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Et Emmanuel Macron dévoila (à son corps défendant) le vrai clivage qui structure désormais la vie politique française
©LUDOVIC MARIN / AFP

Nouvelle donne

Le véritable clivage en France n'est pas entre mondialisme et nationalisme, mais entre ceux qui pensent pouvoir échapper au tragique de l'Histoire et les autres. Avec ses positions sur le voile, sur l'Europe ou sur la PMA, le président est de ceux qui pensent pouvoir s'en défaire.

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : En quoi consiste fondamentalement le clivage politique entre les progressistes et les réalistes?

Damien Le Guay : C'est un progressisme sans progressisme. C’est un mouvement d’avancement sans progrès. C’est du mouvementisme qui a pour principe son propre mouvement. 

Le véritable clivage, c’est un conflit patent entre deux visions politiques essentielles: la première laisse à penser que ce qui doit être organisé par l’action politique, c’est la société. La deuxième vision, opposée à la première, propose plutôt d’organiser quelque chose de l’ordre de la nation. 

Quand on dit « société » on se réfère au fond à quelque chose de similaire à une société anonyme. On se réfère à la présence des personnes diverses qui ont des intérêts à défendre et qui par axe de minorité et de majorité sont susceptibles de pouvoir faire prévaloir leur point de vue. Qui dit société dit que le respect des minorités, la non-discrimination, sont les maîtres-mots. Qui dit société dit présent: ni passé, ni avenir, seul le présent compte. Cette vision politique se pose la question de comment organiser le vivre-ensemble des gens qui sont présents de façon à ce que chacun s’y retrouve. 

Qu’il s’agisse de la PMA ou de la question du voile, dans cette vision politique dont l’objet d’action est la société, il y a des doléances, des « discriminations », des libertés qui doivent s’ajuster les unes aux autres. Le maître-mot est l’agencement de la société au regard des demandes sociétales. La discipline majeure, dans cette vision des choses, est la sociologie, car la sociologie permet de faire fonctionner l’objet social, indépendamment de toute autre considération que la société elle-même. 

Edouard Husson : Décidément, la Convention de la Droite, si décriée par certains, se révèle avoir été fondatrice ! C’est Marion Maréchal qui a proposé, dans le discours de clôture, de parler des réalistes plutôt que des conservateurs pour les opposer aux progressistes. De fait, c’est bien le clivage du moment. Notre pays vit partiellement dans un déni de réalité, comme l’a montré l’attentat à la préfecture de police: pendant une journée, les pouvoirs publics ont espéré pouvoir faire comme s’il ne s’était pas agi d’un attentat islamiste; et depuis lors, on n’a pas entendu que le préfet de police ni le ministre de l’Intérieur aient démissionné suite à la faille absolue que la présence d’un terroriste au coeur de l’appareil de sécurité a révélée. Mais on pourrait multiplier les exemples. Il y a deux jours Raphaël Enthoven a mis sur twitter un fil d’insultes à la Grande-Bretagne qui veut quitter l’Union Européenne, lui souhaitant l’effondrement; alors que l’économie britannique, malgré le délai du Brexit, se porte mieux que les économies d’Europe continentale ! Le clivage nous ramène à la distinction fondamentale de la philosophie médiévale, entre ceux, les réalistes, pour qui les faits se découvrent, s’interprètent, doivent être respectés et sont naturellement sources de débat puisqu’aucun être humain n’est tout puissant au point de tout comprendre du réel; et ceux, les nominalistes, qui ne croient pas que les mots ou les concepts sortent des choses: ce sont des constructions de l’esprit, qui permettent de manipuler le réel. Les réalistes sont les pères de la démocratie: ils acceptent un débat permanent qui permette de se rapprocher de la bonne politique. Les nominalistes sont les pères du totalitarisme puisqu’ils cherchent à imposer la victoire de leurs concepts arbitraires. 

Christophe Boutin : Les tenants de ce que l’on peut qualifier d’école réaliste envisagent volontiers la condition humaine comme une donnée. Certains peuvent évoquer une création divine, d'autres la seule évolution naturelle, mais tous sont d'accord sur ce point : la condition humaine, relativement stable, évolue lentement, et les caractéristiques fondamentales de l'homme du XXIe siècle ne sont guère différentes de celles des hommes des siècles passés. Ils considèrent aussi que cette nature humaine a de bons et de mauvais côtés, souvent imbriqués, et sont donc prudents devant tout changement radical. Pour les progressistes au contraire, si la condition humaine est une donnée, l’actuelle est avant tout un mal dont on peut l’affranchir l'homme, qui pourrait ainsi vivre dans un monde sans souffrances, physiques ou morales, et pourquoi pas, c'est leur rêve suprême, affranchi de la mort.

Très logiquement, si l’on tient compte de ces visions différentes de la condition humaine, on se doute que réalistes et progressistes ont deux approches distinctes de ce que peut ou doit être la politique. Pour les réalistes, elle est un jeu subtil d'équilibres, toujours fragiles, entre les aspirations différentes des individus ou des groupes composant la Cité. Estimant que l’équilibre actuel est le fruit d'une lente stratification qui s'est produite au fil des siècles pour adapter nos groupes sociaux aux réalités, ils trouvent incohérent de vouloir faire table rase pour bâtir une société nouvelle sur des bases purement idéologiques. Pour les progressistes au contraire, il ne s’agit pas tant de se tourner vers le passé ou le présent que vers l’avenir, qui verra l’avènement de la société parfaite, dans laquelle notamment ces mille et une différences vantées par les réalistes seront éradiquées pour satisfaire cet égalitarisme dans lequel Alexis de Tocqueville voyait le danger majeur de nos démocraties.

On voit les avantages et les inconvénients des deux. Le réaliste, qui part d’une base solide, qui a effectivement fait ses preuves dans les siècles passés, court le risque du fixisme, c’est-à-dire de se satisfaire de « ce qui a toujours été » sans être capable de l’adapter à des réalités qui peuvent changer. Le progressiste, qui décèle les limites de ce fixisme et ses dangers, est prêt comme on dit trivialement à « jeter le bébé avec l’eau du bain » en se basant sur de pures spéculations idéologiques au risque de tout détruire.

Ce clivage politique est-il de plus en plus central à la politique française, notamment du fait du Macronisme? 

Damien Le Guay : Emmanuel Macron se situe dans cette vision sociétale. Dans cette conception, un facteur qui règle l’ensemble des différents entre les individus, c’est l’économie. Cette conception économique des choses fait que le malaise identitaire par exemple est compris comme l’expression d’un malaise économique. Cette économisme conduit à penser en effet que si le malaise ou l’inégalité économique est résorbé, la demande sociétale tendrait à disparaître. Donc, selon cette vision sociétale, en ce qui concerne la question du voile en France, et l’islam en France de façon générale, la crispation sur la religion est un effet de la relégation sociale. Et donc, si la relégation sociale disparaît, les demandes identitaire et/ou religieuses disparaîtront. C’est faire peu de cas de la culture, ou de l’autonomie de la culture, ou de la persistance de la culture, en considérant que celle-ci n’a pas une consistance  plus importante que de simples ajustements économiques. Dans cette vision, ce ne sont que les femmes pauvres, exclues et marginalisées qui portent le voile, et ce n’est que les déclassés, les relégués, les chômeurs de longue durée, qui deviendraient terroristes.

A l'inverse, la vision nationale met en avant la nation plus que la société comme entité pertinente. Dans cette vision, le passé, le présent et le futur comptent légitimement. Il y a des valeurs, des convictions, des héritages, qui doivent être d’une façon ou d’une autre maintenus contre cela-même qui serait susceptible de pouvoir les tordre dans un sens qui n’est pas dans la continuité. Dans cette vision politique, il y a un droit à la continuité historique, la continuité d’une histoire, d’une modalité d’une communauté politique donné, qui font que la nation en tant que cohérence est ce qui est susceptible de pouvoir être le cadre de l’action politique, de prévaloir. Dans cette deuxième conception des choses, il y a une deuxième conception de l’éthique qui comprend le souci de soi, des autres et le souci des institutions. Les institutions doivent ajuster l’intérêt de l’un à l’intérêt de l’autre. Dans cette deuxième conception il y a donc quelque chose qui est plus important que les demandes sociales ou sociétales, qui est de l’ordre de la nation, donc du sacrifice de certaines de ces demandes. 

La nation est sacrée, et qui dit sacrée, dit sacrifice. Cette vision politique se questionne sur les demandes dont elles peut faire le deuil de manière à permettre une continuité historique. Cette deuxième conception est de nature à plus insister sur le fondement historique de la nation. C’est l’Histoire qui est l’élément moteur, l’élément le plus important. Enfin dans cette vision, il y a des réalités, des conditions sociales qui s’imposent aux individus. 

Edouard Husson : La révolution française a été la défaite des réalistes. Louis XVI est un des plus grands rois de France parce qu’il aimait le réel, soutenait la science, réformait en permanence pour améliorer la condition des habitants du Royaume. Entre 1774 et 1789, il a plus décidé de réformes que son grand-père Louis XV en cinquante ans de règne. La Révolution a systématiquement aboli ses réformes avant que Napoléon ne les redécouvre et les réinstalle. Louis XVI avait compris le besoin de délibération qui existait dans tout le pays et a proposé aux élites de mettre en place le régime qui correspondait à notre génie national: une monarchie parlementaire, accompagnée d’assemblées régionales fortes. Les progressistes de l’époque ont mis en place exactement le contraire: ils ont renversé la monarchie, éradiqué la diversité du pays et centralisé à outrance. Depuis lors notre pays est fondamentalement mené par un progressisme qui nous emmène régulièrement dans le mur, comme le montrent les changements de régime politique ou la vulnérabilité de notre territoire aux invasions; jusqu’à présent nous avons trouvé des réalistes pour redresser la situation; mais à peine le pays est-il sauvé que le progressisme entend reprendre ses droits: nos dirigeants n’apprennent rien ! Emmanuel Macron, en effet, est presque un idéal-type du dirigeant progressiste. Il vient d’Amiens - la plupart des grands chefs révolutionnaires venaient de villes petites moyennes du Bassin parisien; c’est de loin le plus centralisateur des présidents de la Vè République; loin du débat qu’attend notre pays, il inflige, tel Assurancetourix débarrassé de Cetautomatix, un monologue permanent à des publics sélectionnés ou captifs; il fait matraquer les Gilets Jaunes qui aspirent à la décentralisation de la décision et à la démocratie; pour lui, comme pour les révolutionnaires de la fin du XVIIIè siècle, tout ce qui se fait de bien se trouve hors de France. Comme écrit Chateaubriand, ce grand réaliste, dans les Mémoires d’Outre-Tombe: à la veille de la révolution, la grande mode était d’être anglais à la Cour, américain à la Ville et prussien à l’Armée. 

Christophe Boutin : Il n’a certes pas attendu l’arrivée à l’Élysée d’Emmanuel Macron pour être un clivage majeur de la politique française, et le macronisme n’est jamais que le dernier avatar à la mode du progressisme. Il s'agit avec lui de mettre en place une société « fluide » dans laquelle soit interdite toute transmission, et dont les membres ressembleraient à ce « citoyen idéal » dénoncé par Ernest Renan, « né enfant trouvé et mourant célibataire ». On peut ainsi relever, entre autres, la négation de la transmission culturelle - en 2017 le Président Macron a déclaré : « il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France » ; celle de la transmission patrimoniale, du moins lorsqu'il s'agit d'un patrimoine foncier contre lequel Emmanuel Macron à la haine du « petit chose » d'Amiens et de l'ancien banquier d’affaires, lui préférant les liquidités ; celle de la transmission familiale enfin, par la déstructuration de la famille.

Cette politique d'éradication des bases de nos sociétés, familles, collectivités locales (remplacées par des structures totalement hors-sol), ou cultures nationales - y compris religieuses, utilise tous les instruments d’un pouvoir totalitaire : la norme répressive qui interdit, la pression médiatique qui inhibe, la violence d’État, physique lors des manifestations, mais aussi judiciaire ou fiscale, et jusqu’à la transformation du vocabulaire, dont tout un chacun peut reconnaître combien elle rappelle les descriptions orweliennes de la « novlangue ».

Cette violence assumée des progressistes, sur le fond ou la forme, ne peut que conduire aux révoltes populaires que nous connaissons, en France celle des Gilets jaunes - au moins au début du mouvement -, mais ailleurs aussi dans les démocraties contemporaines, autant de révoltes de peuples qui ne veulent pas mourir fondus dans un même magma indifférencié au profit d'une oligarchie internationale prédatrice. C’est le grand clivage actuel.

Le progressisme est-il une fuite de l'affrontement ? Le discours d’Emmanuel Macron en Guyane à propos du voile est-il le reflet d’un progressisme qui cherche à « apaiser » en niant la réalité des oppositions culturelles ? Pourquoi ces deux visions diffèrent-elles radicalement en ce qui concerne l’accommodement, la pacification? 

Damien Le Guay : Dans la conception sociétale, il y a l’idée optimiste selon laquelle « on finit toujours par s’entendre » car la politique n’est qu’une question de gestion. La gestion règle les différents, il les supprime. Gérer les droits, les demandes sociales, les inégalités sociales de manière économique est la manière de régler le problème. D’où, dans cette conception, le primat du gestionnaire. Le gestionnaire, qui administre les choses, administre ce-faisant le bonheur des individus. 

À l’opposé, dans l’autre conception, nous ne sommes pas dans la pacification, dans le bonheur par la négociation à l’infini des avantages et désavantages de manière à ce que tout le monde y trouve son compte. Mais nous sommes dans l’idée des intérêts à défendre, des valeurs à promouvoir, et d’une spécificité des grands principes qui sont les nôtres. 

Donc, dans la première vision, il y a l’invocation, comme une sorte de totem, de la République, de la démocratie, de la société, et dans la deuxième, il y a l’invocation de la République française, de la société française, et de la démocratie française. Par la force des choses, dans le deuxième cas, la relation ami-ennemi est très importante. La relation ami-ennemi, théorisée par Carl Schmitt, c’est dans cette vision le fondement du politique. Le politique, en tant qu’il défend des intérêts, est ce qui est susceptible de définir qui est l’ami, et qui est l’ennemi. Alors que dans la vision sociétale, il n’y ni ami, ni ennemi, il n’y a que des amis. Tous les ennemis potentiels sont des futurs alliés. 

C’est à cause de ce clivage entre la vision sociale et la vision nationale qu’il y a un conflit  sur de nombreuses questions en France, que ce soit le voile, la PMA, ou d’autres sujets. D’un côté, dans la vision sociétale, il y a quelque chose qui est donné en croyant qu’on ne retire rien aux autres. De l’autre côté, la vision nationale considère que quelque chose est en effet retiré à ces autres individus car nous vivons dans une continuité historique qui est modifiée, enfreinte, altérée, sacrifiée, au regard de ce qui est donné à d’autres. La première conception envisage qu’on peut tout donner à tout le monde car nous sommes dans une société, et la société est par définition ouvert, à plat, sans passé ni avenir. C’est une forme de présentisme éternel, qui négocie à l’infini les droits et les libertés des individus indépendamment de tout conflit possible. De l’autre, il y a l’idée que nous sommes une entité particulière. Ce n’est pas la démocratie, la république qui nous gouverne ou les droits qui sont à actionner, c’est la démocratie et la république française qui comptent. La démocratie française est différente de l’allemande, de la belge, qui sont toutes aussi respectables les unes que les autres, mais qui ont une particularité culturelle, historique. Donc ce que les américains ou les anglais acceptent sur le voile, les français ne peuvent pas l’accepter, pour des raisons qui tiennent à 200 ans de laïcité.

Edouard Husson : Le progressiste, le nominaliste, sont d’abord des sophistes. Connaissez-vous plus sophiste que la distinction entre l’école publique, où le voile est interdit, et l’espace public, la rue, où le président dit ne pas soucier du voile? Les progressistes sont de grands enfants, entraînés par leurs enthousiasmes et leurs détestations, et qui découvrent que le réel est compliqué; alors ils sont prêts à mentir. Le progressisme est fondamentalement une puérilité permanente, une incapacité à sortir de l’enfance. Les progressistes ne deviennent jamais adultes. Et notre monde le permet. Regardez l’absurdité d’une société qui vise à scolariser très tard des adolescents que l’on incite par ailleurs à une permissivité sexuelle totale. Le réaliste sait qu’il faut choisir entre le maintien des enfants dans le cadre scolaire et l’incitation à l’émancipation personnelle; le progressiste pense que l’on peut faire ce que l’on veut tout en restant chez Papa/Maman. Le réaliste constate que, devant l’agressivité de l’éducation sexuelle à l’école, le père de famille musulman souhaite que sa fille mette le voile, tandis que le progressiste encourage l’idéologie du genre et voit dans le voile une revendication d’émancipation; avant d’insulter le réaliste qui désapprouve et l’idéologie du genre et le port du voile à l’école. Le film Tanguy est une très belle satire du progressisme ! Le problème, c’est que l’on sort vite de la comédie. L’infantilisme institutionnalisé conduit aux plus grands malheurs: vous pouvez avoir crié « interdit d’interdire » en 1968 puis ouvert à tout vent les frontières de notre pays, parce que tout autre façon de faire est rétrograde, méchante et liberticide; il vient un jour où vous récoltez la misère sociale, le terrorisme installé sur votre sol, la désorganisation complète de vos services publics, la fragmentation de votre société selon des lignes de clivage ethniques ou religieuses. 

Christophe Boutin : On rappellera d’abord que si affrontement il y a c’est à cause du progressisme. Le réaliste considère que, comme n'importe quel être vivant, l’homme vit dans un biotope précis, qui a pris dans notre monde la forme de l'État, composé, comme on le rappelle aux étudiants de première année de droit, de trois éléments : un territoire, un peuple, et des institutions. Or les thèses progressistes, font disparaitre les frontières qui délimitent le territoire, assujettissent les institutions étatiques à la dictature des marchés, et ne veulent voir que des « populations », rassemblements d’individus interchangeables, et non des « peuples », groupes sociaux ayant une identité propre.

Pour reprendre l'exemple que vous citez, la question du voile touche largement à la perception qu’a le groupe national historique de l’ampleur du phénomène migratoire. Le refus des progressistes de prendre en compte les réalités, celle d’abord de l'immigration de peuplement, niée en dépit des évidences, celle ensuite des difficultés à faire coexister sur le même territoire des groupes culturellement différents, dont l’un, qui s’est constitué légalement mais aussi illégalement, en forçant les frontières, entend maintenant, à raison de son nombre, imposer sa différence au mépris de la loi commune, cet aveuglement volontaire donc est sinon belligène, au moins anxiogène.

Prétendre ensuite mener une politique d'apaisement autre que le simple rappel de la loi communément admise, et sans engager de surcroît une politique efficace pour traiter du problème migratoire, revient à faire ce que les Canadiens nomment des « accommodements raisonnables », c’est-à-dire à imposer sur le territoire un multiculturalisme au profit de minorités allogènes. Un tel « apaisement », qui nie les droits légitimes d’un peuple au respect de son identité, relève parfois de la haine de soi, et, quand il prétend préserver ainsi la paix publique, n’est jamais très loin de ce « déshonneur » que Churchill reprochait aux signataires des accords de Munich – accords qui eurent les conséquences que l’on sait. 

Comment s’exprime ce clivage dans les différentes visions politiques françaises de l’Europe?


Edouard Husson : Les progressistes ont transformé l’Union Européenne en une gigantesque bulle coupée du monde. Le Parlement Européen a sombré depuis longtemps dans l’idéologie pure. La Commission empile les directives qui coupent notre économie du reste du monde. La BCE, à qui l’on a demandé de définit un seul taux d’intérêt pour une zone monétaire non optimale dans laquelle on interdit des transferts financiers compensatoires en est réduite à inonder les banques de liquidité en espérant que le vase débordera suffisamment pour que l’économie réelle bénéficie d’un peu de liquidités. Le problème, c’est que nous n’avons pas beaucoup de réalistes en face. La réponse au progressisme européen n’est pas le Frexit pur et simple. Pour sortir de l’UE, il faudra d’abord avoir prouvé qu’elle est irréformable. 

Christophe Boutin : Si on prend les deux approches différentes de l'Europe, on peut effectivement retrouver la distinction entre réalistes et progressistes. Pour les réalistes, la nation, création de l'histoire, est un élément qui structure le monde européen. Ces nations ne sont pas confinées dans un fixisme mais peuvent évoluer, et, très légitimement, estimer avoir des intérêts communs à faire valoir face à d’autres groupes civilisationnels. C'est là cette « Europe des nations » à laquelle souscrivait Charles De Gaulle, par exemple lorsqu’il déclarait dans sa conférence de presse du 15 mai 1962 : « Dante, Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque espéranto ou volapük intégrés ».

Mais ce « machin » qui parle le volapük, c’est justement notre Union européenne, celle des progressistes, un espace ouvert à tous permettant la libre circulation des individus… et des capitaux. Il ne s’agit même pas ici, dépassant les différences nationales, de définir une culture européenne spécifique autour d’un plus petit dénominateur commun – et moins encore une « civilisation », terme décidément trop peu « inclusif » -, mais de fondre des peuples coupés de leurs racines autour du seul respect de valeurs universalistes, leur interdisant dès lors de se définir autrement… que par le refus de se définir. À l’heure des puissances impériales, on remarquera le sens politique des progressistes européistes !

Comment les progressistes et réalistes envisagent-ils la condition humaine?


Edouard Husson : Le progressiste est fils de Voltaire et Rousseau. Il déteste le christianisme et son pessimisme sur la nature humaine - et il fait tout pour le détruire. Le progressiste exalte le désir individuel et il s’attend à ce que l’interaction des désirs individuels débouche sur l’harmonie. Mais René Girard nous a fait comprendre que le désir, étant mimétique, débouche sur la rivalité et la montée aux extrêmes - potentiellement une violence absolue. La modernité commence par le contrat social mais se révèle incapable de maîtriser la violence politique qu’elle a déchaînée. Toutes les révolutions, sauf celle de 1989 tempérée par l’autorité morale de Jean-Paul II, ont débouché sur guerres civiles ou internationales et ont engendré des totalitarismes. Notre monde progressiste n’est pas fondé sur la cruauté d’un Pol Pot; il est néanmoins livré à l’irrationnel. Emmanuel Macron préside un pays où de jeunes « Français de souche » se convertissent à l’Islam et partent combattre avec l’Etat Islamique; où la police éborgne et mutile des manifestants; où une ministre de la santé peut annoncer sans ciller que l’on va détruire des dizaines de milliers d’embryons congelés; où il existe une censure réelle sur les réseaux sociaux. 

Le réaliste, qu’il soit chrétien ou non, ne croit pas que l’individualisme absolu débouche sur la paix sociale. Il ne croit pas que la concurrence pure et parfaite des modèles économiques soit applicable dans le réel. Le réaliste est suffisamment pessimiste sur la capacité de la raison à dompter le désir pour souhaiter une éducation fondée sur l’autorité des parents et des professeurs, pour défendre la loi morale, pour vouloir des frontières, pour armer son pays vis-à-vis des ennemis intérieurs et extérieurs. Mais parce qu’il a la mémoire des générations qui l’ont précédé, le réaliste sait que l’humanité, canalisée, fait mieux que survivre: elle grandit, se développe, se civilise, à condfition que l’on crée pour elle le cadre approprié et que l’on soit prêt à le défendre. 

Le progressiste est un éternel adolescent. Le réaliste est un être en croissance permanente et qui souhaite que les autres grandissent avec lui.

À l’heure des pratiques telles que la PMA, de la GPA, et du transhumanisme, les camps progressistes et réalistes sont-ils toujours de la même nature ?

Christophe Boutin : Il faut différencier les deux éléments, car les rapports entre progressistes et réalistes sont sans doute un peu différents dans les deux cas. Dans le premier, même si la procréation médicalement assistée ne serait pas possible sans les récentes innovations scientifiques, la question touche à conception de la famille. Elle était entendue classiquement, dans le cadre de la reproduction sexuée, comme étant composé d'un homme, d'une femme et de leurs enfants ; elle est envisagée maintenant, même si on peut se perdre dans les développements d’Agnès Buzyn, « ministre des solidarités et de la santé », de pères qui peuvent être des grands-mères, quand du moins ces dernières ne portent pas les enfants de leur petite-fille. Or, pour les réalistes, même s’il est possible de s’affranchir de contraintes physiques, restent d’autres réalités « naturelles », par exemple psychologiques, et la perte de repères consécutive à ces bouleversements représenterait pour eux un risque pour l'enfant. Pour les progressistes au contraire, la famille hétérosexuelle, loin d’être une donnée naturelle, n’est qu’un héritage culturel de la société patriarcale, et ce paradigme va disparaître sans causer de problèmes dans le nouveau monde « fluide » où le libre choix individuel entre des identités différentes – à condition toutefois de se garder de l’appropriation culturelle ! - doit être la règle.

Pour le transhumanisme, les choses sont un peu différentes. On l’a dit, les réalistes opposent aux progressistes une nature humaine qui ne change que très lentement, interdisant des bouleversements brutaux. Mais les progressistes leur répondent que puisque la nature humaine n’est pas faite pour leur « brave new world », ce Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, il est maintenant possible de la modifier, ce qu’effectivement le travail sur le génome permet de réaliser. On pourrait ainsi envisager par exemple, et ce à brève échéance, un monde égalitaire dans lequel les individus disposeraient des mêmes capacités physiques et intellectuelles, nettement supérieures aux nôtres, et pourquoi pas, des mêmes caractéristiques physiques, et dans lequel le clonage permettrait d’atteindre l’immortalité… Un monde pour lequel le réaliste, mis devant le fait accompli, devra bien convenir qu’il faut effectivement inventer de nouvelles règles !

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