Appel du 18 Juin : fondation rhétorique <!-- --> | Atlantico.fr
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Le 18 juin 1940, Charles de Gaulle lance son appel de Londres.
Le 18 juin 1940, Charles de Gaulle lance son appel de Londres.
©DR

Paroles de leaders...

Si la rhétorique est l'art politique de la persuasion, il est nécessaire de comprendre ce qui se cache derrière l'utilisation du verbe et des arguments.

Philippe-Joseph Salazar

Philippe-Joseph Salazar

Philosophe, ancien élève de la rue d'Ulm, Philippe-Joseph Salazar est titulaire d'une distinguished chair de rhétorique à l'université du Cap (Afrique du Sud) et enseigne cette discipline dans le monde entier.

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Qu’est-ce que Bossuet, le sublime prédicateur du Grand Siècle, avec son apostrophe « Madame se meurt ! Madame est morte ! », a donc à faire avec de Gaulle et l’appel du 18 juin 1940[1] ? En quoi l’oraison funèbre prononcée par un prélat louis-quatorzien devant une cour éplorée mais souvent traîtresse a-t-elle un rapport avec le premier code de l’hyperparole présidentielle, l’appel[2] ? Pour un gourmet en rhétorique, il est clair que l’appel du Général est une véritable oraison funèbre sur la mort de la France et sur sa résurrection par la résurgence des vraies valeurs et dans un acte populaire de piété politique, la Résistance. Ce mot même de «résistance» appartient au glossaire d’édification religieuse, au vocabulaire de l’homilétique ; il évoque saint Antoine au désert (tiens, un autre mot gaullien, «désert »), résistant à la tentation diabolique : il s’agit ici d’une résistance à la tentation du mal politique, celle de mettre bas les armes devant le Satan allemand et les reprendre dans la tentation de la collaboration, pour s’avilir plus encore comme un pécheur qui pèche deux fois, une fois par faiblesse devant le mal et une fois par désir de faire le mal.

Évidemment, l’appel du 18 Juin est aussi, dans le style militaire, un ordre du jour: il indique la marche à suivre, nomme les obstacles et désigne le but à atteindre. Pétain, maréchal, lui aussi lança des «appels» en 1940[3]. L’appel, ordre du jour à la nation, est le modèle sublime mais exact des lassants discours «feuille de route» dont on nous rebat les oreilles à tout propos. Ne nous méprenons pas: l’appel à la levée en masse d’août 1793 contre l’Axe du temps est le modèle original de l’appel du 18 Juin, qui est aussi un appel à une telle levée; l’un et l’autre sont la transformation républicaine des grandes oraisons appels à la vertu publique, contre le mal, lancées par Bossuet.

Mais de quoi est fait un ordre du jour à la Nation ? Qu’est-ce qu’un appel ?

D’une part, un appel est toujours un «appel au nom de» : d’une portée édificatrice et morale, l’appel veut nous forcer à sortir des « circonstances » pour assumer le contraire des circonstances, à savoir choisir un destin.

L’appel fait partie de nos pratiques rhétoriques publiques. Par exemple, depuis 2009, il circule sur le Net un «appel des appels », « pour une insurrection des consciences[4]». Mais pour opérer cette transformation rhétorique de la soumission aux circonstances en choix de destin, l’appel doit être économe d’explications. Il doit seulement tabler sur l’évocation d’une valeur commune: le « capital immatériel» comme on dit en management, « la France » comme disait le Général, « la Nation» comme disait Robespierre.

Plus un appel s’explique, se fait pédagogique, moins il est efficace.

D’autre part, un appel ne peut être qu’un «appel à » : souvent émotionnel, sinon passionné ou véhément en direction d’une action à entreprendre incarnée dans la parole qui la profère. Mais notez que si Bossuet s’adresse aux grands du royaume à qui il demandait de donner l’exemple de la vertu publique, le Général, lui, s’adresse aux Français comme à des grands de la vertu républicaine, eux qui vont résister, les futurs compagnons de la Libération, eux qui, pour le Général, devraient être « tous les Français » : il faut réfléchir au fait que si le Général avait été vraiment entendu, il y aurait eu 40 millions de compagnons de la Libération.

Enfin, l’appel instaure un code d’hyperparole présidentielle. Il a été, avant l’heure (1958), comme un archétype rhétorique, la première véritable allocution présidentielle, dans la mesure où l’appel fonctionne sur un syllogisme rhétorique : si vous, « tous», répondez à cet appel, donc vous tous m’aurez « élu ». En 1940, le Général se fait déjà président en parlant comme un président, et comme le type de président dont il anticipe la vraie fonction constitutionnelle, dix-huit and plus tard : quand l’Un s’exprime pour Tous et pour la République. Même Clemenceau, même Robespierre n’avaient osé ce tour rhétorique. Le Général performe déjà la parole présidentielle alors même que la fonction, d’apparat, n’existe plus, et pas encore celle, exécutive, sous sa forme à venir et qui se fixera après la prise de pouvoir en 1958.

Voilà pourquoi tous les meneurs politiques français, depuis cette date, se mêlent de lancer des appels à tout va. Mais pour qu’un appel fonctionne, il faut faire ce que j’ai décrit, désigner le mal, choisir son moment et, au lieu de faire de la pédagogie, stimuler un destin, c’est-à-dire faire en sorte que chacun se sente personnellement face à un choix radical.

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Extraits de Paroles de leaders : Décrypter le discours des puissants, Bourin Editeur (août 2011)



[1]Oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre, duchessed’Orléans, 1670.

[2] Voir mon Hyperpolitique, une passion française, Paris, Klincksieck, 2009.

[3] Maréchal Philippe Pétain, Paroles aux Français. Messages et écrits, 1934-1941, Lyon, H. Lardanchet, 1941.

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