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Enseignement de l’arabe "dès le CP" : ces siècles de notre histoire qu’a nécessité l’unification de la France par sa langue et que semble négliger Najat Vallaud-Belkacem
©DR

Virage à 180°

En ouvrant la porte à l'enseignement de l'arabe dès le CP, la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem a peut-être quelque peu négligé la complexité de l'histoire linguistique de la France et de la langue française.

François Gaudin

François Gaudin

François Gaudin est professeur en Sciences du langage à l'Université de Rouen. Il fait également partie du laboratoire CNRS "Lexiques, Dictionnaires, Informatique". Ses derniers ouvrages : Dictionnaires en procès, éd. Lambert-Lucas, 2015 ; Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900), éd. Lambert-Lucas, 2014 ; La lexicographie militante. Dictionnaires du XVIIIe au XXe siècle, préf. Alain Rey, éd. Champion, 2013.

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Atlantico : La ministre de l'Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem a annoncé cette semaine vouloir permettre l'enseignement de l'arabe dès le CP. Une telle mesure ne représenterait-elle pas un virage à 180° dans l'histoire de l'unification de notre pays par la langue ?

François Gaudin : Tout d'abord, je remarque que l'actualité ne nous montre pas l'image d'un pays très unifié… En tout cas, socialement. Mais concernant la langue, on discute et on se dispute en français. La royauté nous a légué un pays dont les élites parlaient français hors de l'Ile-de-France, en même temps que leurs langues. C'est la République sous ses visages successifs qui a construit un territoire homogène sur le plan linguistique. Le bilinguisme des dirigeants, des commerçants, des militaires a concerné très peu de gens pendant longtemps. Une grande part de la population ne bougeait pas. C'était encore vrai au XIXe siècle. Ensuite, peu à peu, l'école républicaine a contribué à marginaliser les autres langues, mais le tournant décisif a été sans conteste la Première Guerre mondiale. Beaucoup de ceux qui sont morts au front ont découvert le français dans ses variétés comme langue de troupe qui permettait de s'entendre. Les batailles, ça fabrique des Français ! Ceux qui sont revenus du front avaient changé de ce point de vue même s'ils n'en parlaient pas tellement.

Pour ce qui est des autres langues, elles ont une place dans l'enseignement depuis la loi Deixonne de 1951 - ce n'est pas d'hier - et ensuite la loi a accordé une place au corse, au tahitien, aux langues mélanésiennes… Il ne s'agit donc pas tellement d'un virage à 180°. La différence, c'est que l'arabe est une langue liée à l'immigration et non une langue de territoire et qu'on se poserait moins de problèmes si l'on acceptait d'appeler l'arabe moderne parlé le maghribi, nom réservé à des spécialistes. Ici, le nom d'une grande langue internationale et d'une population se mêlent.

Je pense qu'il faut revenir sur cette notion de territoire car il y a des grandes langues de diaspora. Mais nul ne peut nier que des langues de l'immigration comme l'arabe ou le berbère sont au moins aussi utilisées, et donc utiles, sur notre territoire que, par exemple, le bourguignon-morvandiau que reconnaît la République. La question de l'arabe est un faux problème lié à des préjugés au moins aussi anciens que notre histoire coloniale.

Pour revenir à votre question, le gouvernement prend une mesure utile mais pas tant que cela, car une grande part de nos concitoyens dont les parents ou les grands-parents sont nés en Algérie parlent, peu ou prou, le berbère bien plus que l'arabe dont l'enseignement est trop limité. Beaucoup de Marocains aussi. Proposer des cours d'arabe à un berbérophone, c'est presque proposer des cours de basque à des Bretons. Ce sont des populations différentes. Les Berbères ont quand même été colonisés par les Arabes. On ne s'en rend pas compte ; on ne le sait pas parce que la place des Berbères n'est jamais évoquée, sans doute pour ménager les régimes algérien et marocain.

Quelles difficultés a-t-on dû affronter pour parvenir à imposer la langue française ? Comment a-t-on utilisé l'école, notamment, pour réprimer l'usage des langues régionales qui faisaient concurrence au français ?

Attention, pourquoi parler de difficultés pour imposer la langue française ? Ce serait penser l'enseignement des langues comme l'imposition des religions par les missionnaires. Il se trouve que la langue a été imposée mais ce n'était pas un objectif en soi, juste une conséquence malheureuse. Les langues sont utiles et vivent, évoluent, se mélangent et ou bien elles disparaissent. Mais quand le pouvoir s'en mêle, le jeu libre des forces linguistiques se trouve modifié. Des élites régionales bilingues ont commencé très tôt à utiliser ailleurs la langue du royaume de France. Par exemple, à Toulouse, la ville par excellence de la langue d'oc qui véhiculait une très grande culture notamment littéraire, le parlement a choisi le français comme langue écrite pour son administration au XVe siècle !

Ensuite, l'unification linguistique a permis de créer un grand marché linguistique, ce qui est bien commode. Mais on aurait pu le faire en respectant le multilinguisme. Il faut se souvenir que la France est une exception, la majorité des humains parlent plusieurs langues dans leur vie quotidienne. En comparaison, dans notre pays il a existé une violence linguistique que l'école a servie loyalement ; elle est héritée de l'idéologie du XVIIe siècle : "un roi, une langue, un pays". N'avons-nous pas progressé ?

Par la suite, quel rôle a joué l'essor de médias de masse tels que la radio ou la télévision, au XXe siècle, dans la diffusion et l'adoption d'une langue française standardisée et unifiée ?

Les médias de masse sont arrivés dans un marché linguistique déjà unifié. La libre circulation des conversations était déjà en place ! Le contrôle par l'État des moyens d'information a encadré le développement de ces nouveaux outils et quand les langues régionales ont trouvé une place, c'était dans la marge, comme patrimoine ou comme curiosités. On n'a jamais mélangé les langues de la France en-dehors de la rue. Et les présentateurs, les comédiens venus des provinces – un joli mot devenu tabou – prenaient des cours pour perdre leur accent. Du coup, vous avez des médias neutres, très homogènes, où tout le monde parle le parisien moyen en accentuant les premières syllabes comme si tous les auditeurs de France étaient sourds ! En ce sens, comme on parle de langue de bois, il y a aussi un accent de bois. Et aujourd'hui encore, les accents régionaux sont très rares.

Comment caractériser par ailleurs l'évolution de la langue dans certaines de nos banlieues aujourd'hui ? Ce langage n'est-il pas lui aussi devenu un marqueur identitaire, comme le furent les langues régionales en leur temps ?

Les banlieues que vous évoquez, ce ne sont pas Neuilly ou Le Vésinet. On ne parle jamais de l'accent ou du vocabulaire des riches ! Les médias parlent très souvent des quasi-ghettos français qui cumulent un fort taux de chômage, une forte présence étrangère, et des services publics insuffisants en utilisant un euphémisme : dire "banlieues" aujourd'hui, c'est comme dire "événements" pour la guerre d'Algérie.

En fait, ces conditions de vie – de survie, pour certains – expliquent que se développent des argots de jeunes et/ou de gens pauvres. Plus ces populations sont délaissées, plus elles cultivent leurs différences, des solidarités de communication. C'est un phénomène sociolinguistique banal. Tellement banal que l'on a décrit l'argot de Polytechnique, au XIXe siècle, avant celui des jeunes citadins. S'ils sont marqués dans leur identité, ils le sont d'abord par la société qui soigne et protège ses élites et délaisse ses jeunes. Ce phénomène est renforcé par l'appartenance à deux demi-cultures. Trop de ces jeunes ne se sentent reconnus ni comme Français ni comme enfants d'étrangers.

Imaginez que dans une campagne électorale un candidat prenne en compte la présence des millions de berbérophones et d'arabophones en leur disant un mot dans leurs langues. Imaginez un peu le choc de reconnaissance et la claque au Front national. Finissons sur un doux rêve, si vous voulez...

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