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Et si on s’était trompé de Voltaire ?
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Rivalité

Le journaliste et critique littéraire Élie Fréron a peu à peu été effacé de notre mémoire collective. Malik Bezouh revient sur ce destin hors du commun et retrace la rivalité entre Élie Fréron et Voltaire.

Malik Bezouh

Malik Bezouh

Malik Bezouh est président de l'association Mémoire et Renaissance, qui travaille à une meilleure connaissance de l'histoire de France à des fins intégrationnistes. Il est l'auteur des livres Crise de la conscience arabo-musulmane, pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol),  France-Islam le choc des préjugés (éditions Plon) et Je vais dire à tout le monde que tu es juif (Jourdan éditions, 2021). Physicien de formation, Malik Bezouh est un spécialiste de la question de l'islam de France, de ses représentations sociales dans la société française et des processus historiques à l’origine de l’émergence de l’islamisme.

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Réduit à cet adversaire réactionnaire et acharné de Voltaire, Élie Fréron, débarqué du train de la postérité, a peu à peu été effacé de notre mémoire collective. Qui aujourd’hui se souvient de ce personnage, au destin dramatique, que l’on eut tôt fait de rejeter dans les oubliettes de l’histoire ? Personne, ou presque, à dire vrai. Est-ce là une injustice ? À la lecture de ce qui suit, nous répondrons par l’affirmative. Mieux. Nous avons la conviction que ce personnage, tolérant et combatif, a professé une philosophie non entachée par un anticléricalisme primaire. Une posture qui va enflammer l’impétueux courroux de ceux que l’on appellera les philosophes des Lumières…

Élie Fréron voit le jour le 18 janvier 1718, à Quimper. Après ses humanités accomplies au collège Louis-le-Grand, il se consacre, dès 1749, « au journalisme et à la littérature », non sans avoir tenté, dix ans plus tôt et sans succès, de prendre l’habit. Et force est de constater que dans ce domaine, celui du journalisme, il excelle en révolutionnant la presse écrite à tel point qu’on peut dire de lui qu’il est, en France, sinon le précurseur du moins l’un des initiateurs de la presse de masse. En effet ; contrairement aux feuilles et autres périodiques de l’époque, visant des publics plutôt restreints, notre ami va s’adresser au plus grand nombre en abordant, avec un sens aigüe de la polémique, tous les sujets qui préoccupent nobles, bourgeois et « honnêtes gens ». Et c’est là que réside le génie de Fréron : saisir le premier, et mieux que personne, l’air du temps marqué par une sorte de frénésie intellectuelle ; car si le XVIIe siècle fut celui des Saints, le XVIIIe siècle sera celui des lecteurs.

Passionné, le talentueux journaliste, doublé d’un redoutable critique littéraire, développe alors une presse haletante, à l’image de sa personnalité dotée d’une insatiable curiosité :

« Nous voulons tout voir, tout connaitre, raisonner de tout. Rien de plus louable que cette émulation[1]. »

Véritable aiguillon, cette devise marquera profondément l’esprit de L’Année Littéraire, son journal qui fit sa renommée. Mais en cette seconde moitié de XVIIIe siècle, cette « émulation » intellectuelle tient Fréron en souci. Et pour cause ! Tapi dans l’ombre, un bataillon de philosophes, engagés et déterminés, travaille à dissoudre les valeurs traditionnelles de la société en assénant à l’Eglise de terribles coups de boutoir. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les écrits de Voltaire et de ses amis au sujet de l’institution catholique qualifiée d’« Infâme ». Ainsi, pour Diderot, cet « abominable christianisme (s’est) établi par le meurtre et le sang[2] ». Matérialiste radical[3], Helvétius, lui, écrira dans De L’Homme, que « la loi chrétienne est nuisible à la forte constitution de l’État » et que le « christianisme […] est mauvais » par essence. Quant au prophète de l’athéisme, le Baron d’Holbach, il accusera « la religion […] du prêtre » d’être « une religion de discorde et de sang[4] ».

Déjà, au siècle précédent, l’évêque Bossuet, rongé par cette peur lancinante de voir l’athéisme se diffuser dans la société, tint ces propos prophétiques : « Je vois une nuée noire et épaisse qui s’élève dans le ciel de l’Église, qu’on aura bien de la peine à dissiper[5] ». Et en ce début des années 1770, cette « nuée noire », plus épaisse que jamais, s’est propagée, au grand désarroi de Fréron. Mais que l’on n’aille pas croire que le directeur de L’Année Littéraire est un dévot entêté de vétilles, sursautant fébrilement au moindre attentat contre l’orthodoxie catholique. Du tout. Conservateur éclairé, ce dernier, partisan d’un « traditionalisme ouvert », souhaite concilier la modernité balbutiante avec une partie des valeurs traditionnelles qui ont fait la force de la société jusqu’à présent. Son audace réformatrice, tant religieuse que politique, lui attirera d’ailleurs, et à plusieurs reprises, les foudres des autorités.

C’est donc un combat à mort qui va s’engager entre Voltaire, chef de file des tenants de la philosophie anticléricale, et Fréron, adepte d’une philosophie plus pragmatique, moins révolutionnaire et à vocation utilitaire. Car ce journaliste-philosophe, qui milite pour le « droit au bonheur[6] » des "sans-dents", que Voltaire et certains de ses amis philosophes méprisent suprêmement, aspire à changer le monde, en douceur, sans néantiser l’ancien. Aussi, se méfie-t-il de cette philosophie abstraite, promettant un bonheur chimérique au prix d’une destruction des fondements de la société. Il n’aura donc de cesse de combattre, plume à la main, le clan de la « philosophaille » qui a fait, selon lui, main basse sur la noble philosophie. Car pour Fréron, la philosophie doit être « pratique » et mise au service de l’intérêt général. Aussi, n’hésitera-t-il pas à dénoncer dans son journal « les intérêts de classe » incompatibles avec le « développement du progrès ». Tout comme il fustigera « les privilèges […] qui barrent la route aux ouvriers » ainsi que le conservatisme d’une partie du clergé catholique dont l’intolérance exclu les protestants de la communauté. De la même façon, il s’élèvera contre « l’égoïsme des possédants » rétifs à toute réforme susceptible d’améliorer le sort des miséreux. Pédagogue dans l’âme, il plaide pour une éducation de masse et travaille à la diffusion la plus large possible de ses brochures en les rendant accessibles grâce à un prix de vente modique et à l’usage du patois…

Voltaire, qui l’abomine, souhaite qu’on fasse taire ce « folliculaire » devenu son irréductible ennemi : « Il est […] honteux qu’on laisse aboyer ce chien. […] en bonne police on devrait étouffer ceux qui (ont) […] la rage[7] ». Cette violence verbale, Fréron la déplore même si, lui aussi, y a recours parfois, mais avec moins d’acrimonie : « Ce ne sera […] pas le sabre à lamain, comme Mahomet, que je remplirai ma mission. Je prêcherai avec douceur[8] ». Et de rajouter :

« Les philosophes d’autrefois avaient une réputation qu’ils ne devaient qu’à […] leur talent, à leurs qualités personnelles, jamais à l’intrigue, à la cabale, ressource ordinaire des âmes basses et des petits esprits. Le champ de la philosophie est un champ d’honneur et de sincérité, non de mensonge […]. La sagesse est une vierge sans fard, et non une adroite courtisane[9]. »

Harcelé sans relâche par voltaire et ses amis, Fréron, las de ces attaques, s’en plaindra :

« Les philosophes, M. de Voltaire à leur tête […] m’ont persécuté de toute leur fureur […]. Je ne vous parle plus des libelles abominables qu’ils ont publiés contre moi […] de leurs efforts pour me rendre odieux au gouvernement, de leur satisfaction lorsqu’ils ont pu réussir à me faire interdire mon travail, et quelque fois même à me ravir la liberté de ma personne[10]. »

Ne s’arrêtant pas en si bon chemin, la « tourbe philosophique[11] », souhaitant repaître sa haine, conspire contre celui qu’elle a décidé de faire taire définitivement. Ainsi, cédant aux pressions d’agents à la solde du clan de Voltaire, le garde des Sceaux, Miromesnil, ministre de peu d’envergure, abroge le privilège de L’Année Littéraire avec l’accord du roi, ce pour une sombre affaire de dettes que Fréron, directeur du périodique, n’aurait pas honorées. C’en est fini du journal. Terrassé par la nouvelle, privé de sa seule source de revenus, Fréron, asphyxié financièrement, s’effondre et meurt.

La fin tragique de ce réformiste marque la victoire de la philosophie voltairienne associant à la religion l’aliénation des esprits, la superstition, le fanatisme. L’anticléricalisme contemporain plonge ses racines dans cette guerre des Lumières. Lucide, Fréron n’a cherché qu’à retarder l’issue de ce conflit dont il ne pouvait sortir vainqueur. N’était-elle pas, au-delà de cette bataille qui a mis aux prises deux personnages hors du commun, symptomatique de cette « crise de la conscience européenne » qui accouchera d’une société nouvelle dans laquelle les Français ne penseront plus comme Bossuet mais comme Voltaire, pour reprendre l’analyse de l’historien Paul Hazard ?

Plus que tout autre, cet ardent défenseur d’une religion catholique ouverte a contribué à répandre l’esprit des Lumières dans la société. Attaqué sur sa gauche par des philosophes érigés, sans même s’en rendre compte, en inquisiteurs de la bien-pensance, et sur sa droite par une partie du gouvernement, Fréron, polémiste de renom que la curiosité dévorait, fut ce génial vulgarisateur des Lumières qui a su merveilleusement utiliser le pouvoir de la presse naissante. Avec un peu trop de liberté, peut-être. Sa parole libre, gênante, non-conformiste, le conduira plusieurs fois en prison. Mais sa plus grande faute, celle qui le perdra, est d’avoir eu l’outrecuidance de proposer une autre voie, une autre rationalité, une autre lumière. Un crime de lèse-philosophie que la postérité, acquise aux idées de Voltaire, ne pardonnera pas. Au reste, c’est dans ces temps reculés qu’il faut chercher les racines de ce que l’on appelle, de nos jours, la pensée unique qui, au nom d’une certaine vision du "progrès", restreint la parole de ceux qui pensent différemment non sans les vouer aux gémonies. À ce titre, Fréron fut vraisemblablement la toute première victime de ce "philosophiquement correct". D’ailleurs, à l’annonce de sa mort, ses ennemis, les fameux philosophes, laisseront éclater leur joie. À l’image de Jean-François de La Harpe, palpitant d’allégresse, et de son maître Voltaire, que les écrits du défunt ont tant fait tremblé, et qui dira à son disciple ces mots inquiétants : 

« Vous avez enterré Fréron, vous étoufferez les autres insectes dans leur naissance[12] »

Ces mots-là, dédaignant les peuples noirs, interrogent tout autant sur la prétendue tolérance de Voltaire :

« La forme de leurs yeux n’est point la nôtre. Leur laine noire ne ressemble point à nos cheveux et […] leur intelligence est très inférieure[13]. »

Un point de vue que ne partageait pas Fréron. Car bien avant Victor Schœlcher, figure de proue de la lutte contre l’esclavage au siècle prochain, il s’indigna contre les souffrances affligeant les Noirs des colonies. À cet effet, Fréron inséra, dans son journal de 1775, ce texte couvrant d’opprobres ceux qui tirent bénéfices d’un tel commerce :

« Puisse donc la race des Noirs se multiplier […] ! Puisse-t-elle un jour […] Lâches tyrans, vous baisser la tête ! […] puisse-t-elle un jour, je ne dis pas, réduire à la servitude mais forcer à l’humanité ces blancs qui l’outragent[14] »

Aujourd’hui, l’histoire de notre pays, mal connue trop souvent, caricaturée, dans un sens ou un autre, par ceux qui en font un usage politique et militant, mériterait qu’on l’explore avec intelligence et pédagogie. Arracher des pans de notre histoire en déboulonnant des statues ne sert à rien. Mieux vaut, au contraire, expliquer, apporter de la nuance, en évitant toute approche simpliste et anachronique. Voltaire a combattu l’intolérance religieuse, certes, mais il fit preuve aussi de sectarisme. La figure de Fréron, adepte d’un conservatisme éclairé, humaniste, et défenseur de la cause noire, devrait être réhabilitée. Cela permettrait aux générations actuelles de mieux saisir la complexité et les nuances de l’histoire tant politique que religieuse de notre pays. Nous en avons tant besoin. 


[1] J. BALCOU, Elie Fréron, homme des Lumières, Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, Année 1976, Volume 83 Numéro 4 pp. 737-743.

[2] M-D. Busnelli, Diderot et l’Italie, Skatline, 1925, p. 200.

[3] G. Chaussinand-Nogaret, Les Lumières au péril du bûcher – Helvétius et d’Holbach, Fayard, 2009.

[4] F. Laurent, La philosophie du XVIIIe siècle et le christianisme, Skatline, 1972, p. 530.

[5] G. Minois, Bousset. Entre Dieu et le Soleil, Perrin, 2003, p. 397.

[6] J. Balcou, FRÉRON CONTRE LES PHILOSOPHES, Librairie Droz, 1975, p. 423.

[7] X. Martin, Voltaire Méconnu. Aspects Cachés de l'Humanisme des Lumières, Martin Morin, 2015, p. 20.

[8]Les confessions de Fréron (1719-1776) : Sa vie, Souvenirs Intimes Et Anecdotiques, Ses pensées, Charles Bathélémy, Élie Catherine Fréron, Ulan Press, 2012, p. 38.

[9] J. Balcou, op. cit., p. 134.

[10] J. De Cock, Politiques des Lumières, Fantasques éditions, 2010, p. 110.

[11] J. Lu, Qu'est-ce qu'un philosophe ? Eléments d'une enquête sur l'usage d'un mot au siècle des Lumières, Presses Université Laval, 2005, p. 188.

[12] J. Balcou, Le Dossier Fréron : Correspondances et Documents, Édition Droz, 1975, p. 374.

[13] J.-M. Moureaux, L’Idée de « race » dans les sciences humaines et la littérature, XVIIIe et XIXe siècles, L’Harmattan, 2003, p. 46.

[14] J. Balcou, FRÉRON CONTRE LES PHILOSOPHES, Librairie Droz, 1975, p. 413.

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