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Des élèves révisent pour passer le concours de l'ENA.
Des élèves révisent pour passer le concours de l'ENA.
©OLIVIER MORIN / AFP

Impuissance politique

Comme le montrent un certain nombre de travaux sociologiques ou historiques, briser les esprits brillants ou non conventionnels est la règle dans un système perclus par les lourdeurs administratives et la sous performance. Seule la peur pré (ou post) effondrement suscite le changement.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Selon un rapport sénatorial paru ce vendredi, la politique migratoire manquerait d’efficacité et notamment à cause de la complexité du droit en la matière. Une situation perdurant depuis des années alors que de nombreux gouvernements ont essayé de réformer les procédures mises en place. On retrouverait la même situation dans l’hôpital public ancré dans une organisation lourde et bureaucratique. Sommes-nous actuellement en France face à un système perclus par les lourdeurs administratives et la sous performance qui briserait les esprits brillants ou non conventionnels ? Quels sont les signes qui montrent cela ? 

Michel Maffesoli : Il me semble que ce n’est pas tant le droit qui est complexe que les procédures de mise en œuvre de celui-ci. Certes, dès lors qu’on est dans un système restrictif, c’est-à-dire qu’on restreint toujours plus les conditions d’accueil des immigrés comme les conditions d’octroi de certaines aides, la vérification des situations est de plus en plus difficile. Souvenons-nous de l’ancienne procédure de naturalisation des enfants nés en France de parents étrangers : selon le droit du sol ils étaient automatiquement Français. Ce qui dès lors qu’on a voulu marquer la volonté de limiter l’accueil était trop simple. 

De manière générale, la complexité des procédures procède d’un soupçon de fraude, d’un manque de confiance. 

On ne calcule jamais le coût de ces procédures de vérifications diverses, mais je ne suis pas sûr qu’elles fassent économiser l’argent public. 

Si je prends l’exemple de l’Université, quand j’y suis rentré comme enseignant, en 1981, la paperasserie était réduite au minimum : on disait même que l’université était « sous-administrée ». Je ne pense pas que l’inflation de procédures, de formulaires à remplir pour attester qu’on a bien fait la conférence pour laquelle on a sollicité un remboursement de train par exemple, formulaire qui sera signé au bout du compte par 5 personnes différentes soit beaucoup plus efficace que le vieux système qui consistait à rapporter son billet pour être remboursé sur sa parole. En tout cas aucune de ces procédures n’a amélioré la qualité de l’enseignement. Au contraire l’emploi du temps des enseignants comme celui des soignants est de plus en plus grignoté par les tâches administratives au détriment du suivi des malades ou des étudiants, de la recherche, bref de ce qui est leur fonction essentielle. 

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L’administration s’organise comme une forteresse vide, assiégée par les usagers qui sont considérés tous comme des menteurs et des fraudeurs. 

Ceci est particulièrement vrai dans le secteur social, où le manque de confiance vire à l’absurde. On dépense des sommes infinis à « accompagner les personnes dans leurs démarches administratives » alors qu’on rend celles-ci toujours plus complexes. 

De fait la bureaucratie s’alimente à cette complexité, elle y trouve sa légitimité et finalement le service public prend , paradoxalement,le public à son service . La techno-bureaucratie ressemble à une « bureaucratie totalement désincarnée,  confortant ce que j’ai nommé un « totalitarisme doux » tout à fait contraignant.

Atlantico : Des travaux sociologiques ont-ils été faits analysant le conformisme des structures actuelles ? 

Michel Maffesoli : La sociologie des organisations, en particulier Michel Crozier avait en son temps analysé les blocages d’une société bureaucratique. 

Plus profondément, on peut renvoyer aux travaux des anthropologues et des historiens (tel E.Balacs) sur la forme bureaucratique, la « bureaucratie céleste » en Chine par exemple. 

Pour ma part, dans un ouvrage publié en 1979, La Violence totalitaire, j’analysais ce que j’appelais « l’idéologie du service public ». C’est quand le politique, c’est-à-dire la gestion de la cité, la gestion commune devient la politique, c’est-à-dire un pouvoir aux mains d’une petite élite, d’une caste dit-on maintenant. Le « bien commun » est en quelque sorte monopolisé par ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire et ils imposent leur conception de ce bien commun. 

Dès lors il y a une fracture entre les gouvernants (les politiques, les administratifs) et le peuple et c’est ce qui provoque ce climat de défiance. 

Le phénomène est donc bien plus profond qu’une question de sociologie des organisations ou de management public. Ce qui est en jeu c’est la conception même du bien commun, l’être ensemble. 

Au fond l’incurie, l’inertie, l’incompétence de l’administration publique s’explique avant tout par le fait que les usagers, le peuple ne se reconnaît plus dans ceux qui le dirigent et sont censés le représenter. Du coup, c’est bien ce que Hannah Arendt nommait « l’idéal démocratique » qui est en perdition. D’où la crise civilisationnelle, en cours, dont on n’a pas , encore, mesuré tout les effets.

Atlantico : Que cela soit sur la justice, l’immigration ou d’autres sujets, quels sont les partisans du statu quo ? 

Michel Maffesoli : Les différents services publics sont conçus de plus en plus comme des sortes de citadelles fortifiées contre les assauts des usagers ressentis comme des gêneurs. En ce sens la « crise sanitaire » a fait resurgir les réflexes obsidionaux les plus forts : fermeture des écoles aux parents ; fermeture des hôpitaux aux familles puis aux malades non vaccinés ; fermeture de nombreux guichets etc. Ainsi des services délivrant cartes d’identité et passeports qui n’ont tout simplement pas fonctionné pendant plus d’un an. Le vieux rêve de nombreux fonctionnaires, une école sans élève, un hôpital sans malades, une sécurité sociale sans assurés, etc. pourrait se réaliser.

Je ne suis pas complotiste comme on le dit de tous ceux qui pensent autrement ; je ne pense pas que certains gouvernants aient intérêt à cette bureaucratie et à cet enlisement du service public. Je pense que l’inflation bureaucratique témoigne de la fin d’une époque, qui pensait pouvoir réduire tous les échanges sociaux à leur forme économique et juridique. Au détriment de leur caractère symbolique. L’inflation bureaucratique s’impose en quelque sorte à ceux-là même qui la pratiquent et la promeuvent. Incapables qu’ils sont d’imaginer que les comportements humains puissent être guidés par au chose que le goût du lucre. Et défiants qu’ils sont dès lors vis-à-vis de tous et de toutes. 

Personne n’a intérêt à cette désorganisation bureaucratique, à ce fouillis procédural. Il se développe en quelque sorte de lui-même et étouffe peu à peu tout l’appareil d’Etat, tous les services publics. 

Atlantico : Un système médiocre promeut-il obligatoirement des personnes médiocres ? Est-ce le cas en France ? 

Michel Maffesoli : Là encore, je ne sais pas si le système s’enlise du fait de la médiocrité de ses agents ou s’il est une cause de cette médiocrité généralisée. Si je parle de ce que je connais bien, l’université française, force est de constater que la bureaucratisation a tué peu à peu les capacités créatrices des professeurs eux-mêmes. 

Les procédures de recrutement des enseignants, d’évaluation des étudiants sont de plus en plus procédurales, compliquées et là encore gangrénées par la défiance. Le directeur de thèse qui accompagnait ses doctorants ne peut plus délibérer. Tout est organisée comme la lutte de tous contre tous. Une sorte de rivalité organisée qui ne tolère plus de collaboration, d’accompagnement. Marc Bloch le disait déjà en 1942, l’université ne forme plus les élites, elle prépare à des examens et des concours. La procédure du concours détermine le cursus universitaire, devient l’essence de la formation. 

Or la procédure même des concours ne juge les personnes que sur des critères au fond relativement simplets. Des QCM ! 

La médiocrité du système tient beaucoup à ce nivellement dans le recrutement et l’évaluation des compétences. 

Je pense par exemple que l’extraordinaire succès du « grand oral », exercice de conformité et de superficialité s’il en est, dans lequel il s’agit de gloser pendant 10 minutes sur un sujet quelqu’il soit, signe la médiocrité de notre enseignement secondaire et supérieur. 

Atlantico : La peur de l’effondrement serait-elle la seule raison pour qu’une organisation lourde et bureaucratique fasse appel à des gens différents ? 

Michel Maffesoli : La bureaucratie n’a sûrement pas conscience de ses effets négatifs. Les bureaucrates croient profondément servir le bien public et de la meilleure façon qu’il soit. C’est cela l’essence même de la bureaucratie. Toutes les procédures sont justifiées et justifiables. De manière générale le bureaucrate préfère le non recours à l’indu. Il croit ainsi protéger l’argent public. Oublieux qu’il est de ce qu’il s’agit de l’argent de tous et non de celui de cette entité abstraite qu’est l’Etat. 

Le coût de gestion du service public, des prestations distribuées n’est jamais pris en compte. De même que le temps perdu tant pour le fonctionnaire que pour l’usager n’est jamais comptabilisé. 

La bureaucratie est avant tout rationaliste, mais c’est justement un rationalisme morbide. Un conformisme logique qui conduit à l’absurde. 

De tels systèmes ne s’effondrent pas, ils s’enlisent, ils s’ensablent. En général les tentatives de réformes les plus abouties construisent à côté de l’institution une nouvelle institution : ainsi des Instituts hospitalo- universitaires (IHU) créés pour suppléer l’incapacité des hôpitaux à organiser la recherche médicale. Mais si l’on sait créer de nouveaux organismes, on ne sait pas supprimer les vieilles lunes bureaucratiques. 

Dans un vieux pays jacobin comme le nôtre l’impulsion réformatrice ne peut plus venir de l’Etat central. Le ministère de l’enseignement supérieur ne réformera pas les universités comme celui de la santé est incapable d’aider les hôpitaux à s’organiser simplement et de manière censée pour accueillir et soigner les malades. 

Ceci dit ce phénomène d’institutionnalisation est vieux comme le monde. On a cru que l’informatisation, la numérisation de l’administration permettrait la rationalisation et la meilleure productivité du service public. Il n’en a rien été. D’une certaine manière les nouvelles technologies ont renforcé la bureaucratie, substituant des démarches de plus en plus procédurales au vieux colloque singulier. Celui du médecin et du malade, celui de l’enseignant initiant les étudiants à la recherche, celui du fonctionnaire du service public accueillant chaque usager. 

De la même façon que l’empire romain s’est peu à peu dissous du fait même de son immensité, le modèle bureaucratique va se dissoudre du fait même de son inefficacité grandissante. Ivan Illich a bien montré comment le progrès générait la régression. De la même façon la volonté de contrôle toujours plus poussée aboutira à l’inefficacité de ce contrôle. 

En même temps de multiples expériences de gestion commune de la cité se développeront, à côté, en deçà, au-delà de l’Etat bureaucratique. Ce que j’appelle des « utopies interstitielles ». Un « bricolage » social comme le disait Claude Lévi-Strauss plutôt qu’une nouvelle construction pyramidale. 

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