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Le président Zelensky dans son bureau, le 22 avril 2024.
Le président Zelensky dans son bureau, le 22 avril 2024.
©Handout / UKRAINIAN PRESIDENTIAL PRESS SERVICE / AFP

Danger

Les espoirs d’une contre-offensive ukrainienne qui repousserait la Russie jusqu’à ses frontières se dissipent de plus en plus. La crainte d’une défaite de l’Ukraine refait surface.

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris et non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA). Il écrit des articles de fond sur les questions internationales et de sécurité notamment sur son blog Tenzer Strategics (107 articles parus à ce jour). Il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement français, de milliers d’articles dans la presse française et internationale et de 23 ouvrages, dont le dernier Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire.

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Atlantico : Les espoirs d’une contre-offensive ukrainienne qui repousserait la Russie jusqu’à ses frontières se dissipent de plus en plus. La crainte d’une défaite de l’Ukraine refait surface. Quelles seraient les conséquences sur le plan géopolitique pour l’Europe si l’Ukraine perdait la guerre ?

Nicolas Tenzer : Vous avez raison de dire que, pour l’instant, les espoirs d’une contre-offensive ukrainienne restent ténus : si celle de 2023 a d’ailleurs échoué c’est essentiellement parce que les Alliés n’ont pas donné à l’Ukraine les armes décisives pour ce faire. En effet, pas une seule des armées de l’OTAN n’aurait pu réussir sans missiles à longue portée et avions de chasse notamment capables de frapper dans la profondeur, c’est-à-dire en Russie même, les forces ennemies, et sans autant de munitions disponibles que Moscou. J’ai pu constater moi-même lors de mon dernier voyage à Kyiv il y a trois semaines un pessimisme accru et un blâme principalement adressé aux États-Unis : oui, l’Ukraine peut perdre. En même temps, penser que sa défaite est une fatalité est totalement faux : non seulement les Ukrainiens montrent leur ingéniosité technologique remarquable, mais les Russes sont loin d’avoir les capacités aujourd’hui de conquérir la majeure partie de l’Ukraine. Le défaitisme est d’ailleurs un discours poussé par la propagande russe. Il n’empêche que l’Ukraine est dans une situation particulièrement difficile.

Si elle devait être défaite, cela serait une catastrophe pour l’Europe quasiment de la même ampleur que si les puissances alliées en 1945 avaient dû reconnaître la victoire des puissances de l’Axe. D’abord, on sait parfaitement que Poutine ne s’arrêterait pas là et il serait enhardi par l’absence de volonté des démocraties occidentales. Donc, la Moldavie, les pays Baltes, voire la Pologne seraient les prochains sur la liste. Ensuite, l’ensemble des puissances révisionnistes – Chine populaire, Iran, Corée du Nord notamment – seraient encouragées à  aller plus loin dans leur politique d’agression. Poutine aurait ainsi montré que l’agression paye et que le respect du droit international n’est qu’une proclamation sans portée de la part de l’Occident. Enfin, tous les alliés de Moscou, ou pays pour le moins complaisants, y compris dans l’UE (Hongrie, Slovaquie, Autriche) et ailleurs en Europe (Serbie), seraient encouragés à aller plus loin dans la complicité. Sans oublier bien sûr les conséquences directes pour les Ukrainiens, car une défaite signifierait certainement des centaines de milliers de morts en plus et, pour les autres, une mise en esclavage.

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L’Europe a-t-elle mis sa crédibilité en jeu dans le cadre du soutien à l’Ukraine ? Après avoir apporté un soutien moral, militaire et financier à leur allié ukrainien depuis maintenant deux ans, la perspective d’une défaite va-t-elle mettre en échec la stratégie et la crédibilité de l’UE ? Plus d’efforts auraient-ils dû être menés plus en amont afin de mieux soutenir Kiev ?

Oui, la crédibilité de l’Europe, mais aussi, sans doute même encore plus, des États-Unis serait gravement atteinte. Cela signifierait que l’Europe et les Alliés seraient restés au milieu du gué et que leur proclamation de soutien ne serait pas totale. Cela correspond d’ailleurs à la réalité : les économies des pays de l’UE ne sont pas encore passées pleinement en économie de guerre ; certains pays – l’Allemagne notamment avec les missiles à longue portée Taurus – ne livrent pas toutes les armes disponibles ; certains pays européens – pour le coup l’Allemagne a pris la bonne décision – rechignent à livrer en urgent les batteries Patriot (défense antimissiles) dont ils disposent pour sauver ce qui reste d’infrastructures énergétiques en Ukraine et la population civile ukrainienne, prise quotidiennement pour cible par Moscou. Enfin, les États européens n’ont toujours pas mis en place de régime de sanctions extraterritoriales pour viser les pays qui contournent les sanctions et ils n’ont pas pris de décision sur la saisie au profit de l’Ukraine des 200 milliards d’euros d’avoir de la Banque centrale russe (sur un total de 300 milliards) qui sont actuellement gelés en Europe. Ces atermoiements sont absurdes, inacceptables et scandaleux. Ils révèlent des divisions européennes prochaines. Surtout – ce sur quoi j’insiste dans Notre Guerre – ils n’ont pas pris la mesure de la guerre totale que nous livre la Russie. Dans un tel contexte, marqué aussi par le crime radical, il faut une réponse totale. Il n’est pas acceptable que certains pays, y compris la France, continuent à acheter encore certains biens à la Russie – je pense notamment au gaz naturel liquéfié (GNL) – ou à réaliser des profits majeurs en Russie (la Banque autrichienne Raiffaisen a ainsi réalisé en 2023 la moitié de ses profits là-bas).

En cas de défaite de l’Ukraine, quelles seront les conséquences politiques au sein de l’Union européenne ? Le camp conservateur, Viktor Orbán en Hongrie ou Marine Le Pen en France, ne vont-ils pas critiquer la stratégie déployée en Europe concernant le soutien à Kyiv ? Des tensions politiques pourraient-elles apparaître suite à la gestion du dossier ukrainien ?

Une défaite de l’Ukraine serait naturellement pain bénit pour l’extrême droite européenne – comme d’ailleurs une partie de l’extrême gauche. On verrait ces partis prorusses faire pression pour une normalisation des relations avec l’État russe alors que son président a été inculpé le 17 mars 2023 de crimes de guerre par la Cour pénale internationale. On peut craindre aussi que certains partis conservateurs qui ont parfois dans leur rang des partisans du Kremlin – ce qui est aussi le cas de certains partis sociaux démocrates, en particulier le SPD allemand – ne poussent encore davantage, eux aussi, pour un retour à un business as usual avec Moscou. Tout indique aussi que les entreprises de corruption en Europe de la part du Kremlin s’accroîtraient encore davantage.

George Robertson, l’ancien patron de l’OTAN, a prévenu que « si l’Ukraine perd, nos ennemis décideront de l’ordre mondial ». La stratégie de l’OTAN devra-t-elle être repensée en cas de défaite de l’Ukraine et pour contrer l’influence de Vladimir Poutine ou de Xi Jinping ?

Lord Robertson a entièrement raison. Les États-Unis comme les pays européens, mais aussi les démocraties du Pacifique comme le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et l’Australie, auraient perdu toute crédibilité. L’ordre juridique mondial, qui repose somme toute sur l’héritage de Nuremberg, serait totalement détruit, ce qui est, depuis le début, comme je le démontre dans mon dernier livre Notre Guerre, l’intention première du régime de Poutine. C’est aussi l’objectif de Xi Jinping qui se distingue ainsi par son radicalisme de ses prédécesseurs Hu Jintao et Jiang Zemin.

Certes, nous pouvons affirmer, comme vous le suggérez, que la stratégie de l’OTAN devrait être repensée dans l’hypothèse d’une telle défaite, mais l’OTAN serait tellement affaiblie et aurait perdu à ce point toute crédibilité, sinon toute légitimité, que je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire. C’est aujourd’hui que l’OTAN doit agir et, concrètement, déployer des troupes en Ukraine pour dissuader Poutine d’aller plus loin et repousser ses forces armées en dehors des frontières ukrainiennes. Je suis heureux qu’Emmanuel Macron ait repris cette suggestion que j’avais émise il y a déjà plus d’un an et réexplicitée dans mon livre et qu’il soit désormais suivi par au moins neuf pays de l’UE. Je m’alarme en revanche de la timidité, voire de la lâcheté, de Washington et de son absence de vision stratégique de moyen et long terme. Autrement dit, demain il sera trop tard. Si l’Ukraine est défaite, l’OTAN pourra envisager toutes sortes de plan pour dissuader Poutine et Xi Jinping d’aller plus loin, mais je ne vois pas alors leur possible crédibilité. Cela sonnerait alors non pas seulement l’heure de la « mort cérébrale » de l’OTAN, mais de sa mort tout court – et d’abord de sa principale puissance, les États-Unis. Le sort de l’OTAN se joue en Ukraine, même si le pays n’en est pas encore membre. Je crains que beaucoup de dirigeants de l’Alliance, en montant en épingle la distinction entre pays membres et non membres, n’aient contribué à miner la dissuasion de l’Alliance pour les premiers en n’agissant pas de manière décisive en Ukraine. Assurément, le scénario d’un retour de Trump à la Maison Blanche accroît encore le risque d’une perte de crédibilité de la dissuasion dans le cadre de la défense mutuelle au fondement de l’article 5 du Traité de Washington.

L’Europe et l’OTAN pourraient-elles être menacées militairement en cas de défaite de l’Ukraine ? L’Europe est-elle prête face à une telle éventualité sur le plan militaire ?

C’est effectivement le sujet-clé. Malgré les déclarations qui se veulent rassurantes de Joe Biden sur l’action décisive américaine en cas d’attaque sur l’un des pays de l’OTAN, je ne suis pas certain que, si Washington et Bruxelles laissent l’Ukraine tomber, ces proclamations soient prises au sérieux par Moscou. Il est évident que, en refusant d’intervenir pour l’instant en Ukraine au nom d’un prétendu risque – celui d’une Troisième Guerre mondiale, d’une implosion de la Russie, d’une attaque nucléaire, tous récits propagés par Moscou comme je le montre dans Notre Guerre –, nous accroissons le risque d’un conflit beaucoup plus large, fort en intensité et risqué. Le refus de confronter Moscou militairement aujourd’hui porte le risque d’un affrontement beaucoup plus dangereux pour nous demain car la Russie se sera renforcée.

En ce qui concerne l’UE, elle n’est naturellement pas prête aujourd’hui si elle devait se défendre seule. En particulier, nos armes conventionnelles sont loin d’être suffisantes, conséquence dramatique de choix budgétaires désastreux dans la plupart des pays de l’UE avant 2022, y compris en France, ainsi qu’au Royaume-Uni. Toutefois, si nous passons en économie de guerre, nous avons le pouvoir de rebâtir une capacité de défense tout à fait convenable. Somme toute, l’armée ukrainienne a résisté aux forces russes. Je ne vois pas une armée des pays de l’UE, mise à niveau, être mise sérieusement en danger par les forces russes. Mais il faut agir vite. Il faut repenser la défense sur l’UE sur le modèle de défense territoriale.

Même si l’Ukraine gagnait la guerre, l’Europe devra-t-elle changer ? Le « projet de paix » devra-t-il s’adapter à un monde dans lequel la guerre est, sinon probable, du moins possible ?

Déjà, si nous, Alliés – je dis bien nous –, montrons notre engagement plein en entier pour faire gagner l’Ukraine et défaire la Russie, nous aurons fait plus que la moitié du chemin. Si nous décidons de faire reculer Moscou, nous avons le pouvoir de le faire. Cela sera en soi la meilleure assurance-vie pour demain. Bien sûr, nous ne devrons pas nous arrêter là, et il faudra repousser Moscou non seulement en Ukraine, mais aussi en Géorgie – dont 20 % du territoire sont encore aux mains des Russes –, en Transnistrie, au Bélarus, où Moscou maintient en vie le régime criminel de Loukachenko, ainsi qu’en Syrie et dans plusieurs pays d’Afrique. Le modèle doit être moins celui du containment, certes nécessaire, que celui du rollback pour reprendre la terminologie de la Guerre froide. Nous savons, en effet, que si Moscou n’est pas défaite, elle continuera partout dans le monde et en Europe en particulier.

Mais il est vrai aussi que Moscou n’est pas le seul risque et que d’autres puissances constituent des menaces directes, dont la République populaire de Chine, que ce soit par le biais de menaces conventionnelles ou celui de menaces non conventionnelles (cyberattaques, corruption et influence, criminalisation et action des mafias comme l’avait montré Antoine Vitkine dans son grand film sur Les Triades, action de démoralisation et de fragilisation de la jeunesse, notamment par certains réseaux sociaux comme) ou encore l’Iran. Donc nous devons consacrer beaucoup plus à toutes les formes de défense dans l’avenir. Les 2 % du PIB devront certainement être dépassés si nous voulons garantir notre sécurité. Mais encore une fois si nous agissons décisivement, c’est-à-dire militairement, pour que l’Ukraine gagne sera déjà un premier pas vers plus de sécurité.

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