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Évaporées ou transformées, mais où sont passées les voix de la colère ?
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Mystère de lendemains d’élection

Alors qu'une crise politique majeure a marqué les six derniers mois, le mécontentement des gilets jaunes est le grand absent des résultats de ces élections européennes.

Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart est le Directeur Général adjoint de l'institut de sondage Opinionway. Il est l'auteur de "La Présidence anormale – Aux racines de l’élection d’Emmanuel Macron", mars 2018, éditions Cent Mille Milliards / Descartes & Cie.

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Denis Maillard

Denis Maillard

Philosophe politique de formation, Denis Maillard est le fondateur de www.temps-commun.fr, un cabinet de conseil en relations sociales. Il a publié en 2017 Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard).

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Atlantico : Ces six derniers mois ont été marqués par une crise politique importante, issue de l'émergence du mouvement des Gilets jaunes  et qui a montré l'existence d'une France en colère. Pourtant peut-on dire que cette élection européenne a donné une issue à cette crise ? Le RN pas plus que les autres partis contestataires ne semblent avoir réellement profité de cette aubaine ?

Denis Maillard : Après six mois de crise et de politisation intense, un grand nombre d’observateurs était parti du postulat que la querelle se règlerait forcément dans les urnes et que le résultat profiterait à ceux qui avaient « couru » après le mouvement des Gilets jaunes. Or, tous ces pronostics ont été déjoués au profit d’un approfondissement du clivage qui s’était dessiné au printemps 2017. Un peu comme si la logique électorale avait enjambé la crise des gilets jaunes pour poursuivre son cours : d’un côté, En Marche, après avoir fragmenté la gauche, a fait subir à la droite le même traitement ; de l’autre côté, le Rassemblement national a poursuivi sa captation du vote populaire dont une part se retrouve quand même dans les gilets jaunes. Ni Nicolas Dupont-Aignan, ni Jean-Luc Mélenchon, qui l’un et l’autre n’ont pas ménagé leurs efforts pour s’attirer les bonnes grâces des leaders des Gilets jaunes, ne tirent les bénéfices de cette débauche d’énergie. On peut donc estimer que cette élection n’a pas apporté d’issue à la crise débutée en novembre 2018. Mais était-ce son rôle ? Traditionnellement, l’élection européenne est un scrutin sans enjeu dont le résultat ne change rien à la vie quotidienne concrète des électeurs. Et si l’abstention recule, elle reste élevée concernant – assez classiquement – les jeunes, les moins diplômés et les classes populaires. Ce qui, là aussi, recouvre une partie des Gilets jaunes. Dans ces conditions, on peut dire que le RN est quand même arrivé à capter une partie du mécontentement né sur les ronds points l’hiver dernier, ou qu’il l’a fait moins maladroitement que les autres formations politiques. Mais pas entièrement non plus ; une partie de ceux qui se disaient « gilets jaunes » ou qui soutenaient le mouvement ne se sont pas déplacés. C’est aussi la limite de la stratégie du Rn : personne n’a cru qu’il s’agissait à travers le scrutin européen d’un référendum anti-Macron. Si bien que la détestation du Président – réelle au sein d’une bonne partie de la population et de l’ensemble des Gilets jaunes – n’a pas été le ressort du vote.

Dès lors, quelle place a tenu dans ces élections le vote de colère qu'on aurait pu attendre ?

Denis Maillard : De la colère au vote, il y a un gouffre. Pour le comprendre, il est nécessaire d’analyser ce que j’ai appelé « Une colère française ». Quels en ont été les ressorts ? En répétant qu’ils voulaient avant tout vivre dignement de leur travail, les Gilets jaunes ont affirmé très tôt qu’ils ne souhaitaient pas « renverser la table » (faire la Révolution), mais s’y asseoir pour y tenir leur place. C’était donc un conflit social d’un type nouveau qui est venu clore le cycle des conflits sociaux lié au mouvement ouvrier et syndical né avec la Révolution de 1848. Ce n’est pas sur les conditions de travail ou sur la répartition de la valeur créée que porte la contestation mais sur ce qui empêche de jouir des fruits de son revenu. Pour le dire rapidement, la centralité du travail dans la vie des catégories populaires et moyennes s’authentifie désormais par une demande d’accès à la consommation et à la mobilité. Cela est vrai aussi des catégories supérieures et urbaines en ce qui concerne les consommations immatérielles de type culturel ou expérientiel comme les voyages, le développement personnel, le bien-être… et l’environnement comme le montre le résultat de la liste Jadot dans les grands centres urbains. Si l’on additionne dans ces territoires (métropoles et grandes villes), les scores de la liste En Marche et de la liste Europe Ecologie Les Verts, le total est quasiment partout de plus de 50% des voix ! Dans ces lieux, gauche et droite ont été remplacées par un vote libéral (en Marche) ou sociétal (Les Verts). Toutefois, il n’y a pas, dans cette « colère française », uniquement du consumérisme ; autre chose est à l’œuvre qui est de nature à nuancer un tel matérialisme prosaïque. Le mouvement a été fort et symbolique – soutenu par plus de 70% de l’opinion à certains moments – parce qu’il a permis à d’autres dimensions de la vie en commun de se manifester. A côté d’une nouvelle formulation de la question sociale, d’autres aspects sont apparus rapidement : une dimension politique que j’interprète comme une demande de respiration démocratique au sein d’institutions de la cinquième République particulièrement verrouillées et qui a pris cette forme fantasmatique et un peu délirante du Référendum d’initiative citoyenne ; et enfin une dimension nationale qui s’est largement manifestée à travers les Marseillaises et les drapeaux tricolores que l’on a pu entendre et voir dans tous les rassemblements et qui ne signifiaient pas forcément l’appartenance de tous ces manifestants à l’extrême-droite comme on l’a dit un peu vite. A ces trois enjeux, le social, le civique et le national, l’élection européenne ne pouvait pas répondre entièrement (en partie seulement à la question nationale…) ; ce n’était pas son objet. La colère est donc restée à la maison avec la carte d’électeur et le bulletin de vote !

Bruno Jeanbart : Dans notre enquête de dimanche, le soutien au mouvement des gilets jaunes auprès de l’ensemble des électeurs inscrits est de 47%, contre 51% d’opposants, soit stable avec nos mesures réalisées tout au long du mois de mai sur le sujet. Le premier constat que l’on peut faire, c’est que le rapport au mouvement n’a pas été déterminant dans le fait de voter ou de ne pas voter dimanche. Ce chiffre de 47% de soutien au mouvement est le même parmi les votants que parmi les abstentionnistes. En revanche, la distribution du vote des soutiens aux Gilets Jaunes n’est évidemment pas du tout à l’image du vote global. 35% de ceux qui les soutiennent ont voté pour le Rassemblement National et seulement 4% pour La République en Marche. Auprès de ceux qui les soutiennent « tout à fait », à savoir le plus favorables au mouvement, le RN recueille même 48% contre 2% pour LREM. Soulignons que l’un des échecs de la France Insoumise fut probablement de ne pas réussir à capter ce vote de contestation : seuls 12% des personnes qui soutiennent le mouvement ont voté pour la liste de Manon Aubry.

Si l'abstention a joué un rôle, ce dernier a été moindre que prévu. Dès lors, ne peut-on pas considérer que c'est le statu quo qui a été privilégié aux alternatives tentant de reprendre le mouvement sans pour autant les convaincre ? 

Denis Maillard : En effet, c’est le statu quo qui a prévalu. Ceux qui se sont présentés comme Gilets jaunes (Debout la France, les Patriotes, la liste de Francis Lalanne) ou comme le prolongement et le débouché de la crise de l’hiver (France insoumise) en ont été pour leurs frais. A noter que Marine Le Pen n’a jamais pris ouvertement position pour le mouvement, oscillant entre une bienveillance vis à vis d’une colère qui pouvait lui servir et une fermeté vis à vis d’un désordre que son parti réprouve. Il faudrait le vérifier, mais le sursaut de participation (que l’on note partout en Europe) me semble plus directement lié à des enjeux européens suffisamment inquiétants pour qu’on s’y intéresse (Brexit, place de l’Europe face à la Russie et aux Etats-Unis, poids des partis anti-européens ou eurosceptiques, immigration, terrorisme etc.) qu’à la crise des Gilets jaunes elle-même. Même si les six mois de politisation ont sans doute joué aussi leur rôle.

Quelle perspective donne dès lors l'absence de colère réelle dans les votes de ces européennes ? Peut-on remettre en cause l'adhésion réelle et pérenne des suffrages dans ce scrutin ? 

Denis Maillard : Parce qu’il renforce la dynamique présidentielle de 2017, le scrutin de dimanche est interprété comme son prolongement direct. Faisons attention de ne pas rabattre l’un sur l’autre : une élection européenne n’est pas une présidentielle. Et ce qui faisait la colère des Gilets jaunes n’a pas été le moteur de l’élection. Conséquence, l’ensemble des questions posées à partir du 17 novembre sur le nouveau modèle social, la respiration démocratique et l’identité de la société française, demeure ; le Grand débat national n’ayant finalement pas apporté les réponses et l’apaisement qu’il promettait. La querelle n’a donc pas été tranchée dans les urnes. Le sera-t-elle ? L’avenir le dira. Ce qui est intéressant à observer pour la suite, c’est le glissement de l’électorat d’Emmanuel Macron vers la droite : près de 40% des électeurs du Président en 2017 n’ont pas voté pour la liste En Marche cette fois-ci. Ils se sont abstenus ou se sont reportés sur les Verts qui étaient également dans une posture ni droite ni gauche. Paradoxalement, cela rouvre le jeu à gauche. Mais pas la gauche à la Mélenchon, Brossat, Hamon ou Glucksmann qui sortent des européennes battues les unes comme les autres. Une nouvelle gauche qui serait réellement proche du peuple, viscéralement républicaine et résolument sociale. Elle pourrait faire contrepoint à  l’extrême-droite et répondre enfin aux inquiétudes des Gilets jaunes et d’une grande partie de la population sur les trois enjeux que j’ai indiqué précédemment (social, civique et national). Mais cela, seule une élection nationale pourra en décider.

Bruno Jeanbart : L’échec des Gilets Jaunes à transformer électoralement leur mouvement ne s’est pas produit dimanche, mais en amont dans l’incapacité à s’unir et à présenter une liste comprenant les différents leaders du mouvement. Dès lors, ni la présence de Gilets Jaunes sur des listes de figures politiques (Nicolas Dupont-Aignan ou Florian Philippot par exemple), ni la liste de l’Alliance Jaune ne pouvait capter ce vote car elles apparaissaient comme des mouvements de récupération. En toute logique, cet incapacité à offrir un débouché électoral devrait rendre plus difficile la poursuite du mouvement. Mais cela n’est que théorique, car la nature du mouvement lui-même est tellement hors des logiques traditionnelles que rien ne dit qu’il ne va pas se poursuivre de manière disparate, comme il l’a fait depuis environ un ou deux mois. Le mouvement étant souvent aujourd’hui l’expression d’une colère, tant que celle-ci perdurera et ne s’apaisera pas, il est tout à fait possible qu’il continue à se rendre visible samedi après samedi.   

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