Eva Ionesco : « chaque instant te dévore un morceau du délice »<!-- --> | Atlantico.fr
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Eva Ionesco publie « Les enfants de la nuit » aux éditions Grasset.
Eva Ionesco publie « Les enfants de la nuit » aux éditions Grasset.
©DR / JF Paga

Atlantico Litterati

Il faut au moins Charles Baudelaire, (« Horloge »/ Les Fleurs du mal) pour dire ET la douleur de l’ex fillette érotiquement exploitée par sa mère ET les affres et délices de l’adolescente délivrée de sa génitrice ; d’où une nouvelle autofiction : «Les Enfants de la nuit » (Grasset). La suite de ce (beau) premier roman qu’est « Innocence » (Grasset).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Repères

Eva Ionesco est écrivain et cinéaste. « Little princess » (2011) avec- entre autres- Isabelle Huppert - est son premier long métrage. « Rosa Mystica (2014/pour Canal Plus )avec Jean-Pierre Léaud et Marisa Berensonsera son deuxième film, écrit avec Simon Liberati (Cf Wikipedia).

« Une jeunesse dorée » (2019) (avec Isabelle Huppert.)Est un nouveau film d’Eva Ionesco, écrit lui aussi  avec Simon Liberati

« Innocence » (Grasset /2017/ Le livre de Poche) est le premier roman d’Eva Ionesco ( les souffrances d’une Lolita exploitée par sa  propre mère  dans les années 1970). En 2015, devenu son mari, Simon Liberati,  publie «  Eva » (Grasset), roman  - éclairant l’impact des abus subis jadis par Eva Ionesco. « C'est terrible de vivre entouré de malveillance, d'avoir toujours peur, d'être toujours sur le qui-vive, (…)de se dire toujours, même aux minutes de trêve : "Ah ! mon Dieu ! ... Qu'est-ce qu'ils vont me faire, maintenant ? ("Le Petit Chose »/Alphonse Daudet)... Quoi que nous fassions,  nous sommes tributaires de cet enfant que chacun d’entre nous  a été. En cas de malheur, l’art  fait grandir. Ou la presse : « Les rédactions sont peuplées d’orphelins »,affirmait d’ailleurs un connaisseur, Pierre Lazareff (1907-1972). Le test permettant de mesurer l’amour que l’on éprouve ou pas pour sa mère ? Il suffit  de la regarder  dévorant un sandwich avec beaucoup de mayonnaise, nous dit Eva.

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Après l’enfance  saccagée, la fresque du night-clubbing pendant les seventies, un  « Paris-by-night »  peuplé de bandes branchées s’agite au fil des pages. Cruel et cru. La narratrice des «  Enfants de la Nuit  est la sœur  d’Antoine Doisnel. Comme le personnage de Truffaut, Eva veut le contraire de ce qu’on lui a inculqué. Eros ?Certes, mais le cœur est ce chasseur solitaire qu’elle découvre tel que pensé par Carson McCullers. Le corps tout seul, pourquoi pas, mais aimer (l’amant, les proches, les amis) cela vous a une de ces gueules ! Aimer plus le plaisir, c’est tentant. Signifiant. Exaltant. L’ex-petit forçat - soudain se libère d’une mère photographe - très moyenne, d’ailleurs, question photographie, ordinaire même, donc en dehors de l’art ; or, Eva veut l’Art. Eva désire et elle sublime : cela s’appelle créer. Créer vraiment. C’est-à-dire, écrire. La littérature sauve. Eva est sauvée.

 « Elle est où, ma fille, elle est en  extrême danger ,elle doit revenir, Eva ? Est-ce que tu es là ? Tu sais que tu peux mourir ? » crie la « mère » de plus en plus loin, telle ces voix que l’on oublie.

Après avoir révélé son enfance saccagée dans (« Innocence »/ Grasset/ Le Livre de Poche), Eva Ionesco réussit  le portrait (aigu et décalé) d’une adolescence qui choisit son destin. Elle poursuit son chemin. C’est une artiste.

« Eva  traverse ce Paris mondain, celui de la mode et des grandes fêtes mythiques du Palace, mais aussi, plus populaire et secret, celui de Pigalle, de Montparnasse ou de la Main bleue à Montreuil.  Avec les copains, on michetonne, on vole, on se drogue, on fait des strip-teases en groupe, c’est si amusant. »s’exclame une lectrice.

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Annick Geille

Extrait 1

Le sentiment d’un âge d’or éternel

« Au Diable des Lombards,elle mangeait un cheese-cake aussi gras que sa peau tandis que je dégustais un corn in the cob quand Gene a franchi la porte, vêtu de son imperméable, et m’a visée d’un œil prédateur, frottant deux de ses canines entre elles. Puis il a extirpé une boîte d’allumettes de sa poche, l’a lancée haut en l’air pour habilement  la rattraper de son autre main.

-Garçon, un baby.

Il était arrogant et rebelle, j’aimais les beaux rockers.

Irène (mère de la narratrice NDLR),crédule, ne voyait pas notre manège, elle tournait le dos à Gene tout en se trémoussant à contretemps sur une ballade d’Elvis, Are you lonesome tonight ? Ses lèvres barbouillées de mayonnaise me soulevaient le cœur.

-On va aller chez Upla ?

-Je dois d’abord voir Bijam pour récupérer le fric des photos que j’ai faites de toi.

-Tu m’as promis…

-Minute papillon !

Irène s’est levée pour aller téléphoner dans la cabine métallique. Ouvert à toute heure, le Diable des Lombards ressemblait en bien des points à un décor du film American Graffiti. Je fixais la sortie, espérant qu’elle tienne ses promesses et m’offre pour mon anniversaire un sac Upla rose, un sweat rose Fruit of the Loom et un parfum à la rose de chez Crabtree & Evelyn pour aller avec mon pantalon de velours rose que mamie s’était donné la peine de beaucoup trop resserrer et je pensais que l’avenir faisait gravement délirer.

-Bijam Aalam nous attend.
Elle est allée payer au bar, elle farfouillait tant dans son sac qu’elle en a renversé la moitié  par terre, Gene s’est baissé pour l’aider à récupérer ses effets personnels.

-Ca vous ennuie si je vous demande votre numéro de téléphone ?

-Pourquoi faire ?

-Pour vous parler, faire votre connaissance, tout simplement.

Elle a griffonné son numéro de téléphone sur la boîte d’allumettes, Gene me souriait, j’ai dit tout fort : Je me casse !

Galerie Véro-Dodat, Bijam était absent, parti en urgence pour un rendez-vous chez Angelina. 

Malheureusement, il n’avait rien laissé à l’intention d’Irène, même pas un petit mot. Alors, contrite, elle a sorti le Pariscope de son sac et les pigeons lui ont chié dessus sans qu’elle s’en aperçoive.

C’est trop nul ! Mon cadeau … j’ai lancé.

-Ca peut attendre samedi. Ne sois pas impatiente, reste tranquille chouchou.

Je me suis aventurée dans le passage parmi les devantures aux vitrines sombres où se tenaient des mannequins abandonnés. Sous la verrière opaque, le sol à damier noir et blanc cinétique, et entre les boutiques, des paysages peints d’inspiration antique, défraichis, effacés, me communiquaient dans un profond vertige le sentiment d’un âge d’or éternel.

Extrait 2

Les décombres d’un jardin en ruines

« Épuisé, il m’a poussée d’un doigt, j’avançais comme une condamnée vers le matelas et nous nous sommes tous recouchés. Le soleil perçait les volets, au fond de l’appartement la sonnerie du téléphone a retenti, la voix d’Irène (cf. Irina Ionesco NDLR) angoissée s’est élevée : « Elle est où ma fille, elle est en extrêmedanger, elle doit revenir, Eva ? Est-ce que tu es là ? Tu sais que tu peux mourir ? »

Le lendemain nous étions gris sans détenir aucun carton d’invitation pour l’inauguration du centre Georges- Pompidou à Beaubourg. Alain Pacadis, Hélène Hazera et Andrée Putman qui se trouvaient devant le musée nous firent entrer. « Amusez-vous mes bébés d’amour ! » qu’elle nous dit de sa voix gutturale d’espionne du KGB. A  l’intérieur, nous continuâmes  à boire beaucoup de champagne tout en traversant les fastes de la République. Des présidents africains, des généraux, des têtes couronnées, Baudouin et Fabiola, Rainier et Grâce de Monaco, le Prince Poniatowski mais aussi Loulou de la Falaise en robe longue et Joël Lebon, Diane de Beauvau-Craon, Françoise Giroud, Claude Pompidou tout en Cartier. Cela nous distrayait de les détailler de près, n’étions-nous pas au musée ? Puis liés par un fil invisible nous courions exaltés dans les salles de cubistes, de fauvistes. Aux toilettes, une queue immense et pas d’autres solutions pour nous soulager Christian et moi que d’uriner derrière un pilier sous les escalators Vincent riait si nerveusement  que nous craignions qu’il attire l’attention e la gare républicaine sur nos méfaits. Au dernier étage du Pop Art, Roy Lichtenstein, Andy Warhol avec ses boites de lessive Brillo et soupe de Campbell’s et la fameuse chaise électrique devant laquelle je retrouvais Edwige tenant amoureusement la main d’une jeune fille fifties brune, arrogante, une sosie miniature d’Ava Gardner qui répondait au nom de la petite Gigi et  qui plaisait beaucoup à Christian et Vincent. Mon sang ne fit qu’un tour, le temps que mes amis prennent la fuite  Edwige malicieuse m’a tendu son poignet.

-Regarde Eva !

Emmailloté d’une bande Velpeau avec écrit dessus au feutre noir La petite Gigi.
Gigi se trémoussait sur des talons de 12 cm et sa taille plus fine que la mienne accentuait la rondeur féminine de ses seins et les courbes de ses fesses, une mouche à la Pompadour au coin

de la bouche me fit frémir. Elles m’ont tourné le dos de concert, me laissant seule complètement livrée à moi-même. Dans la salle Duchamp j’errai désespérément, envahie d’un sommeil qui suit les catastrophes ou les très grands bonheurs, je me glissais dans une file, au bout, il fallait se pencher à un trou de serrure derrière lequel se trouvait une femme nue, sans tête, les jambes écartées exhibant un sexe sans poil et tenant dans une main un photophore, son corps gisant parmi les décombres d’un jardin en ruines. »

Copyright Eva Ionesco / « Les enfants de la nuit » / Grasset 447 pages / 24 euros

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