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Pourquoi ces a priori négatifs 
sur l'épargne ? Sur le long terme, 
la France a plus besoin 
de fourmis que de cigales
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Epargnez-vous

Les chiffres récemment publiés par l'INSEE montrent que le taux d'épargne des Français a atteint en 2011 les 16,8%, son plus haut niveau depuis 1983. Mais attention de ne pas voir dans l'épargne française un stock inépuisable.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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L’incapacité de la plupart des sociétés à gérer les problématiques d’épargne est au cœur de la crise actuelle : pas assez d’épargne aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, une épargne bientôt insuffisante par rapport à la désépargne publique au Japon, la disparition à l’intérieur de la zone euro de la circulation de l’épargne (renationalisation rampante) et un excès de dettes du secteur privé d’abord et des Etats ensuite, une épargne forcée et rémunérée négativement en Chine (d’où le développement d’un système financier parallèle), etc. Si l’on devait résumer la crise en une phrase, nous dirions que ce qui a été tenté au cours du dernier cycle économique consistait à ringardiser les entrepreneurs-actionnaires basés sur des fonds propres pour tenter de les remplacer par des corporates-bureaucrates basés sur de la dette ; et nous voyons le résultat : la capitalisation d’Apple dépasse désormais celle de toutes les banques de la zone euro agglomérées. Warren Buffet et Gérard Mulliez se portent bien, je n’en dirai pas autant de Dexia ou d’Areva.       

Sur le plan de la philosophie du droit, notons que l’épargnant est taxé deux fois (une fois en tant que travailleur-consommateur, puis une fois en tant qu’épargnant, et même une troisième fois s’il souhaite transmettre un patrimoine), contre une fois seulement pour le travailleur-consommateur : tout le système moderne repose sur la double taxation des fourmis et la simple taxation des cigales. Et c’est ce système très juste et très long-termiste que nos candidats de droite et de gauche veulent maintenir et accentuer toujours dans le même sens, au nom de l’intérêt général. Bravo les artistes ! 

La préservation des intérêts des générations futures est pourtant une cause qui devrait faire l’objet d’un vaste consensus dans un pays qui se dit préoccupé par l’intérêt général et par les enjeux de long terme. Il faut certes veiller à laisser à nos enfants un air pur, mais il faudrait aussi (bien que cet aspect revête une dimension plus prosaïque…) veiller à leur laisser un certain stock de capital. Il faut aussi, peut-être, « réinventer le capitalisme », comme on dit dans les QG de campagne, mais convenons que ce vaste programme sera plus facile à mettre en œuvre s’il nous reste encore du capital. 

Pourquoi une telle myopie anti-épargne ? car le mythe le mieux enraciné c’est celui d’un vaste stock d’épargne statique, taxable à l’infini. Notre conviction ici est que l’épargne française n’est pas du tout ce stock inépuisable dans lequel les ménages et l’Etat pourraient puiser indéfiniment, comme on nous le présente communément. Cette idée d’une épargne « excédentaire » est un mythe déjà ancien qu’un étrange unanimisme entretient et qui ne résiste pourtant pas à l’analyse.

Primo, compte tenu de la montagne de dettes privées et publiques que nous devons déjà gérer, et compte tenu de l’avalanche prochaine d’engagements que nous n’avons pas bien provisionnés, l’épargne existante n’est pas du tout suffisante, en particulier l’épargne longue. Car on ne peut pas bien parler de l’épargne sans parler au préalable de la dette. Et il se trouve que la dette des ménages a explosé (les crédits sur le revenu disponible brut sont passés de 50 % en 1998 à 75 % en 2008), la dette des entreprises a explosé (les crédits et titres de créance sur la valeur ajoutée des sociétés non financières sont passés de 30 % en 1998 à plus de 70 % en 2008, et le taux d’autofinancement des PME est au plus bas historique), et il n’y a plus de pilote dans l’avion de la dette de l’Etat depuis 1981.

Ajoutons que ces chiffres issus de la Banque de France n’incorporent pas un hors-bilan qui ne cesse de progresser, en particulier la dette implicite de l’Etat face aux régimes sociaux. Autrement dit, on a multiplié ces dernières années les bombes à retardement budgétaires pour financer des dépenses de fonctionnement, ou, du côté des ménages, pour acheter de la pierre surévaluée (le patrimoine des ménages français est à 70% immobilier, du jamais vu dans le temps et un record au sein des pays du G7… bravo la diversification). Parler d’« excédents d’épargne » dans ces conditions relève soit de la bêtise soit de la tartufferie.

Ensuite, il existe depuis des décennies un outil scientifique pour déterminer quel est le « bon taux d’épargne ». En 1961, Edmund Phelps (prix Nobel 2010) a montré qu’il existe un taux d’épargne national qui permet la consommation maximale pour tous et un niveau identique de bien-être pour toutes les générations. Il faut ici se référer au modèle de croissance néoclassique de Solow, ce qui de nos jours j’en conviens n’est pas très à la mode. Dans la théorie - et l’Asie nous montre depuis des années qu’il en va de même dans les faits - plus il y a d’épargne, plus il y a de capital, plus il y a de production et (à terme) de consommation : il y a donc intérêt à ce que le taux d’épargne soit élevé. Certes, une augmentation du taux d’épargne n’a que des effets transitoires sur le taux de croissance de l’économie (une conséquence de la décroissance de la productivité marginale du capital) : une fois ces effets épuisés (mais cela peut prendre des décennies !), l’économie retrouve son taux de croissance naturel. Mais si l’effet sur le taux de croissance est transitoire, l’effet sur le niveau de la production et de la consommation est, lui, permanent.

Une fois que le taux d’épargne de cette « règle d’or » néoclassique est atteint, il n’y a pas de niveau de consommation par tête supérieur qui puisse être atteint par toutes les générations de façon équivalente : à l’âge d’or, toutes les valeurs par tête sont constantes et toutes les valeurs absolues (stock de capital, consommation, production) croissent au même taux que celui de la population ; une fois cet équilibre stationnaire atteint, toute augmentation de l’épargne est donc inutile, elle est même nuisible dans la mesure où elle diminue la consommation par tête. Mais qui peut sérieusement penser que l’économie française a atteint l’âge d’or néoclassique ?

Ce taux d’épargne dit de la règle d’or qui permet l’efficience économique et l’équité intergénérationnelle est délicat à calculer ; on peut toutefois estimer qu’il se situe aujourd’hui en France aux environs de 26 % (contre un taux observé de 17 %), c’était l’estimation de Jean-Philippe Vincent il y a quelques années et je ne connais pas d’estimation plus fiable. Il reste donc beaucoup de chemin à parcourir pour accorder nos actes à nos discours pro-long-terme.

Au passage, il ne faudrait pas penser qu’une génération de modèles de croissance économique plus récents pourrait conduire à des conclusions opposées. Bien loin de contredire sur ce point l’approche néoclassique standard, la théorie de la croissance endogène en rajoute dans l’importance de l’épargne : alors que dans le modèle néoclassique les pertes en bien-être liées à une raréfaction de l’épargne sont limitées (puisque seul le niveau de capital par tête est affecté), dans le modèle de croissance endogène ces pertes sont considérables car le taux de croissance est lui aussi affecté.  

Ajoutons que les développements empiriques récents ne font que renforcer cette ardente obligation théorique de l’épargne. Tout d’abord parce que le super-cycle immobilier de 1998-2008 correspond à un cycle d’endettement auquel doit succéder un cycle de désendettement (et, peut-être, un cycle long de baisse des prix de l’immobilier résidentiel en termes réels si l’on souhaite revoir des ratios prix / revenus plus conformes aux historiques et à la raison). Ensuite parce qu’on n’a encore rien vu dans la dérive des finances publiques (la démographie ne va pas aider ; Modigliani disait déjà que la dette est un « fardeau intergénérationnel » !).

Non seulement l’épargne française est dramatiquement insuffisante, mais elle est bien trop courte. Ceci est un fait bien documenté (voir le rapport Gasnier-Thesmar pour le Conseil d’analyse économique) et typique de notre modèle français qui reste celui du « capitalisme sans capital » ; un lointain héritage des nationalisations, des noyaux durs et des participations croisées. Au final, les français détiennent très peu d’actions. Or, on l’oublie souvent, une action est un titre de propriété, c’est donc l’épargne la plus longue que l’on puisse envisager. Si en plus les pouvoirs publics désépargnent massivement et inventent des normes comptables outrageusement défavorables à l’épargne longue (aux actions) et à ceux qui portent cette forme d’épargne (les investisseurs long terme), où va-t-on aller ? Car, pour ne rien arranger, et (ironie de l’Histoire) au nom de la défense des épargnants, Solvency II s’apprête à décourager encore davantage l’épargne, et en particulier l’épargne longue.

Les tests de solvabilité à un an ont certainement du sens pour un banquier, ils n’en ont pas beaucoup pour un assureur : leurs passifs ne sont pas à un an. Ceci conduit à une surestimation du risque des actions. En un mot : Solvency II est l’application à l’épargne du principe de précaution dans sa version la plus aveugle. Ce biais globalement anti-actions conduit in fine à une protection partielle et partiale de l’épargnant : peu de risques, certes (du moins si l’on considère que le risque équivaut à la volatilité), mais… très peu de rendement. Or la mission de l’assureur consiste à maximiser le couple rendement / risque pour l’épargnant, en fonction de ses préférences, de son profil de risque ; elle ne consiste pas à promouvoir une vision asymétrique, hémiplégique, faussement sécuritaire mais vraiment décevante, de l’épargne. Comme par hasard, cette pénalisation des actions arrive au moment où elles ne sont pas très chères, comme pour parachever jusqu’à la caricature le caractère procyclique de l’édifice.

« Que faire ? », disait Lénine. Comment faire pour éviter la spoliation des générations futures ? Comment retrouver le sens de l’épargne longue ? Des solutions existent pour corriger la « faiblesse des désirs pour les satisfactions lointaines ». 

Piste n°1 : la fiscalité. Phelps et les économistes estiment qu’il existe deux méthodes pour se diriger vers le taux d’épargne de la règle d’or : la première, autoritaire, c’est la méthode dite du « tabou budgétaire » qui consiste à susciter une forte épargne publique (avec le risque d’imposer un taux d’actualisation social ne répondant pas aux préférences des agents privés). Etant donné la crise de la demande agrégée qui sévit aujourd’hui en Europe, il vaudrait mieux éviter. La seconde consiste à encourager l’altruisme intergénérationnel des individus, une méthode qui respecte mieux les libertés. Si nous tablons sur une épargne assez sensible à son rendement après impôt, on voit qu’il y a là un beau chantier de réforme une fois la crise passée… Une autre voie qui coûterait assez peu et qui serait juste socialement consisterait à mettre un peu d’ordre dans les dispositifs actuels de taxation de l’épargne (un récent rapport du Conseil d’analyse économique montre que cette taxation varie de 0% à 30% selon les instruments, sans aucune autre logique sous-jacente que celle de l’empilement géologique et de la faveur électoraliste). Au minimum, il faudrait penser à ne pas continuer à décourager les épargnants via l’instabilité fiscale et à ne pas maintenir le biais fiscal favorable au financement par endettement et défavorable au financement par fonds propres.

Piste n°2 : l’action sur les normes comptables, avant qu’il ne soit trop tard.La logique des normes en cours (Solvency II : n’oublions pas qu’en France, l’assurance-vie joue quasiment le même rôle que les fonds de pension dans les pays anglo-saxons) ressemble à celle du lit de Procuste. En particulier, la VaR à un an appliquée à l’assurance est une méthode grotesque : c’est la prise en compte de la durée des engagements qui devrait être l'élément déterminant du calcul de la marge de solvabilité requise.

En conclusion, je dirai qu’il faudrait traiter l’épargne, et en particulier l’épargne longue dont nous sommes si dépourvus, à la fois comme un bien privé et comme un bien public (au lieu de la traiter hypocritement comme un bien public et un vice privé). L’épargnant est de moins en moins bien valorisé socialement et la conjonction de taux bas et de marchés boursiers chaotiques tendent déjà à le décourager ; dans le même temps, l’analyse des finances publiques et de la démographie conduit à une conclusion déchirante pour nos élites crypto-keynésiennes : nous allons avoir besoin de lui. Ne privilégions plus les cigales par rapport aux fourmis, c’est là le seul point du modèle allemand que nous devrions suivre. 

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