Emmanuel Macron ou les illusions de la commémoration permanente<!-- --> | Atlantico.fr
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Le chef de l'Etat Emmanuel Macron, le 4 avril dernier.
Le chef de l'Etat Emmanuel Macron, le 4 avril dernier.
©Ludovic MARIN / AFP

Mémoirite aiguë

Emmanuel Macron doit se rendre, ce dimanche 7 avril 2024, à la Nécropole nationale des Glières à Morette, dans la commune de Balme-de-Thuy. Il s’agit de commémorer le 80e anniversaire des combats des Glières.

Laurent Avezou

Laurent Avezou

Laurent Avezou est historien, spécialiste des mythes historiques. Il a notamment publié Raconter la France : histoire d’une histoire (Paris, Armand Colin, 2008), La Fabrique de la gloire : héros et maudits de l’histoire (Paris, PUF, 2020), et Verdun et les lieux de mémoire de la première guerre mondiale (Paris, Larousse, 2024).

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Atlantico : Emmanuel Macron doit se rendre, ce dimanche 7 avril 2024, à la Nécropole nationale des Glières à Morette, dans la commune de Balme-de-Thuy. Il s’agit de commémorer le 80e anniversaire des combats des Glières. Peut-on dire du président qu’il fait preuve d’une certaine tendance à la commémoration permanente ?

Laurent Avezou : Une de mes interventions sur votre site, il y a huit ans, le 8 mai 2016, était déjà consacrée à la participation du candidat Macron aux fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans. Depuis son élection en 2017, le président en exercice n’a pas lésiné sur les commémorations tous azimuts et les hasards du calendrier l’y prédisposent aisément, du centenaire de l’armistice de 1918 aux 80 ans du Débarquement, en passant par les 110 ans du début de la première guerre mondiale. Mais il n’y a pas lieu de lui reprocher d’être dans son rôle de garant de l’identité historique du pays. Après tout, malgré son côté « bon élève » un peu agaçant, cet ancien khâgneux pétri de culture classique me semble plus à sa place dans l’exercice commémoratif que ses deux prédécesseurs : François Hollande, le président trop normal qui a moins marqué les esprits par sa sensibilité à l’histoire que par son incapacité à y apposer sa griffe (le fiasco de son passage à Carmaux le 23 avril 2014 pour y commémorer le centenaire de l’assassinat de Jaurès en témoigne : « Jamais Jaurès ne parlerait comme vous », y a-t-on entendu), et surtout Nicolas Sarkozy, le président hyperactif, qui ne les que trop marqués par ses usages désordonnés de l’histoire, de la sommation faite, le jour même de son investiture, le 16 mai 2007, à lire dans les classes la lettre d’adieu du jeune militant communiste Guy Môquet (présenté d’ailleurs comme un résistant, alors qu’il avait été arrêté pour ses opinions, et non pour faits de résistance), jusqu’au projet de Maison de l’histoire de France (qu’on aurait enfermée comme dans une maison de retraite !) presque unanimement désavoué par la communauté historienne. Au moins Emmanuel Macron donne-t-il l’impression de maîtriser ses références, sans avoir à se les faire souffler à l’oreille par des conseillers mal informés. Ce qui interroge, c’est la fréquence de l’exercice, cette « commémorativite » aiguë dont les prémices en France remontent au bicentenaire de la Révolution en 1989.

Dans quelle mesure cette commémoration permanente relève de l’illusion ? Peut-on espérer recréer du commun, recoudre le tissu national et produire un futur désirable commun en oubliant les obstacles du présent ? S’il est évidemment important de connaître son histoire, Emmanuel Macron ne saute-t-il pas une étape ? 

On ne peut pas faire grief au président d’entretenir un rapport actif à l’histoire et de contribuer à rappeler qu’elle n’est pas le compte rendu des choses mortes et enterrées (contrairement à une opinion hélas trop répandue), mais rappel des interactions entre passé et présent. L’ennui, c’est que, au moment où le président se rend au plateau des Glières, ce présent nous saute à la figure par sa cruelle incongruité : une adolescente de 13 ans se fait tabasser en bande à Montpellier à la sortie du collège Arthur-Rimbaud et, deux jours après, un adolescent de 15 ans meurt battu à mort à Viry-Châtillon. Comment ne pas être frappé à l’avance par le décalage entre l’irruption de cette violence bête et débondée et le hiératisme grave et compassé de ceux qui écouteront le discours du président Macron aux Glières aujourd’hui ? Cela ne discrédite pas les mots qu’il va prononcer : cela relativise tragiquement leur efficace. Il y a tant d’autres paramètres qui entrent en ligne de compte, et sur lesquels les pouvoirs publics n’ont pas de prise intégrale, à commencer par la pression des réseaux sociaux qui pollue le rapport à l’information et invalide la position des experts en postulant une disposition au savoir commune à tous. L’assassinat de Dominique Bernard parce qu’enseignant dit bien aussi cette défiance envers les experts, qui ici s’est transformée en haine destructrice.

Il faut aussi rappeler que la commémoration n’est jamais neutre et que ses mots-clés sont réversibles, aussi nobles soient-ils : en 1962, c’est sciemment que l’O.A.S. (Organisation armée secrète) reprend le nom du regroupement de résistants français créé en septembre 1942 sous le nom d’Armée secrète, pour forcer l’assimilation de son combat d’arrière-garde pour l’Algérie française à la résistance à la barbarie nazie ! L’appel au passé n’est pas forcément vecteur de sagesse. Pensons à la posture avantageuse que se donne le Hamas en s’assimilant à un simple mouvement de résistance nationale et de décolonisation pour faire taire d’avance toute remise en cause de son idéologie islamiste.

A travers de tels discours, qui le président peut-il toucher selon vous ? Ne s’adresse-t-il pas, fondamentalement, à des gens déjà au fait de ce qu’il raconte et déjà convaincus de son propos ?

C’est bien là le problème principal, en effet : celui de l’inadaptation du projectile à la cible. Il est évident que le président va s’adresser en personne bien éduquée à d’autres personnes bien éduquées. Il vaut mieux ça que l’inverse, bien sûr, et comment ne pas être d’accord avec une telle démarche ? Mais quelle est son adéquation à une société dont tant de membres sont devenus suspicieux à l’égard de toute forme d’injonction venue d’en haut et qui regardent tout appel aux valeurs universelles (en l’occurrence, le souvenir de résistants morts pour la liberté) comme une négation de l’individuel, du particulier, de l’entre-soi, encore : après tout, ces morts ne sont pas « mes » morts ; est-ce à dire que mes morts valent moins que les morts célébrés par le président ? De là, on comprend les mécanismes psychologiques qui peuvent conduire une commémoration se voulant rassembleuse à devenir clivante, parce qu’une partie du public n’est pas mentalement disposée à la recevoir.

Comment envisager une tradition de commémoration efficace ? S’il s’agit de rappeler la nature de notre passé, comment s’assurer que l’information passe correctement, sans servir les intérêts temporaires de telle ou telle figure politique du moment ?

Comment élaborer un discours commun dans une société qui cultive de plus en plus le recroquevillement communautariste, l’entre-soi culturel et cultuel, qui cherche dans son petit pré carré la consolation à une actualité qui semble de plus en plus violente et contraignante, parce que nous en sommes plus (mais pas forcément) mieux informés ? Pas en se focalisant sur le souvenir des victimes, en tout cas. Ce n’est pas les oublier que de dire qu’il est dangereux de leur accorder une trop grande place dans le rapport au passé : cela revient à faire primer le pathos sur la réflexion distancée et occulte l’idée que le passé a une épaisseur et qu’il ne se répète jamais à l’identique.

Même le président Macron, qui connaît bien l’histoire, ne peut ignorer que le choix du plateau des Glières comme lieu de mémoire de la Résistance a fait polémique. Quand Nicolas Sarkozy a été le premier à l’investir en 2007, alors qu’aucune famille politique ne l’avait jusqu’alors revendiqué, le choix a pu surprendre, car le site n’avait été le témoin d’aucune bataille, juste un accrochage, le 26 mars 1944, se soldant par 2 morts sur les 5 à 600 maquisards réfractaires au STO, contraints à un repli catastrophique au terme duquel quelque 150 d’entre eux allaient être fusillés, emprisonnés, envoyés au STO ou déportés. Alors, qu’est-ce qu’on va commémorer aux Glières ? Pas des valeurs communes, mais des victimes, qui présentent le double avantage d’être toujours émouvantes et de ne jamais pouvoir dire ce qu’elles pensent des sollicitations qui en sont faites post mortem.

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