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Engagement ou cuculisation de l’art contemporain ? Au secours l’ordre moral revient !
©Jamie McCarthy / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Engagez vous qu'ils disaient

L’art contemporain, empire du balourd.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Dans son livre Ferdydurke, Witold Gombrowicz inventait le verbe « cuculiser », manière de dire « infantiliser ». A fréquenter centres d’art, biennales, galeries branchées et le petit monde de l’art qui leur sert de bulle protectrice, je ne suis pas certain que l’art actuel (au moins une partie de l’art) soit nul et dénué de sens. Je le trouve plutôt abominablement cucul, abominablement lourd d’un sens qui ne s’adresse qu’à quelques minorités. Bref, l’art contemporain n’est plus « l’empire du non-sens » que dénonçait Jacques Ellul en 1980, c’est l’empire du balourd.

Dans un livre court, calme et documenté, L’art sous contrôle, Carole Talon-Hugon, philosophe de l’art, commence par dresser l’état des lieux de ce nouvel « engagement » avec ses dimensions LGBT (lesbiennes-gay-bi-trans, etc.), féministe, post et dé-coloniale, humanitariste (l’accueil des migrants) et, bien sûr, écologique. Elle remarque que ces engagements ne sont pas uniquement le fait d’artistes. Ils sont soutenus par les institutions culturelles et de très grandes entreprises, notamment celles du secteur du luxe, au nom de la Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) envers toutes ses « parties prenantes » (stakeholders). Votre sac Gucci au bras, ayez une petite pensée pour les migrants et les ours polaires !

Les « œuvres » de cet art militant s’accompagnent de plus en plus souvent de dénonciations, attaques et agressions contre les auteurs, producteurs, interprètes voire spectateurs de ce qui est condamné comme « immoral ». Si la conduite sexuelle de Roman Polanski ou de Woody Allen est condamnable, leurs films ne doivent plus être projetés. De la dénonciation, on glisse à la censure et de la censure au procès. Le comble de l’absurdité est atteint quand on soulève un prétendu critère d’appropriation : seul un gay peut parler des gays, un colonisé des colonisés, etc. (je vous laisse fabriquer des exemples sur le modèle…).

Les communautarismes sont ici à l’œuvre. Soyons honnêtes : les États démocratiques les ont beaucoup aidés et les aident encore à force de concessions insensées faites à des associations autorisées, on ne sait pourquoi, à participer, voire initier des poursuites.

Prenant un peu de recul, Carole Talon-Hugon montre fort bien que les productions artistiques ont été partout et quasiment depuis toujours soumises à des jugements moraux, religieux, politiques.

Elle rappelle aussi que l’autonomie de l’Art, avec ce qu’elle implique d’immunité face aux jugements sociaux, mais aussi de volonté de transgression, n’est pas plus vieille que la période moderne s’ouvrant à la fin du XVIIIème siècle pour s’achever avec le postmodernisme des années 1980. L’idée d’un art échappant à tout jugement autre qu’esthétique et se fixant ses propres limites y compris en cherchant à les repousser, ne vaut que pour deux petits siècles de notre histoire récente.

Il ne faudrait donc pas être surpris de ce qui n’est jamais qu’un retour à l’ordre ?

Il est quand même déjà bizarre de retrouver nos militants et militantes des libérations contemporaines aux côtés du procureur Pinard qui s’illustra aux procès de Madame Bovary et des Fleurs du mal. Butler, Preciado et Pinard, même combat ! Ce doit s’appeler l’intersectionnalité : la convergence de luttes dont les acteurs n’ont pas forcément grand-chose à voir...

Heureusement, l’ignorance ambiante aidant, nos nouveaux censeurs resteront probablement imperméables à la comparaison.

Plus sérieusement, Carole Talon-Hugo fait remarquer que tous les penseurs, et non des moindres, qui ont insisté sur le lien inéliminable entre éthique et esthétique, de Platon à Schiller, de Diderot et Rousseau à Tolstoï, avaient en vue le rapport essentiel de l’art à l’humanité et à l’humanisation de l’homme, et pas à des causes particulières défendues par des communautés limitées et auto-instituées.

Vient ensuite la question judicieuse : est-ce que l’art est si bien bien équipé que ça pour remplir les engagements moralisateurs que certains voudraient lui assigner ?

Après tout, Guernica n’a pas produit la défaite de Franco, Kader Attia répare tout ce qu’il veut mais pas les fractures algériennes et c’est Bouteflika et ses distributions de rente pétrolière qui ont mis fin à la guerre civile entre le GIA et le pouvoir militaire algérien en 1999.

Avec un sérieux pince-sans-rire, Carole Talon-Hugon examine de manière savante et posée tous les sens que l’on peut donner à « l’efficacité de l’art » pour conclure sur la malicieuse phrase de l’abbé Dubos dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de 1719 :

« La tragédie purge donc les passions à peu près comme les remèdes guérissent et comme les armes défensives garantissent des coups des armes offensives. La chose n’arrive pas toujours mais elle arrive quelque fois…. ».

Reste à savoir comment s’en sortir ?

Pourrait-on distinguer, comme le souhaite Carole Talon-Hugon, entre moralisme radical et moralisme modéré ?

Le moralisme radical est tout simplement de l’intégrisme fondamentaliste : on interdit La case de l’oncle Tom et Lolita, brûle les nus, change le dénouement de Carmen – sans oublier de mettre en prison Picasso, ce prédateur sexuel en série !

Le moralisme modéré consisterait à reconnaître les défauts moraux mais en tenant compte de la valeur artistique. Orelsan peut menacer sa copine de la « marie-trintigner », mais on absoudra ce poète au nom de l’art - dixit le juge, pas moi !

Sauf que, hormis ce juge qui s’institue critique, il n’est plus grand monde pour juger ou prétendre pouvoir juger aujourd’hui de « la valeur esthétique ». Et plus personne surtout dont on reconnaisse le jugement de valeur esthétique.

Carole Talon-Hugon nous dit que l’artiste militant hyper-moralisateur fait passer sa militance avant ses préoccupations artistiques. On la croit sans mal à voir pas mal de productions actuelles qui « excellent d’imbécilité » pour reprendre une jolie formule de Saint-Simon.

Et si la moralisation communautariste de l’art se balkanisant en black, décolonial, féministe, migratoire, écologique, animaliste, vegan, gay, trans, pour quoi pas a-sexuel et que sais-je encore, n’était rien d’autre que l’affirmation roublarde de l’Art quand il agonise, et même quand il est mort et bien mort - un peu comme on rafraîchit les poissons avec de l’ammoniaque. Ici c’est de la moraline et de l’engagement.

Carole Talon-Hugon, L’art sous contrôle, Paris, PUF, 2019, 142 page, 14 euros.

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