser les aides d’Etat pour modeler la fiscalité des Etats ?

Sur la question de la transparence, la Commission semble aussi vouloir pousser l'idée d’une assiette fiscale « consolidée » ou celle d'un reporting  pays par pays des activités des entreprises. Peut-elle avoir l'espoir d'une avancée rapide sur ces sujets ? Quelles sont les freins ? La demande d'une grande publicité formulée par les ONG est-elle réaliste ?

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a adopté début octobre un plan de lutte contre "l’optimisation fiscale agressive" des grands groupes – baptisé BEPS (Base erosion and profit shifting, Erosion des bases taxables et transfert de bénéfices) visant à lutter contre les  pratiques consistant à user d’artifices comptables afin de délocaliser les profits dans des paradis fiscaux où ils n’ont aucune activité réelle. Cet accord devrait réunir tous les pays de l’OCDE et beaucoup d’autres. "On obtient un accord auquel personne ne croyait il y a deux ans. Un vrai accord ! Un paquet global est adopté. Aucune des quinze mesures n’est vidée de son contenu", a déclaré Pascal Saint-Amans, directeur duCentre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. "Nous ne sommes pas assez naïfs pour penser que l’évasion fiscale, c’est fini. Mais ce plan va inverser le mouvement".

Concrètement, BEPS tient en quinze mesures, dont certaines seront appliquées dès 2016 tandis que d’autres restent optionnelles. Parmi d’autres mesures ou recommandations, le Treaty Shoping, consistant à rechercher le meilleur usage des clauses des traités de non double imposition conclus entre de très nombreux pays fera l’objet de clauses anti-abus.  Les grandes entreprises seront obligées de déclarer à l’administration fiscale de leur siège social les profits réalisés par chacune des filiales établies dans le monde entier et cette mesure sera d’ailleurs en vigueur dès l’an prochain en France…

De son côté l’Europe milite pour uniformiser l’assiette de l’impôt sur les sociétés et l’établir de telle sorte que les sociétés soient désormais imposées en fonction de la localisation des emplois, des investissements et des ventes. Ce projet, L’ACCIS, permettrait une meilleure comparaison des taux effectifs d’imposition entre les différents pays. Toutefois, un tel régime ne serait pas sans inconvénient car il renforcerait les pouvoirs de l’Union Européenne au détriment des pays membres et il risquerait d’obliger la Commission européenne à multiplier les textes d’application et à créer une nouvelle administration pléthorique pour gérer ce nouveau régime d’imposition. Plus fondamentalement, il ressort d’une étude de l’IREF que la Commission européenne procède en réalité à une approche faussée de la notion de concurrence entre les Etats membres. L’existence d’assiettes et de régimes fiscaux différents pour l’imposition des entreprises dans chaque pays d’Europe favorise une saine concurrence entre eux plutôt que d’entraver leurs relations. D’ailleurs, l’impôt sur les bénéfices des sociétés est toujours répercuté par lesdites sociétés sur des tiers : actionnaires, clients, salariés… Les salariés sont même ceux qui pâtissent le plus de toute hausse d’impôt sur les sociétés. Et ces mesures risquent d’entrainer des hausses d’impôt.

La réalité est que les Etats sont si vindicatifs parce qu’ils recherchent des recettes supplémentaires. Des mesures de transparence et de lutte contre la fraude sont souhaitables pour autant qu’elles permettent de réduire la charge d’impôt des contribuables plus équitablement. Mais les Etats veulent profiter des mesures qu’ils proposent sans en faire profiter leurs ressortissants. Ils veulent dépenser plus, abonder leur tonneau des Danaïdes alors qu’en même temps qu’ils établiraient des régimes fiscaux plus justes, ils devraient réduire la dépense publique et la charge fiscale.

En matière d'évasion fiscale, un récent rapport du réseau d'ONG réunies sous le nom de Tax Justice Network assure que de nouveaux mécanismes (comme les patent box ou l'usage des trusts) ont proliféré et la Commission serait inefficace pour les contrer. Ce reproche est-il fondé ?

Les Trusts seront désormais transparents. Leurs bénéficiaires, comme ceux des comptes offshore de par le monde,  seront connus de leurs pays de résidence fiscale dans le cadre de l’échange automatique d’informations à intervenir à partir de 2017. Mais en effet, certains pays comme le Luxembourg, les Pays Bas ou d’autres offrent des régimes d’imposition réduits aux sociétés qui établissent sur leur territoire avec pour seule activité de détenir des brevets ou parques et de les licencier. Est-ce anormal ? Ces sociétés qui emploient peu de personnel dans peu d’espace et ne polluent pas requièrent bien peu d’argent public. Elles n’en appellent pas à l’Etat Providence, n’utilisent guère ses infrastructures… Ca n’est pas injuste qu’il leur soit demandé moins de contribution qu’à sociétés industrielles dont les usines crachent le feu et dont les personnels alimentent les besoins des caisses sociales ! Il n’est pas anormal non plus que les pays veillent à ce que les prix de transfert entre sociétés d’un même groupe établies dans des juridictions différentes correspondent aux prix de marché. C’est utilement l’un des objets des accord BEPS susvisés.

Les multinationales ont sans doute déjà anticipé les mesures. Quelles seraient les autres mesures à prendre ?

Je crois que les mesures qui favorisent la transparence sont bonnes pour autant que les pays gardent leur liberté de taxation. L’Irlande est un pays du bout du monde européen et a trouvé comme solution de développement d’être attractif sur le plan fiscal. Le Luxembourg est un confetti et a mis en place des solutions attractives pour les investissements. Pourquoi serait-ce injuste ? La concurrence fiscale entre Etats est aussi bonne pour les contribuables que la concurrence entre entreprises est bonne pour les consommateurs.

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