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Etat d’urgence sanitaire : un projet de loi nécessaire et… questionnable
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Guerre contre le virus

Face à l'épidémie de Covid-19, le gouvernement a autorisé mercredi l’instauration d’un "état d’urgence sanitaire", accompagné de mesures d’urgence pour soutenir l’économie. Le texte doit être débattu à l’Assemblée nationale jeudi en comité "restreint". Après adoption du projet de loi, "l’état d’urgence sanitaire" sera déclaré.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico.fr : Mercredi 18 Mars, le gouvernement a mis au point un "projet de loi d'urgence contre le coronavirus". Ce projet de loi est divisé en trois thèmes : 1) la santé, 2) la politique générale et 3) l'économie.

Que pensez-vous de ce projet de loi ? Le gouvernement a-t-il pris en compte la mesure de cette crise ?

Christophe Boutin : Pris en compte la mesure de crise oui, sans doute, en ce sens où la plus grande partie de ce texte vise en fait à anticiper les problèmes qui pourraient survenir dans les semaines et les mois qui viennent à cause de l'application du confinement auquel sont actuellement soumis les Français. À côté des conséquences économiques prévisibles, il y a en effet des conséquences très pratiques, car un certain nombre d'activités, qu’il s’agisse des secteurs privé ou public, reposent par exemple sur des actions qui doivent être faites dans des délais précis, alors que la crise liée au COVID 19 et ses conséquences en termes de confinement empêchent bien entendu de les tenir.

Il fallait aussi et avant tout tenir compte de l’imbroglio auquel avait conduit le maintien du premier tour des élections municipales et sa validation. On sait que le président Macron a, dans sa dernière allocution, félicité les maires et conseillers municipaux élus à l'issue du premier tour, tandis que la mise en place du confinement empêchait la tenue du second. Il fallait donc placer ce dernier, dont l'article premier du projet nous annonce qu'il est reporté « au plus tard au mois de juin 2020 », date qui sera fixée par décret en Conseil des ministres. Soucieux d’ailleurs de ne pas porter seul la responsabilité de cette tenue du second tour, le gouvernement remettra au Parlement, au plus tard au 10 mai 2020, un rapport « fondé sur une analyse du comité scientifique placé auprès de lui » qui précisera l'état de l'épidémie. On peut donc penser que si l’avis du conseil scientifique est négatif, le rapport proposera aux parlementaires de reporter à nouveau ce second tour des élections municipales.

Mais nous avons entre temps des nouveaux élus qui doivent siéger, et des anciens qui, eux, doivent rester en place en attendant que soient élus leurs remplaçants – qui pourront être eux-mêmes. Le tout dans un monde où, d’une part, le maire, au rôle essentiel, est l’élu des élus – c’est si l’on peut dire le troisième tour des élections municipales que son élection par le conseil nouvellement élu -, et où, d’autre part, les élus participent à de nombreuses formes d’intercommunalité. On comprend le fatras sans nom qui en résulte, et le projet de loi tente d’aborder tous les cas de figure et de trouver des solutions d’attente, d’attente pour les élections mais aussi pour le vote des budgets, le remboursement des frais de campagne, etc. L’article 2, prudent, ouvre donc la porte à des modifications gouvernementales passant par la voie des ordonnances pour  « adapter le droit électoral jusqu’au second tour ».

Mais le droit électoral n’est bien évidemment pas le seul sollicité par les conséquences du confinement des populations. Pour cela, le titre III du projet prévoit des « mesures d'urgence économique et d'adaptation à la lutte contre l'épidémie de COVID 19 ». Nous reviendrons sur les dispositions spécifiquement économiques, mais il s'agit bien aussi de faire face à des conséquences « notamment de nature administrative ou juridictionnelle » et pour cela d’autoriser le gouvernement à prendre par ordonnance toute une série de mesures pour assouplir toute une série de règles qui, si on les appliquait malgré le confinement, engendreraient blocages et contentieux.

Ce sera le cas, par exemple, en matière de consultation du public d'une décision administrative, ou pour sa transmission, pour les délais de nullité, de caducité, de prescription, de déchéance d'un droit. Modulables encore les modalités de délivrance des diplômes de l'enseignement supérieur, de déroulement des concours, des examens d'accès à la fonction publique, de continuité des droits des assurés sociaux ou d'indemnisation des victimes. Collectivités territoriales et établissements publics, pourront déroger aux règles qui régissent l'exercice de leurs compétences, les délégations qu'elles peuvent consentir, le fonctionnement de leurs assemblées délibérantes, les règles d'adoption et d'exécution de leurs budgets. Même assouplissement, dans le domaine du droit privé cette fois, pour la tenue des assemblées générales de copropriétaires, ou pour des assistants maternels qui pourront accueillir plus d'enfants que prévu.

Dans le domaine de la justice même on trouve de semblables adaptations : règles relatives aux télé-procédures ou recours à la visioconférence devant les juridictions en matière civile, sociale et commerciale, et l’on adaptera de la même manière les règles relatives aux gardes à vue pour permettre l'intervention à distance de l'avocat. On aménagera même les règles relatives à l'exécution des peines privatives de liberté, « pour assouplir les modalités d'affectation des détenus dans les établissements pénitentiaires et les règles relatives à l'exécution des mesures de placement » – sans doute aussi pour ne pas accroître la tension déjà perceptible dans les établissements pénitentiaires.

Bref, on assouplit un droit parfois bien rigide dont la stricte application conduisait nécessairement à d’insolubles blocages : à circonstances exceptionnelles, procédures exceptionnelles

Un point important de ce projet concerne ce que le gouvernement nomme "l'état d'urgence sanitaire". En utilisant cette expression, le gouvernement envoie-t-il un signal à la population ? Une telle mesure est-elle nécessaire ?

C’est, si l’on en croit la presse et le gouvernement, l’élément essentiel de ce projet de loi. C’est pourtant le moins convaincant. De quoi s’agit-il ? Effectivement, le titre II, des articles 5 à 16, prévoit un « état d'urgence sanitaire », mis en œuvre nous dit l'article 5 « en cas de catastrophe sanitaire, notamment d'épidémie, mettant en jeu par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Déclaré par un décret en conseil des ministres pris « sur le rapport du ministre de la santé », il est établi pour un délai maximum de  douze jours, délai au-delà duquel sa prorogation ne peut être autorisé que par une loi qui devra en fixer la durée définitive (art. 7). Curieuse approche, come si au bout des 12 jours on avait nécessairement une vision claire de la situation. On rappellera que la France a mis en œuvre l’état d’urgence en 2015 après les attentats du 13 novembre à Paris, pour trois mois, mais que le texte a été prorogé à six reprises jusqu'au 1er novembre 2017. Le texte cherche à être équilibré et à offrir d’autres garanties que la prorogation législative. C’est ainsi que, puisqu’il est le fruit gouvernement et de sa majorité parlementaire, l'état d'urgence sanitaire disparaît 15 jours après la démission du gouvernement ou la dissolution de l’Assemblée nationale (art. 8). Ainsi aussi que le Parlement, Assemblée nationale et Sénat, sont informés des mesures prises par le gouvernement (art. 9).

Les mesures administratives sont prises par trois autorités principales. Selon l’article 10, c'est au Premier ministre qu’il appartient de prendre « par décret pris sur le rapport du ministre chargé de la santé » à la fois les mesures générales qui limitent nécessairement un certain nombre de libertés, et les réquisitions de bien et de services pour lutter contre la catastrophe. Le ministre de la santé, lui, peut prescrire par arrêté d'autres mesures générales ou individuelles (art. 11). Enfin, le représentant local de l'État peut être habilité par les deux autorités précédentes à prendre de telles mesures dans son cadre territorial de compétences, sous réserve d'informer le Procureur de la république (art. 12) et peut intervenir de son propre chef en cas d’urgence (art. 14). Ne pas respecter les mesures privatives de liberté rend passible de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe (135 €) ; ne pas respecter les réquisitions est puni de six mois d'emprisonnement et 10.000 € d'amende.

Autre précaution contre d’éventuelles dérives, le contrôle du juge sur les dispositions prises par les autorités administratives est si l’on peut dire délimité, puisqu’elles doivent être « proportionnées aux risques encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », tandis que les réquisitions sont contrôlées aussi sur leur indemnisation. Reste bien sur la question de la fin de cet « état d’urgence sanitaire ». On nous dit qu’il est « mis fin sans délai aux mesures mentionnées dès lors qu'elles ne sont plus nécessaires ». Dont acte, mais encore ? On peut penser que le Parlement jouerait ici un rôle, éventuellement appuyé par un troisième élément prévu à l'article 13, un « comité scientifique » « immédiatement réuni […] en cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire ». Ce dernier comprend un nombre variable de membres, mais l’un d'entre eux est nommé par le président de l'Assemblée nationale, un autre par le président du Sénat et son président par décret du président de la république. Or, « ce comité rend public périodiquement son avis sur les mesures prises en application des articles 9 et 10 » - c'est-à-dire celles du gouvernement présentées aux membres du Parlement et les mesures générales prises par le Premier ministre.

Alors, cet « état d’urgence sanitaire », une absolue nécessité ? Il est permis de penser que la procédure de l'état d'urgence telle qu'elle existe en France pouvait tout à fait convenir à la lutte contre une épidémie : on y trouve en effet la possibilité de prendre des mesures privatives de liberté, sous contrôle du juge, comme celle de recourir à des réquisitions, là encore avec indemnisation. La seule véritable innovation est ici l'instauration de ce fameux « comité de scientifiques » dont on voit la double utilité : d’une part, tenter de donner une parole fiable au milieu des fake news ; d’autre part, fournir une justification aux choix politiques. Mais il ne parviendra ni à l’un ni à l’autre. Parce que, et on le voit avec les polémiques sur les traitements du COVID 19, il y a rarement unanimité des scientifiques ; parce que le caractère flou de la création du comité n’offre aucune garantie sur son indépendance ; parce que la parole gouvernementale est totalement dévalorisée, entre une porte-parole du gouvernement qui assume de mentir ou le récent épisode Buzyn ; enfin, et surtout, parce que les questions qu’on posera à un tel comité aboutiront à des réponses qui ne sont pas des réponses politiques.

Prenons l’exemple du report des municipales. On a demandé aux scientifiques si, matériellement, le premier tour des élections pouvait se tenir, en déployant un certain nombre de précautions, et ils ont répondu, de manière technique, en expliquant que c'était possible, ce qui était effectivement le cas. Mais cette réponse technique n'est pas une réponse politique. La réponse politique était de dire qu’il était impossible de tenir ces élections : d’une part parce que l’on savait déjà que le second tour ne pourrait pas se tenir, comme l’a avoué madame Buzyn ; d’autre part parce que le taux d’abstention prévisible du premier tour, une abstention due non pas à un choix politique mais à une peur fort compréhensible de la contamination, entachait d’illégitimité tout un processus électoral dont la « sincérité » n’existait plus.

Mettre en place un tel comité ne peut avoir que deux effets : soit ses avis deviennent des avis conformes, auxquels les politiques se plient, et alors ce sera un pas de plus vers une expertocratie qui n’offre aucune garantie – et surtout pas démocratique ; soit il ne s’agira que du faux nez de politiques retors, comme cela a été le cas pour le maintien du premier tour des municipales, voulu autant par les « vieux partis » qui entendaient profiter de la prime aux sortants que par un « jeune » parti qui, lui, espérait camoufler son échec derrière le taux d’abstention et l’ambiance de crise. Ce n’est pas cela qui va apporter aux Français la sérénité recherchée pour faire face à une crise majeure.

Qu'en est-il des mesures économiques ? Que dire des ordonnances par exemple ? De la consommation et des recettes ?

Nous avons déjà évoqué un certain nombre d'éléments qui touchent à la vie économique - réunion des assemblées, visioconférences ou autres éléments de ce type. Mais, bien évidemment, l'essentiel est de « limiter les cessations d'activité d'entreprises quel qu’en soit le statut et les licenciements », comme l'affirme l'article 17. Quelles sont les mesures prévues ? Un soutien à la trésorerie des entreprises, une aide directe ou indirecte lorsque leur viabilité est menacée, avec ce fonds, dont on a déjà parlé, dont le financement sera partagé avec les collectivités territoriales. Il y a aussi, bien évidemment, des mesures en termes de droit du travail, de la sécurité sociale et de la fonction publique : il s'agit de limiter les ruptures de contrat de travail en renforçant le recours à l'activité partielle - en l'étendant d'ailleurs à de nouvelles catégories -, d'adapter l'attribution de l'indemnité complémentaire prévue en cas de risques sanitaires graves et exceptionnels, mais aussi de permettre à l'employeur de modifier unilatéralement les dates des congés payés ou des jours de repos, et cela tant dans le secteur privé que dans le secteur public.

Et on le voit, les règles sont là encore des règles d’adaptation et d’assouplissement : pendant l'application du confinement, mais aussi après, les entreprises des secteurs « particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation ou à la continuité de la vie économique et sociale » pourront déroger aux règles relatives à la durée du travail et au repos hebdomadaire ou dominical. De la même manière, souplesse dans les obligations que peuvent avoir les entreprises à l'égard de leurs clients ou fournisseurs, et notamment en termes de délais ou de pénalités – spécialement pour les contrats de vente de voyages et de séjour. Adaptation des dispositions concernant la formation professionnelle et l'apprentissage, aménagement du suivi de l'état de santé des travailleurs….

Rien n'est dit, et on peut le comprendre, d'une éventuelle relance de la consommation, et bien peu sur la manière dont vont être financées toutes les dispositions prévues. Mais le projet de loin, en dehors de ces réserves et de celles que nous avons émises sur cet « état d’urgence sanitaire », a un immense avantage : éviter les blocages, anticiper, ne pas vouloir appliquer des textes inapplicables. Pas pour se caler sur un « moins-disant social », comme ce sera certainement dit, mais plus pour ne pas rajouter inutilement du stress au stress. Il appartiendra aux services compétents ensuite, dans l’application de ces règles, de montrer les mêmes bonnes dispositions. Mais ceci sera une autre histoire.

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