Données personnelles : quand la Cour de justice de l'Union européenne donne aux Etats une petite leçon de respect des libertés individuelles<!-- --> | Atlantico.fr
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La loi sur la conservation des données personnelles vient d'être jugée trop intrusive par la justice européenne.
La loi sur la conservation des données personnelles vient d'être jugée trop intrusive par la justice européenne.
©Reuters

Recalés

La Cour de justice de l'Union européenne a invalidé la loi de conservation des données personnelles. Elle soulève ainsi un problème de protection des libertés individuelles. Elle prive aussi les États membres de l'Union européenne d'un instrument majeur dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé.

Etienne  Drouard

Etienne Drouard

Etienne Drouard est avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique.

Ancien membre de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), ses activités portent sur l’ensemble des débats de régulation des réseaux et contenus numériques menés devant les institutions européennes, françaises et américaines.

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Atlantico.fr : La loi sur la conservation des données personnelles vient d'être jugée trop intrusive par la justice européenne. Quelles en étaient les principaux piliers ? 

Etienne Drouard : Cette directive européenne 2006-24 sur la durée de conservations des données avait pour objectif d'harmoniser les durées minimales et maximales durant lesquelles les Etats membres pouvaient légiférer pour imposer aux prestataires techniques de l'internet (opérateurs télécoms, fournisseurs d'accès et hébergeurs) de conserver des éléments d'identification de leurs utilisateurs.

Elle prévoyait que les Etats membres puissent adopter des lois prévoyant des conservations allant de 6 mois à deux ans.

Elle prévoyait aussi que les Etats membres devaient adopter des garanties suffisantes pour les libertés individuelles dans une société démocratique. Et elle ne prescrivait pas de mécanisme de procédure d'organismes indépendants, devant être prévus par les Etats membres pour offrir ces garanties. Ces garanties pouvaient ainsi être librement prévues par chaque Etats membres. Lorsque l'avocat général auprès de la Cour de justice avait rendu ses conclusions en décembre, il avait indiqué qu'il ne suffisait pas de vivre dans un état démocratique pour que cela constitue une garantie. Il fallait que la directive prévoie effectivement des garanties de protection des libertés individuelles

Les deux piliers principaux étaient donc les suivants : harmoniser les durées de concentration de 6 mois à 2 ans et laisser aux états membre le soin de définir les mécanismes de contrôle.

Quels sont les principaux problèmes pointés par la Cour.  Pourquoi parle-t-on d'ingérence ?

D'une part, il n'y a pas de contrôle par un organisme indépendant des finalités pour lesquelles les données conservées sont accessibles aux autorités publiques en charge de la lutte contre le terrorisme ou les crimes les plus graves. D'autre part, il n'y a pas non plus de distinction des données qui doivent être conservées, ou des organismes qui peuvent les demander, selon la gravité des comportements recherchés.

Pas de contrôle de finalité ni de hiérarchisation des intérêts légitimes à accéder aux informations, ces deux manques paraissent à la Cour inacceptables pour encadrer un équilibre entre l'intérêt de sécurité publique et l'intérêt de protection de la vie privée des personnes.

En quoi décision s'inscrit-elle dans le principe de respect des libertés individuelles ?

Pour l'instant, la Cour soulève un problème de protection des libertés individuelles, elle dessine les conditions d'un texte qui devrait être amélioré, et sur lequel devront travailler les Etats membres. Pour l'instant, la Cour soulève un problème sans en fournir explicitement les solutions.

Premier commentaire sur les exigences de la Cour : l'existence d'un contrôle sur les finalités pour lesquelles on collecte des données conservées. Il appartiendra aux Etats membres de définir pour quelles missions précises ils s'autorisent à accéder à tel ou tel type d'information. C'est donc un enjeu de définir les finalités et de lister les données accessibles.

Deuxième enjeu, il faut contrôler qui accède à ces informations, et définir les catégories d'organismes publics qui en fonction de leur mission, peuvent accéder à certains types de données.

S'il s'agit de prévenir le terrorisme, c'est une finalité de police administrative ou de sécurité publique, il s'agit ainsi d'intervenir avant une infraction ou un crime, c'est un objectif de prévention qui justifie un contrôle des administratif des organismes de l'Etat. S'il s'agit de poursuivre des crimes d'une certain gravité et de les réprimer, cette fonction de répression appartient aux autorités judiciaires et doivent faire l'objet d'un contrôle par un juge indépendant, garant des libertés individuelles.

Quelles sont les conséquences pour les Etats de l'invalidation de cette législation par la Cour de justice, notamment dans la lutte contre le crime organisé et le terrorisme ?

Le crime organisé et le terrorisme seront deux objectifs différents. Le terrorisme, il s'agit de le prévenir. Il y a donc un objectif de détection avant un acte terroriste. Ce rôle de détection est assuré par les services de l'Etat. Alors que le crime organisé, s'il existe et qu'il est organisé, relève d'une fonction judiciaire. Cela soulève donc la question de la séparation des pouvoirs : d'une part le pouvoir réglementaire à des fins de sécurité publique, et de l'autre, le pouvoir judiciaire à des fins de répression.

Si l'on tient compte du raisonnement suivi par la cour de justice, trois lois sont susceptibles de devoir être révisées en France :

-       Une loi antiterrorisme de 2006

-       L'article 20 de la loi de programmation militaire (LPM) adopté en décembre 2013 et qui entrera en vigueur le 1er janvier 2015. Cette loi fixe un objectif de prévention du terrorisme et comporte deux carences qui se situent exactement dans le collimateur de la Cour de justice européenne : d'une part, elle prévoit la conservation et l'accès de tout fichier ou document détenu par les opérateurs télécoms, les FAI et les hébergeurs, sans aucune précision. D'autre part, elle prévoit un contrôle des requêtes des services de l'Etat sans efficacité. Seule une autorité administrative, la CNCIS (Commission nationale des interceptions de sécurité), peut s'assurer du formalisme des demandes d'interceptions, mais elle n'a aucun pouvoir contraignant en cas d'interception qui ne respecterait par les formes prévues par la loi. Cette commission peut simplement avertir le Premier Ministre sans aucune conséquence juridique. Enfin, troisième écueil, la liste des organismes qui peuvent effectuer ces interceptions mélange des administrations aux fonctions très différentes, d'une part celles en charge de la prévention du terrorisme, d'autre part certains service de l'administration des finances chargés de lutter contre la fraude financière et en particulier les douanes.

-       La loi sur la géo-localisation à des fins de poursuites judiciaires des infractions adoptée au cours du mois de février 2014. Cette loi qui permet de retracer une année de localisation lorsqu'un juge le demande, retarde l'intervention d'un juge indépendant, contrairement aux demandes formulées par l'Ordre des avocats de Paris pendant le débat parlementaire.

Si un nouveau texte devait être présenté, dans quel sens devrait-il être orienté pour être approuvé par la Cour de justice européenne ?

Il faut se garder de priver les services en charge de la lutte contre le terrorisme du moyen de faire leur travail. L'objectif de prévention suppose par nature, d'identifier des populations à risque, avant la commission d'un crime. La matière première nécessaire pour détecter des entreprises terroristes porte donc, en théorie, sur des populations de personnes présumées innocentes. Cet objectif remet donc en cause les principes ancestraux de protection des libertés individuelles sous le contrôle d'une autorité judiciaire. Tout est donc à inventer pour apporter des garanties satisfaisantes par un contrôle indépendant. Que ce contrôle soit confié à une autorité administrative ou judiciaire, tout reste à définir. Mais l'arrêt de la Cour de justice ne permet plus aujourd'hui de faire l'économie d'un débat, qui permette une efficacité des objectifs de lutte contre le terrorisme et du respect des principes d'un Etat de droit. C'est le défi des démocraties par rapport aux dictatures.

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