Euro-masos : quand l'homme qui a sorti les États-Unis de la grande crise de 2008 accuse les Européens d'être responsables de leur marasme économique<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
A l’occasion de la sortie de son dernier livre, Ben Bernanke, ancien Président de la Fed, dénonce l’attitude des européens face à la crise.
A l’occasion de la sortie de son dernier livre, Ben Bernanke, ancien Président de la Fed, dénonce l’attitude des européens face à la crise.
©Reuters

Accusés, levez-vous !

A l’occasion de la sortie de son dernier livre, "Le courage d’agir", Ben Bernanke, ancien Président de la Fed, dénonce l’attitude des Européens face à la crise dans une tribune publiée par le Wall Street Journal. Leur échec serait la conséquence d’une "philosophie économique" et non d'un manque d’outils à disposition des autorités.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »
Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico :Selon l'ancien Président de la Fed, Ben Bernanke, la faillite européenne serait la conséquence d’une "philosophie économique" et non du manque d’outils à disposition des autorités pour mener une politique efficace. Peut-on dès lors considérer que la dépression européenne est un simple choix politique ?

Christophe Bouillaud : Dire que la dépression européenne est un choix politique supposerait que les dirigeants européens auraient voulu que la crise s'aggrave. Cela me paraît excessif. Mais affirmer que les dirigeants économiques européens ont fait de graves erreurs de politique économique, que ce soit au début de la crise, au milieu ou maintenant, est tout à fait réaliste. Tout le monde aujourd'hui ou presque s'entend sur le fait qu'ils ont insisté beaucoup trop fortement sur la réduction des déficits publics. Et par ailleurs, un choix européen très net s'est effectué : ils ont préféré sciemment ignorer l'endettement privé, c'est-à-dire l'endettement des entreprises et d'un certain nombre d'investisseurs, et mettre l'accent exclusivement sur l'endettement public. Ils ont donc choisi un cadrage de la crise mettant le doigt sur l'idée que c'était exclusivement les Etats qui étaient trop dépensiers et non pas les investisseurs ou les banques qui avaient fait de graves erreurs d'appréciation sur leurs investissements.

Le cas le plus central est bien entendu celui de la Grèce où les problèmes d'endettement privé ont été quelque peu oubliés au profit d'une obsession unique, l'endettement public de l'état grec. De la même manière on a préféré passer sous silence toutes les erreurs faites en termes d'investissement immobilier, en Irlande ou en Espagne, qui mettaient directement en cause les investisseurs privés à l'origine des erreurs.

Nicolas Goetzmann : Plus d’un an après son retrait de la Présidence de la Fed, Ben Bernanke a aujourd’hui l’occasion de remettre les pendules à l’heure. Parce que son action à la tête de l’institution monétaire américaine a été très fortement critiquée à cette époque. Ses programmes de relance monétaire ont été considérés comme étant totalement irresponsables, et qu’ils allaient mener les Etats Unis vers l’hyperinflation. Le résultat, ce sont 12 millions d’emplois crées en 5 ans et une inflation très contenue. 

Avec un tel bilan en faveur des Etats Unis, il est en effet possible de se tourner du côté des Européens, pour se demander ce qu’ils attendent pour faire la même chose. Parce que la solution est bien sur la table depuis plusieurs années. Bernanke a montré la voie, mais les dirigeants européens ont fait le choix conscient de suivre un autre chemin, qui se caractérise par son absence totale de résultats. Cette question du choix de la dépression n’est donc pas dénuée de fondement. Et elle est en fait vigoureusement renforcée par les faits. Parce que la politique menée en Europe, celle de l’austérité, a pour objectif de transformer la zone euro en un site de production compétitif au niveau mondial, afin de faire décoller les exportations du continent vers le reste du monde. 
Or, pour qu’un tel projet puisse se réaliser, l’enjeu est de faire du continent une zone de sous-consommation. Ce qui correspond exactement à l’exemple allemand des années 2000. En menant une politique de restriction de sa consommation (par la modération salariale), l’Allemagne a peu à peu déséquilibré son économie; elle produisait plus qu’elle ne consommait, ce qu’elle continue d’ailleurs de faire. Ce surplus de production, que la consommation allemande est incapable d’absorber, doit donc être exporté. Au niveau européen, cette approche se traduit par les politiques d’austérité, dont le seul objectif est bien de créer une tension sur les salaires, avec un niveau de chômage élevé, pour obtenir cette situation de sous-consommation. C’est une tactique d’effondrement de la demande intérieure.
La question est de savoir si cela a été fait consciemment, si cela est véritablement un choix délibéré de la part des autorités, ou de simple incompétence. Raisonnablement, il est possible d’envisager que la réponse est entre les deux. Mais en plus de cela, le choix de l’Allemagne de viser une politique de déficit zéro, pendant que d’autres pays auraient besoin d’un plus de demande, ne fait que renforcer cette appréciation. 
Pour atténuer ce constat, il faut reconnaître que l’arrivée de Mario Draghi à la tête de la BCE a été salutaire. Il est parvenu, avec les moyens du bord, à modifier la politique économique européenne. Car la BCE de Jean Claude Trichet était devenue caricaturale dans ce choix délibéré pour la dépression. Le problème actuel reste pourtant l’isolement de Mario Draghi, et le manque de moyens mis à sa disposition pour enfin mener une politique cohérente avec l’ampleur de cette crise.

Dans cette même tribune, Ben Bernanke s’en prend nommément au ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, qui, en 2010, avait accusé les Etats Unis de pratiquer une politique "absurde".  5 ans après cette déclaration, quelles sont les leçons qui ont été tirées sur le plan de la politique économique européenne ?

Christophe Bouillaud : Il faut bien constater que les leçons ont été très faibles. Deux visions de l'économie se distinguent : la vision soutenue par monsieur Wolfang Schäuble dans laquelle la clé de tout est des finances publiques en ordre, et la vision de Ben Bernanke très traditionnelle, continentale, considérant qu'il faut à la fois avoir une politique monétaire et budgétaire active pour sortir de la crise, et aussi une politique de remise en ordre du secteur privé, c'est-à-dire de rachats massifs des dettes pourries du secteur privé par l'Etat. Ces trois éléments ont bien fonctionné aux Etats-Unis mais ils ne sont pas présents en Europe. Sauf l'aspect monétaire grâce à Mario Draghi qui a quasiment forcé la main des autorités allemandes et de la Banque centrale allemande afin d'imposer une politique d'assouplissement monétaire incroyable.  Heureusement qu'il y a eu Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne ; si un autre individu l'avait remplacé en suivant davantage les recommandations de prudence de Wolfgang Schäuble, la solution serait encore plus grave en Europe.
Sans la politique budgétaire, nous sommes totalement autistes ou complètement sourds par rapport aux conseils de Ben Bernanke.

La première explication fondamentale est la suivante : du point de vue des Allemands, il y a une obsession concernant la dette publique. Cette dernière doit être remboursable et remboursée, sans parler d'une inquiétude parfois disproportionnée quant à son montant. Cela remonte probablement à la réunification allemande avec une peur de cette dette en Allemagne qui a remonté d'un coup pour payer cette réunification. C'est un peu irraisonné…
Deuxième élément de réponse, en Europe on observe une proximité très forte entre les investisseurs privés, les grandes banques, et les pouvoirs politiques et ces derniers sont allés au secours des grandes banques de manière plus discrète qu'aux Etats-Unis. Dès le début de la crise, l'Etat américain a fait le pompier de manière claire pour récupérer les mauvaises dettes du secteur bancaire. En Europe la situation a été similaire mais de manière très subreptice. L'action était bien moins légitime, les citoyens n'étaient pas très contents de s'apercevoir qu'ils allaient payer pour les erreurs des banquiers. D'où tout un système afin de faire croire aux citoyens que c'était les Etats qui avaient tort, les banquiers n'étaient pas coupables etc.
Ces deux éléments expliquent le blocage en Europe.

Nicolas Goetzmann : Cette phrase de Wolfgang Schäuble, qui accusait les Etats Unis de mener une politique qui allait déstabiliser l’économie mondiale, une politique « absurde » selon ses mots, est l’exemple parfait de ce qui se passe en Europe. Cela prouve que Schäuble s’est trompé d’une manière plutôt accablante, alors que sa vision personnelle, celle de l’austérité, a conduit l’Europe vers une stagnation de la croissance et un chômage de masse. Malgré ce désaveu, la majorité des dirigeants européens font encore confiance à Schäuble, à son supposé sérieux, et à ses supposées compétences. 

La première leçon tirée de cette situation est la politique menée par Mario Draghi. En janvier dernier, la BCE a mis en place un grand plan de relance monétaire, qui reste cependant très largement en deçà de ce qui serait nécessaire, sur le modèle de ce qui avait été fait aux Etats Unis. Mais avec 5 années de retard. Il faut d’ailleurs espérer que ce plan soit renforcé au cours des prochaines semaines, afin de faire face aux contraintes extérieurs, notamment en provenance des pays émergents. Le semblant de reprise en Europe en cette année 2015 n’est rien d’autre que la conséquence de ce plan. 
Plus récemment, un rapport (voir ici) publié pour le compte Parlement européen, par les économistes Lechthaler, Reicher, et Tesfaselassie, du Kiel Insitute, fait état d’une alternative potentielle à la politique monétaire européenne. Au bout de 7 années de crise, les bonnes questions commencent à se poser. Le temps de réaction est en cela désespérant mais au moins, les idées finissent par traverser l’Atlantique. 

Sept années après l’arrivée de la crise, comment aborder la part de responsabilités des Etats européens, d’une part, et des institutions européennes, d’autre part ? N’est-il pas trop facile d’accuser systématiquement l’Allemagne comme seule responsable de la situation ?

Christophe Bouillaud : D'abord, il faut nuancer : il ne s'agit pas de l'Allemagne mais des dirigeants allemands conservateurs. Puis, la responsabilité revient à la coalition européenne formée autour de ces dirigeants allemands conservateurs. Toute une coalition conservatrice a considéré qu'il valait mieux accuser les finances publiques plutôt que voir en face le fait que les entrepreneurs et investisseurs avaient fait de mauvais choix.

Il y a eu un accord global européen pour avoir ce cadrage de la crise et ensuite les deuxiemes responsables sont les socialistes européens qui ont refusé d'affronter les conservateurs et qui ont préféré accepter voire seconder cette idée, "les Etats dépensent trop".

Cette coalition transeuropéenne l'a emporté de loin, et l'emporte encore et ce, même si les résultats de sa politique économique sont très médiocres, y compris dans un pays dont on parle très peu, la Finlande. Ce pays est bien géré, la population active est extrêmement bien qualifiée par rapport au reste de l'Europe et pourtant aujourd'hui la Finlande rencontre des problèmes économiques de la même nature que la Grèce dans le fond : le prix du travail est trop élevé.
La coalition conservatrice, même pour des pays la soutenant, a des résultats négatifs.

L'Europe paye l'absence de véritable alternative. Nous sommes dans un système de consensus entre la droite conservatrice et la gauche social-démocrate, donc il n'y a pas de roue de secours au sein des élites gouvernantes de l'Europe. Le seul qui a sauvé le système et les intérêts européens, c'est Mario Draghi, un Italien, ancien de Goldman Sachs.

Nicolas Goetzmann : L’Allemagne préserve ses intérêts. On peut lui reprocher de ne pas se soucier davantage de l’intérêt général européen, mais on doit surtout reprocher aux autres pays de ne pas apporter la contradiction sur ce point. Or, cette contradiction doit principalement venir de la France, dans le cadre du couple franco-allemand. Si la friction entre les deux pays membres ne parvient pas à produire un résultat favorable à l’ensemble de la zone euro, c’est principalement en raison de cette défaillance de la France à proposer une alternative concrète à ce qui est défendu par l’Allemagne. Pourtant, tous les arguments sont sur la table. La réussite de qui a été entrepris aux Etats-Unis permet de mettre en avant l’échec de la politique économique européenne, par une simple comparaison. Comme l’indique Bernanke dans son article du Wall Street Journal, la croissance européenne est encore inférieure de 0.8% à son niveau de 2008, alors que les Etats-Unis sont 8.9% au-dessus de ce niveau. Si l’on regarde les chiffres du chômage, au moment de l’accusation de Schäuble sur ce que faisaient les Etats-Unis, le taux de chômage était de 10.2% en Europe et de 9.4% aux Etats-Unis. Cinq ans après, le chiffre est proche de 5% aux Etats-Unis contre 10.9% en Europe. Cela devrait suffire à en finir avec toute discussion pour savoir quelle est la doctrine la plus efficace. Pourtant, malgré l’évidence, le manque de réaction politique, en provenance de la France, est flagrante. Les dirigeants français restent obnubilés par la réussite allemande sans voir le désastre de ce modèle sur l’ensemble du continent.

Ce mercredi 7 octobre, François Hollande et Angela Merkel se retrouveront une nouvelle fois devant le Parlement européen pour évoquer la nécessité de renforcer l’intégration au sein de l’union économique et monétaire européenne. Quelles sont les pistes actuelles qui mériteraient d’être abordées ?

Christophe Bouillaud : Beaucoup de pistes ont été évoquées par beaucoup de monde ! Notamment l'idée de faire un Parlement de la zone euro... Mais toutes ces hypothèses sont mises en cause par la crise des migrants. Au cours de cette crise on s'est aperçu que des Etats membres de la zone euro, en particulier la Slovaquie et les pays baltes, n'ont absolument pas les mêmes idées politiques que le reste de la zone euro alors. Je vois mal comment effectuer un transfert de la souveraineté à une entité appelée "la zone euro" alors même qu'on sait maintenant que c'est le jour et la nuit entre ces Etats du point de vue des valeurs profondes. A la limite une union entre la France et l'Italie serait réaliste sur le plan des valeurs, mais une union politique entre la France et la Slovaquie est impossible. Il s'agit de deux peuples, de deux manières d'appréhender le monde différentes. Les frontières de la zone euro sont exclusivement économiques et absolument pas politiques.
L'Europe, à travers la crise des migrants, est apparue comme une construction exclusivement économique. 

Nicolas Goetzmann : Le premier point à aborder est d’en finir avec le mythe du modèle allemand, tout simplement en regardant les conséquences produites par ce modèle à l’échelle européenne. Comme le fait Bernanke. Il s’agit donc de redonner à la BCE un rôle de soutien fort à l’économie, par exemple à travers un mandat de plein emploi, ou mieux encore, par un mandat d’objectif de PIB nominal, en lieu et place de son mandat actuel de simple maitrise des prix. Puis, en second lieu, et afin de convaincre l’Allemagne, il devient alors possible de prendre des décisions concernant les fameuses réformes structurelles. Parce que si la croissance est largement soutenue par la BCE, et que le chômage commence à baisser, ces réformes pourront enfin produire des effets. Il ne faut pas en attendre grand-chose, mais si cela permet de convaincre l’Allemagne sur le premier point ce sera déjà ça. Mais pour le moment, rien ne semble indiquer que François Hollande se dirige vers de telles propositions. Le Président reste à la surface des choses par des petites politiques de l’offre, qui n’ont, au mieux, qu’un potentiel tout à fait résiduel sur l’économie française, et ne parlons même pas de la dimension européenne. Et en faisant cela, il omet le principal moteur de la croissance, c’est-à-dire le déblocage institutionnel de la Banque centrale européenne.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !