Erdogan et la tentation du retour à l’Empire ottoman<!-- --> | Atlantico.fr
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Recep Erdogan
Recep Erdogan
©Reuters

Dérive

Sur une photographie publiée récemment, Recep Tayyip Erdogan descend l’escalier du palais présidentiel entre deux rangées de soldats, vêtus de costumes historiques, chacun reflétant une époque de l’empire turc. Le Président turc, qui vise entre autres les prochaines élections législatives de 2015, dirige aujourd'hui de manière autoritaire un pays où resurgit la tradition religieuse et qui s'éloigne de plus en plus de son rêve européen.

Ali Kazancigil

Ali Kazancigil

Ali Kazancigil et politologue, Directeur de la revue Anatoli : De l’Adriatique à la Caspienne, CNRS Editions.

Son dernier ouvrage : A. Kazancigil, et.al., dir.pub., La Turquie : d’une révolution à l’autre, Paris, Fayard/ Pluriel, 2013

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Atlantico : Pourquoi la publication de cette photo de Recep Tayyip Erdogan illustre-t-elle la volonté de réinventer une république turque forte et conquérante qui deviendrait le point névralgique de l’Orient ?

Ali Kazancigil : Cette photographie du  Président de la République turque, Recep Tayyip Erdogan reflète bien l’état d’esprit du charismatique leader du pays. La mise en scène est d’un parfait kitch, avec le Palais présidentiel gigantesque inauguré récemment, dont le coût (500 millions de dollars) et l’architecture sont très critiqués en Turquie. Cette descente des escaliers avec des soldats portant les uniformes des 16 Etats créés par les Turcs, depuis les confédérations de  tribus nomades turcophones d’Asie centrale jusqu’à la République, fondée en 1923 sur les ruines de l’Empire ottoman. Mais, enfermé dans son projet délirant de retrouver les splendeurs de l’Empire ottoman, en faisant de la Turquie une grande puissance au plan international, il ne perçoit pas que son comportement grotesque est une humiliation pour son pays.

(source : gouvernement turc)

A son arrivée au pouvoir, en novembre 2002, à la tête du Parti de la Justice et du Développement (AKP), il préconisait l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, et une diplomatie régionale de paix, fondée sur  la négociation et la conciliation, dont le but était  "zéro problème".  Cet objectif d’un leadership régional, fondé sur le soft power (la puissance douce), conforme aux intérêts économiques du pays, s’est effondré avec les « Printemps arabes ». Les relations avec la Syrie, l’Irak, l’Egypte et Israël se sont détériorées, au point qu’aujourd’hui la Turquie se trouve dans une situation que les medias du pays qualifient de "zéro voisin sans problème". Néanmoins, la Turquie reste l’une des deux grandes puissances régionales, avec l’Iran. Une réussite d’Ankara dans le domaine international est la présence économique et commerciale en Afrique, où la Turquie est la quatrième puissance émergente, après la Chine, l’Inde et le Brésil.

En quoi la résurgence de traditions anciennes et du religieux, bien que la Turquie ait une tradition laïque, peut-elle asseoir le pouvoir d’Erdogan ?

Dans la première phase de son pouvoir, entre 2002 et 2010, Erdogan déclarait que son parti était conservateur-démocrate, respectueux de la laïcité et non islamiste. Depuis la troisième victoire électorale de son parti, en 2011, il a  manifesté un penchant pour imposer à la société un conservateur-musulman, peu compatible avec la laïcité constitutionnelle. Il a voulu interdire l’avortement, introduit des mesures pour limiter la vente et la consommation d’alcool, demandé aux femmes de faire au moins 3 enfants, tenté d’interdire les foyers universitaires mixtes, où résident des personnes adultes des deux sexes. Ces tentatives d’intrusion dans la vie privée des personnes ont créé des résistances dans la société, notamment les manifestations de la place Taksim à Istanbul et dans plusieurs grandes villes, en mai-juin 2013. Les femmes voilées sont désormais admises dans les universités et peuvent accéder à des emplois dans le service public. Les collégiennes peuvent se couvrir la tête, à partir de 12 ans. Incontestablement, un climat de conservatisme moralisateur s’observe dans le pays.

On assiste à une hausse du nombre de lois liberticides, du caractère arbitraire du pouvoir et des arrestations de journalistes ou opposants. Comment la Turquie est-elle en train de dériver peu à peu d’une république et d'un Etat de droit vers une dictature ?

C’est la question la plus grave et préoccupante. Après avoir introduit des réformes démocratiques, qui ont permis à la Turquie de commencer à négocier son adhésion à l’Union européenne en 2005, Erdogan est entré dans une dérive autoritaire. A travers de nombreuses lois qu’il a fait voter à sa majorité au Parlement, il a commencé à détricoter l’Etat de droit. Le gouvernement contrôle pratiquement tout l’appareil judiciaire ; seule la Cour constitutionnelle ose lui résister. La liberté d’expression est de plus en plus atteinte ; les medias sont sous pression ; la plupart des grands quotidiens et des chaînes de télévisions appartiennent à de grands groupes industriels et financiers proches d’Erdogan ; les organes de presse libres et critiques se font de plus en plus rares. La Turquie n’est pas encore une dictature, mais elle en prend le chemin. Erdogan semble être attiré par le modèle russe ; on l’appelle souvent le "Poutine turc".

Les dernières affaires qui ont compromis l’entourage du Président, la dérive de plus en plus autoritaire de l’AKP, et la célébration du centenaire du génocide arménien perpétré en Turquie, peuvent-ils faire perdre Erdogan lors de la prochaine élection législative en mars 2015 ?

Erdogan a une conception "plébiscitaire" de la démocratie : il clame que le parti qui gagne les élections reçoit du peuple un "chèque en blanc" jusqu’aux prochaines élections ; entre les deux, il peut faire tout ce qu’il veut, sans rien demander à personne. Aussi, toute sa stratégie est-elle de faire du populisme, de changer de discours selon les audiences, afin de pouvoir gagner les élections à venir. Sur les problèmes les plus graves, comme les négociations avec les Kurdes (notons qu’il a eu le mérite de déplacer cette question du terrain militaire vers le domaine politique), ou la reconnaissance du génocide des Arméniens ottomans par la République (ici aussi, il a eu le mérite de permettre à  la société de commencer son travail de mémoire, à partir de 2005), il dit une chose et le lendemain le contraire, en fonction, encore une fois, de calculs politiciens. Il faut dire qu’il est très charismatique et possède un culot incroyable : la façon dont il a réagi, en décembre 2013, aux révélations concernant les cas de corruption impliquant 4 ministres et son propre fils, en contre-attaquant violemment, est une "leçon" (sic.) que tous les apprentis populistes devraient apprendre.

De nos jours, tout se fait dans la perspective des élections législatives de 2015. Etant donné l’état consternant de l’opposition, l’AKP va les remporter. Mais à quel niveau ? Erdogan souhaite disposer de la majorité des 2/3 au parlement, pour faire adopter une nouvelle Constitution à sa mesure, introduisant un système présidentiel, sans contre-poids et séparation des pouvoirs. Il a gagné les élections présidentielles d’août 2014  avec 51,7% des suffrages. Il n’est pas exclu qu’en 2015, l’AKP fasse moins bien. Il faut le souhaiter, car dans le cas contraire la marche d’Erdogan vers un régime dictatorial ne saurait être arrêtée.

Comment réagissent les autres pays alentours, notamment l’Europe qui souhaitait un temps que la Turquie intègre l’Union européenne ?

L’Union européenne réagit avec vigueur, à travers les rapports annuels de la Commission et du Parlement européen, contre les menaces qui pèsent sur la démocratie turque. De son côté, Erdogan traite avec mépris les admonestations de l’UE ; ses politiques éloignent la Turquie de l’Europe. Les négociations ne sont pas formellement interrompues, mais elles stagnent. Pour Ankara, l’UE n’est plus, du moins en apparence, une priorité ; quant à l’Europe, elle est en très mauvais état, avec bien d’autres problèmes à régler.

La Turquie, qui a arrêté ses réformes pro-européennes dès 2007-2008, a une lourde responsabilité à cet égard. L'UE a aussi contribué à détériorer les relations entre les deux parties et perdu toute crédibilité. Les Turcs n’ont pas oublié ce qu'il s’est passé pendant la période où ils faisaient de profondes réformes pour adopter les normes européennes, entre 2002 et 2007. C’est à ce moment-là qu’ils ont reçu les pires discours de rejet, de la part de certains européens : de Giscard d’Estaing, Bayrou, Badinter, Sarkozy, Ratzinger, etc. Finalement, aussi bien l’UE que la Turquie ont grand intérêt à se rapprocher. Encore faut-il que, de part et d’autre, il y ait des hommes et femmes d’Etat avec une vision à  long-terme. Actuellement, ils sont aux abonnés absents !

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