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Drapeaux noirs sur la Bosnie : l’Etat islamique encore loin de réussir à établir une franchise en Europe
©Reuters

Abu Bakr al-Kosovar

Un paisible hameau dont les trois maisons arborent des drapeaux du groupe terroriste Etat islamique. La scène ne se passe pas en Irak, mais en Bosnie, pays des Balkans à majorité musulmane. Si les photos sont effrayantes, elles témoignent plutôt d'un phénomène nouveau, mais encore marginal, que d'une réelle implantation de Daech au cœur de l'Europe.

Loïc Trégourès

Loïc Trégourès

Loïc Trégourès est doctorant à l'Université Lille 2, spécialiste des Balkans et de la Bosnie-Herzégovine, il collabore notamment à l'IRIS.

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Atlantico : Des photos ont récemment fait le tour de la presse internationale : elles montrent un petit village de Bosnie dont les maisons arborent des drapeaux de l'Etat islamique. Assiste-t-on ici à un cas isolé dans ce pays européen ou bien à une réelle tentative d'implantation de Daech ?

Loïc Trégourès : Il faut tout d'abord dire que ces photos ne sont pas vraiment nouvelles. Elles ont déjà été aperçues et ont été prises dans un village nommé Gornja Maoca. En Bosnie, les salafistes violents, qui prônent le djihad, se sont repliés et coupés du monde sur un très petit nombre de villages de ce type. Le phénomène n'est donc pas nouveau et on a surtout affaire à une poignée de gens qui vivent retirés par rapport au reste du pays et selon leurs propres règles.

En Bosnie, il y a deux catégories : les salafistes non-violents, qui ont une pratique de l'islam ne correspondant pas à la pratique majoritaire de l'islam en Bosnie, et font un travail sur leur foi, et les salafistes à tendance djihadiste. Ces derniers sont déjà passés à l'action, d'ailleurs dans ce village de Gornja Maoca le leader était un homme nommé Imamovic, qui est désormais parti en Syrie ou en Irak. L'individu auteur des tirs à la kalashnikov sur l'ambassade américaine à Sarajevo en 2011 est également passé par ce village. Il y a des Bosniaques qui partent faire le djihad. La grande nouveauté dans la région, que ce soit en Bosnie, en Macédoine ou au Kosovo, la grande nouveauté est que ces pays s'aperçoivent qu'ils sont, eux-mêmes des cibles. Il y a des vidéos publiées par l'Etat islamique en langue serbo-croate ou albanaise qui sont publiées par des djihadistes présents en Syrie ou en Irak et qui appellent à tuer, à commettre des attentats etc.

On se souvient pourtant que, pendant les guerres de Yougoslavie des années 90, il y avait déjà eu en Bosnie des combattants se revendiquant du djihad. La Bosnie avait d'ailleurs été une des premières terres d'apparition de djihadistes français, notamment issus du fameux gang de Roubaix. Fait-on face à un foyer régional d'islamisme qui se raviverait ?

Je n'y crois pas beaucoup. Pour moi il s'agit d'un fantasme car les moudjahiddines de la période des guerres de Bosnie sont souvent repartis, déçus du fait qu'en Bosnie l'islam n'était pas du tout pratiqué de la façon dont eux l'entendaient. D'autres sont restés, ont obtenu des passeports de Bosnie, et se sont éventuellement mariés avec des locales, et vivent parfois en marge de la société. Cependant, dire qu'il s'agit d'un foyer islamiste parce que quelques centaines de moudjahiddines ont combattu sur place il y a vingt ans ne me semble pas très crédible. D'ailleurs, j'étais étonné, comme beaucoup de mes collègues travaillant sur la région, que la BBC publie, récemment, un article en ce sens. La translation est trop rapidement faite et n'est souvent pas soutenue par des faits tangibles. Il y a beaucoup de fantasmes qui entourent ces anciens djihadistes, bien que le phénomène ait effectivement existé. D'ailleurs, c'est un discours qui a beaucoup servi à la propagande serbe de l'époque, celle-ci présentait les Serbes comme les derniers défenseurs de l'Europe face à un Etat islamiste qui s'établirait en son sein. C'est d'ailleurs ce que les Serbes de Bosnie continuent de dire aujourd'hui. Le problème qui entoure ces quelques centaines de moudjahiddines des années 90, c'est qu'il est désormais difficile de faire la part des choses entre réalité, fantasme et propagande relevant de la manipulation politique, en particulier de la part des Serbes bosniens.

On sait que l'Etat islamique est un groupe terroriste qui cherche à s'ancrer territorialement en-dehors du Moyen-Orient, notamment établissant des "provinces" dans le Caucase ou en Asie du Sud-Est. Quelle est la stratégie de ce groupe dans la région balkanique ?

Je dirais que sa stratégie est d'être visible et de faire peur, la stratégie classique d'un groupe terroriste donc. Les vidéos publiées à destination de ces pays agissent comme un avertisseur. Surtout, qu'encore une fois, les Balkans n'ont pas l'habitude de ce type de menaces. Des vidéos de gens qui, en direct de Syrie et dans la langue nationale, sont en train d'égorger quelqu'un en disant que bientôt ce sera leur tour, est quelque chose d'inédit pour les Bosniaques ou bien les Kosovars. Il y a un danger que quelques dizaines d'éléments au Kosovo, en Macédoine, en Bosnie, basculent comme cela arrive en France, en Belgique ou au Danemark. Ce risque existe et il est nouveau car, auparavant, ces individus partaient faire le djihad, ils sont désormais appelés à commettre des actes directement dans ces pays-là. D'ailleurs, il y a quelques jours au Kosovo, des gens ont été arrêtés car ils étaient soupçonnés d'appartenir à l'Etat islamique et de se préparer à empoisonner la source d'eau douce de Pristina, la capitale. L'enquête dira si ces accusations étaient réelles ou fantasmées, cependant ce fait démontre que ces menaces sont prises très au sérieux.

Le problème est qu'on a longtemps laissé, en Bosnie et au Kosovo, des ONG du Moyen-Orient financer des mosquées, des écoles, des centres humanitaires, ou encore les études de jeunes qui partaient en Arabie saoudite pour étudier et qui revenaient avec un prêche de l'islam tout à fait différent de la tradition balkanique.

En Macédoine, la communauté musulmane est très pauvre, et ces aides sont les bienvenues. Ce mouvement se fait par le bas et est très peu visible, bien que ce soient souvent les fidèles eux-mêmes qui refusent désormais d'aller dans les mosquées où l'on prêche quelque chose de contraire à l'islam classique pratiqué dans la région. Ce danger-là, touchant directement les citoyens, est désormais pris également très au sérieux par les autorités qui s'aperçoivent que des personnes se dirigent vers le djihad par l'intermédiaire de ces aides.

Il faut ajouter qu'il y a un pourcentage non-négligeable d'individus d'origines bosniaque ou albanaise du Kosovo partis faire le djihad qui sont issus de la diaspora. Ce qui signifie que leur radicalisation se passe principalement en Autriche et en Allemagne, là où il y a une communauté établie. Il faut donc regarder ce qu'il se passe du côté de ces pays car le travail de radicalisation ne se fait pas uniquement dans la région, loin de là.

L'islam pratiqué en Bosnie, et plus généralement dans les Balkans, est plutôt perçu comme tolérant. Quelle est donc l'attitude des citoyens de ces pays face aux salafistes qui s'isolent ou préparent des actions violentes ?

Les gens ne réagissent pas différemment des autres musulmans qui considèrent que la foi est dévoyée par les radicaux et qu'il n'est pas acceptable de se revendiquer de la religion pour tuer des innocents. Il n'y a absolument pas de sympathie au prétexte que tout le monde serait musulman. Ce n'est pas différent de ce qu'il se passe en France ou en Belgique avec nos communautés musulmanes. Le fait que la majorité de la population soit musulmane ne change rien au niveau de l'antipathie que suscitent les terroristes ou ceux qui partent faire du mal ailleurs. Au Kosovo c'est encore pire car le pays est très pro-occidental pour des raisons historiques et adhère à ce qu'on nomme "les valeurs de l'Occident". La pratique de l'islam dans les Balkans a plusieurs siècles et est totalement étrangère à celle qui vient du Moyen-Orient, d'Arabie saoudite ou d'Egypte, notamment les mouvements salafistes et djihadistes.

Ces petits villages reculés où vivent des salafistes djihadistes en Bosnie pourraient-ils être considérés comme des avant-postes de l'Etat islamique en Europe ?

Ce n'est finalement pas plus inquiétant que la situation française, car chez nous un individu radicalisé peut commettre un attentat. Ce n'est pas parce qu'il y a un village de quelques maisons arborant des drapeaux de Daech au fond de la campagne de Bosnie que la France doit se sentir menacée plus qu'elle ne le serait par ses propres "bombes à retardement". D'ailleurs, il faut dire qu'il y a un intérêt dans cette histoire : le fait de savoir, précisément, où se trouvent ces villages. Les services de renseignements de Bosnie et du Kosovo, et donc tous les services occidentaux présents là-bas, et ils sont nombreux, savent très bien qui est qui et où il se trouve exactement. D'un côté c'est mieux d'avoir tous les radicaux regroupés à un endroit à vivre dans une petite communauté, la surveillance en devient plus facile. On ne le voit pas sur les photos, mais des dispositifs ont sûrement été mis en place pour surveiller ces individus.

A partir du moment où ces pays ont pris les choses au sérieux, on peut imaginer qu'ils mettent les moyens nécessaires pour contrer ce risque. Ou du moins, reçoivent le soutien nécessaire. Si nous nous posons aujourd'hui la question, il est certain que les services américains et occidentaux se la posent aussi. L'enjeu est trop important. Au Kosovo, par exemple, une loi a été votée pour condamner les combattants qui se rendaient à l'étranger, plusieurs ONG ont été interdites, on cherche à savoir qui finance qui, on surveille les prêches des imams et on essaye de résoudre une situation qui vient d'un laissez-faire de plusieurs années. Encore une fois, tout cela est nouveau et il est intéressant de voir ce qu'il se passera dans les prochaines semaines en termes d'arrestations, d'attentats ou de coopération entre les pays de la région. Mais le message qu'il faut retenir est que, finalement, leur situation n'est pas tant différente de la nôtre au prétexte que ce sont des pays à majorité musulmane, et ce malgré les fantasmes.

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