En guerre contre l’islamisme radical : pourquoi la question du camp choisi par les Français musulmans finira bien par devoir être posée (et comment le faire en restant une démocratie)<!-- --> | Atlantico.fr
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La France est entrée en guerre contre l’islamisme radical.
La France est entrée en guerre contre l’islamisme radical.
©Reuters

Loyauté

Entre les provocations de Charlie Hebdo et la réaction d’autorités musulmanes étrangères, entre les islamistes radicaux et certains jeunes fascinés par le terrorisme, se pose tôt ou tard la question du camp choisi par les musulmans et des mesures face à des personnes ne souhaitant pas être loyales à la France. Un recentrage historique permet de prendre la mesure des erreurs de l'Histoire en la matière.

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot

Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, spécialiste de l'histoire de la philosophie politique.

Il codirige la collection "Le Nouveau collège de philosophie" (Grasset).

Il a notamment publié Tous paranos ? Pourquoi nous aimons tant les complots …  en collaboration avec Laurent Bazin (Editions de l’Aube, 2012) et vient de faire paraître Faire, ne pas faire son âge aux Editions de L'Aube.

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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Directeur de recherche au CNRS, économiste et anthropologue, Philippe d'Iribarne est l'auteur de nombreux ouvrages touchant aux défis contemporains liés à la mondialisation et à la modernité (multiculturalisme, diversité du monde, immigration, etc.). Il a notamment écrit Islamophobie, intoxication idéologique (2019, Albin Michel) et Le grand déclassement (2022, Albin Michel).

D'autres ouvrages publiés : La logique de l'honneur et L'étrangeté française sont devenus des classiques. Philippe d'Iribarne a publié avec Bernard Bourdin La nation : Une ressource d'avenir chez Artège éditions (2022).

 

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Pierre Rigoulot

Pierre Rigoulot

Pierre Rigoulot est historien et directeur de l'Institut d'histoire sociale

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Dans son discours devant l'Assemblée nationale, Manuel Valls a affirmé que "la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l'islamisme radical". De manière indirecte, la une de Charlie Hebdo invite les musulmans de France à choisir entre un soutien à l'égard des groupes terroristes comme l'Etat islamique, qui affirme attaquer les pays occidentaux au nom des musulmans et, par conséquent, des musulmans français et la France. La question de la loyauté dans un contexte de guerre est une question clivante, mais n'est-elle pas nécessaire?

Pierre-Henry Tavoillot:La question de la loyauté est nécessaire. Elle se porte à deux niveaux à mon avis. La distinction est assez claire. Est-ce que l'on soutient ou pas, ou est-ce que l'on regarde ou pas d'un œil favorable les attaques terroristes des jours derniers? Dieudonné a répondu oui ces jours derniers et la conséquence immédiate en a été qu'il a été inculpé ce matin, donc les choses sont claires. La liberté de pensée s'arrête là où commence l'appel au meurtre et à la haine. Je pense que les choses sont claires et parfaitement énoncées.

Il y a un autre point qui doit être bien distingué, il porte sur la question : y a-t-il un crime de blasphème ou non? Là je pense que l'on est en face d'un débat d'idées qui mérite d'être traité dans l'espace public, mais pas forcément par l'arsenal de la loi. Il est clair que dans le droit français, le blasphème n'existe pas. Donc de ce point de vue-là, le droit des hommes est supérieur au droit de Dieu. C'est uen question qui relève du débat public. Il faut échanger les arguments pour montrer que ce blasphème n'est pas un crime dans nos sociétés. C'est même un droit. Je pense que cette distinction est vraiment cruciale. C'est le débat à court terme.

Le deuxième débat relève de la loyauté et de la distinction que l'on peut établir entre les musulmans, l'islamisme et l'islamisme radical. Jusqu'à présent dans le débat, l'argument qui a dominé c'est: "pas en mon nom", c'est-à-dire je ne me sens pas concerné par l'islamisme radical, ce n'est pas moi. Je pense qu'il y a eu en une semaine un petit ajustement de cette position avec l'apparition d'une interrogation qui consisterait à dire, je l'interprète comme cela, "pas en mon nom, mais pourquoi malgré moi en mon nom?" Je veux dire par là, pourquoi les djihadistes radicaux se réclament malgré tout de l'islam. Pourquoi est-ce aujourd'hui l'islam qui fait l'objet d'une dérive totalitaire. Par le passé ça a été le marxisme, le fascisme, le polpotisme. Aujourd'hui c'est l'islam. Et le "pas en mon nom", c'est-à-dire ça ne me concerne pas, n'est pas tout à fait suffisant. C'est-à-dire qu'il faut une réflexion qui se demande pourquoi aujourd'hui cette grande civilisation, cette grande religion qui a été l'islam, fait l'objet d'une dérive totalitaire. Ce qui est intéressant, c'est que cette question par rapport à la loyauté, que les non-musulmans peuvent légitimement poser aux musulmans, les musulmans se la posent eux-mêmes. C'est cela qui me paraît l'élément capital de ce que nous avons vécu cette semaine. Ce n'est pas une injonction, mais je trouve que justement cette question s'est posée dans toute une série d'articles: je pense au prêche du recteur de la mosquée de Bordeaux que j'ai trouvé tout-à-fait impressionnant, qui effectivement témoignait du fait que le "ça ne me concerne pas" était dépassé. Je trouve que ce chantier-là demande à être creusé collégialement.

Philippe d’Iribarne : Les musulmans de France ne sont pas responsables de ce qu’affirme l’Etat islamique les concernant. Si l’Etat islamique prétend les enfermer dans une identité de musulman, nous n’avons pas à nous laisser piéger par cette vision des choses. Ce sont des personnes ayant des rapports très divers avec la France et dont chacune est responsable d’elle-même. Beaucoup, bien au-delà de ceux qui deviennent militaires ou policiers, jouent pleinement le jeu d’une pleine appartenance à la société française, d’une manière telle que leur loyauté à cette société est au-dessus de tout soupçon. On ne voit pas ce qu’on pourrait leur demander de plus. Simultanément, une source majeure d’embarras est que ceux pour qui être loyal à la France serait une sorte de trahison à l’égard de l’islam paraissent constituer – on ne les a jamais dénombrés – une minorité significative. Que la société française peut-elle tolérer dans l’expression publique de ce sentiment? Il n’y a pas de doute pour ceux qui s’engagent dans le terrorisme ou qui les soutiennent, en actes ou en paroles. Mais qu’en est-il pour les plus tièdes, soit que, dans les lycées ou les universités, ils troublent les cours qui leur paraissent transgresser les enseignements de l’islam ou qu’ils marquent simplement leur rejet des mœurs d’une société impie, entre revendication de repas hallal et stricte tenue islamique. La société française est très clivée dans ce domaine. On l’a bien vu, par exemple dans la diversité des réactions qu’ont suscitées la "loi sur le voile" ou même la "loi sur la burqa". Quoi que fassent les pouvoirs publics ils auront affaire à ce clivage. Un point spécifique concerne les autorités musulmanes. Elles sont, dans une certaine mesure (mais il n’y a pas d’autorité proprement théologique dans l’islam sunnite) responsables de la vision que leurs ouailles ont de l’islam. Et il y a là aussi une grande hétérogénéité, depuis l’imam de Drancy jusqu’aux salafistes durs. Il paraît légitime de demander des comptes en la matière à ceux qui prêchent un islam incompatible avec les valeurs de la République.

Comment poser correctement cette question de la loyauté sans franchir la ligne jaune et provoquer un clivage au sein de la société?

Pierre-Henry Tavoillot : La loyauté c'est faire en sorte de poser le cadre commun de ce qu'est la République française. Le cadre commun c'est la liberté d'expression, pas de crime de blasphème, une logique de laïcité, ce qui ne veut pas dire une négation de la religion mais l'expression de la religion dans le respect des lois de la République. Cette loyauté nous la partageons tous, nous avons tous à être loyaux à l'égard de ces règles, donc ni plus ni moins, les musulmans l'ont à l'être, sur le plan juridique et sur le plan du civisme. Les musulmans français n'ont pas être plus loyaux ni donner des preuves de loyauté, je pense que l'on attend simplement d'eux cette réflexion et à interroger eux-mêmes cette dérive.

La question de la loyauté envers l'un ou l'autre camp a évidemment été posée précédemment dans l'Histoire. En 1938, à la veille de la conférence de Munich, devant la mobilisation de l'armée française, pour éviter les accusations sur les réfugiés du Reich, l'ancienne LICRA, la Ligue internationale contre l'antisémitisme, a appelé les réfugiés à remplir un bulletin dans lequel les réfugiés affirmaient leur "reconnaissance envers la France" comme le rappelle un article publié sur le blog de l'historien Emmanuel Debono, hébergé par le site du Monde : est-un moyen de poser la question de la loyaut ? Quels enseignements peuvent être tirés de ces précédentes expériences ? Quelles erreurs peuvent être évitées en prenant la mesure des événements historiques?

Pierre-Henry Tavoillot : Le cadre de la loi actuelle permet d'identifier très bien les comportements acceptables de ceux qui ne le sont pas. Quand on dit "je suis Charlie Coulibaly" comme l'a fait Dieudonné, ce n'est pas acceptable. C'est d'ailleurs une provocation réfléchie pour montrer qu'il semblerait, et c'est tout le caractère sournois de Dieudonné, qu'il y a deux poids, deux mesures dans la liberté de s'exprimer. Totale pour Charlie Hebdo, impossible pour Dieudonné alors qu'il gomme une différence essentielle, c'est que Charlie Hebdo n'a jamais appelé au meurtre, n'a jamais fait l'apologie du terrorisme alors que Dieudonné le fait. Pas tout le temps, mais dans certains de ses propos il le fait et là il franchit la ligne. L'encadrement juridique permet parfaitement d'identifier ce qui est acceptable ou non. Donc une déclaration de loyauté me paraît d'un ridicule total. La loi est largement suffisante.

Philippe d’Iribarne : Faire remplir un tel bulletin à ceux qui témoignent tous les jours de leur loyauté par la manière dont ils vivent serait insultant. La question qui se pose est de savoir comment réagir à divers comportements publics qui font question. Il est légitime de poursuivre Dieudonné pour apologie du terrorisme, parce que cela correspond à la manière dont il agit personnellement, et pas à son appartenance à telle ou telle catégorie. Toute mesure générale concernant les musulmans, ou supposés tels, indépendamment de la manière dont chacun mène sa vie, est impensable.

Pierre Rigoulot : Je trouve bien difficile de comparer les deux situations. On avait depuis la prise de pouvoir de Hitler en 1933, un afflux de réfugiés allemands, dont beaucoup de Juifs. La LICA, consciente des réactions xénophobes et antisémites montant dans la population française, multiplia les appels à la prudence aux autorités : selon ses représentants, il ne fallait pas délivrer trop rapidement des permis de travail et il fallait demander aux pays amis (en Europe et en Amérique) qu’ils « soulagent » la France. A ceux qui resteraient, la LICA aurait suggéré, dîtes-vous, qu’ils remplissent une déclaration de « loyauté » envers la France. De la part d’étrangers souhaitant s’installer en France, on peut - pourquoi pas ? - comprendre une telle demande. Même si l’on entre pour un court séjour aux Etats-Unis, on vous demande de remplir une fiche indiquant par exemple que vous avez été ou non membre du parti communiste. Mais aujourd’hui en France, les gens qui posent des problèmes ne sont pas surtout des immigrés mais plutôt des gens issus de l’immigration, des citoyens français mal intégrés et élevés dans un milieu où la loi religieuse prime sur la légalité. La tolérance envers des caricatures y est jugée condamnable et la critique de la religion considérée comme une atteinte personnelle et taxée d’ « islamophobie ».
Vous vous voyez frappant à la porte des logements d’une cité pour demander aux gens qu’ils signent une déclaration de loyauté envers la République ou de respect envers les règles démocratiques ? Pour le coup, on vous objectera qu’il s’agit d’une discrimination ! Et l’on aura raison… En revanche, l’idée du contrat symbolique implicite liant les citoyens et l’Etat, et les citoyens entre eux, me semble importante à diffuser. Il y a des fondamentaux dans le fonctionnement de la société démocratique qu’il faut sans cesse rappeler et même imposer sans état d’âme, de gré ou de force à ceux qui s’y opposent. 

Que ces derniers soient musulmans ou non, ce n’est pas du tout le problème. Le problème est celui de citoyens minoritaires récalcitrants ! Le contrat implicite, à faire comprendre et adopter dans le cadre de l’éducation familiale et scolaire, c’est que la liberté d’opinion et d’expression, y compris le droit à la critique d’une religion quelque qu’elle soit, est au cœur de nos sociétés démocratiques ; c’est aussi que les musulmans ont, comme les juifs et les chrétiens ou encore les hindouistes, le droit de pratiquer leur culte dans notre société. L’Etat, de son côté, garantit ce droit. Mais en retour, chacun doit prendre clairement ses distances avec les diverses formes d’intolérance et avec les manifestations de minorisation des femmes et de haine contre les athées et les juifs, même si on trouve des appels dans ce sens dans un "Livre sacré".

Comment gérer les personnes qui décideraient de ne pas être loyales à la France ? Quelles perspectives s'offrent dans de telles situations ?

Pierre-Henry Tavoillot : Certains propos d'apologie du terrorisme font l'objet d'une poursuite en justice. Cela me paraît être une excellente mesure et elle est conforme à l'esprit de la République. Il me semble que ces mesures sont amplement suffisantes pour le moment. Je n'en vois pas d'autres hormis des cas de figures de personnes qui ne seraient pas de nationalité française, et dans cette perspective l'expulsion paraît envisageable, mais le cadre juridique me paraît permettre de répondre à ces défis.

Philippe d'Iribarne : Tout dépend de ce qu’on entend par là. Il y a des degrés dans la loyauté ou la déloyauté et bien des manières de les mettre en œuvre. On a déjà fait beaucoup pour les formes radicales de déloyauté avec les mesures concernant le terrorisme. Faut-il aller plus loin ? La société française est divisée, depuis ceux qui voudraient qu’on s’inspire plus du Patriot act jusqu’à ceux pour qui se serait justement montrer que les terroristes ont gagné, puisqu’ils sont arrivés à changer notre manière de vivre ensemble. Une tout autre question concerne les manifestations light de déloyauté, associées à l’appartenance à une sorte de contre-société, laquelle forme un terreau favorable à l’apparition de formes plus musclées. Les pouvoirs publics ont sans doute manqué parfois de fermeté en la matière, même s’ils se sont montrés beaucoup plus vigilants que leurs homologues de bien des sociétés européennes, qui accusent la France de manque de respect pour la liberté religieuse.

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