Désindustrialisation de la France : qui sont vraiment les coupables ? <!-- --> | Atlantico.fr
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La désindustrialisation touche tous les pays de l’OCDE.
La désindustrialisation touche tous les pays de l’OCDE.
©Reuters

Faites entrer les accusés

La désindustrialisation, qui touche tous les pays de l’OCDE, a été plus rapide en France qu’ailleurs. Les causes en sont multiples, anciennes et systémiques. Etat, patrons, syndicats, Europe, médias : passage en revue des coupables.

"Le procès de la désindustrialisation française"

Jean-Pierre Corniou : La désindustrialisation se mesure par la convergence de quelques indicateurs simples. Or les données statistiques ne laissent aucun doute sur l’ampleur du phénomène en France. La désindustrialisation, qui touche tous les pays de l’OCDE, a été plus rapide en France qu’ailleurs. Les causes en sont multiples, anciennes et systémiques. Elles reflètent les choix collectifs de la société française et si les racines de cette situation remontent au développement industriel du XIXe siècle, les Trente glorieuses en avaient effacé les traces sous l’effet bénéfique de la croissance, et surtout de l’inflation, alors que la mondialisation, l’euro et la crise de 2008 remettent à nu ces fractures anciennes.

De quoi parle-t-on ?

La désindustrialisation est un phénomène ancien, qui a débuté à la fin des années 1970 et s’est poursuivi de façon régulière, pour s’accentuer avec la crise de 2008  sous l’impact de la réduction de la consommation, de l’investissement et des exportations :

  • la réduction de la part de l’industrie dans le PIB

Le poids du secteur est passé de 24% en 1980 à 14% en 2007 puis 10% en 2012. Elle est de 20% en Allemagne. Depuis 2008 la réduction de la production manufacturière a touché toutes les branches industrielles. Seules quatre branches ont résisté : industrie agro-alimentaire, pharmacie, autres produits manufacturés, essentiellement réparation et maintenance, et autres matériels de transport, dont l’aéronautique.

  • la réduction du nombre d’emplois industriels

L’industrie a perdu 1,9 million d’emplois "bruts" (externalisation incluse) entre 1980 et 2007, soit 36% de ses effectifs. En emplois nets ceci représente 1,5 million d’emplois. La réduction des emplois industriels est due pour l’essentiel au progrès technique qui accroît la productivité de la main-d’œuvre, facteur dont la part est estimée à 65% des réductions d’emploi. Sur 27 ans, ce sont 70000 emplois industriels qui disparaissent en moyenne chaque année. Or depuis 2008, la situation s’est détériorée sans toutefois suivre la baisse de la demande, car c’est l’intérim qui a joué le rôle majeur de facteur d’ajustement de l’emploi à la charge. Entre 1980 et 2012, les emplois manufacturiers sont passés de 5,1 millions à moins de 2,9 millions. Entre 2009 et 2013, la France a perdu un millier d’usines représentant 120000 emplois.

  • la réduction de la part des produits manufacturés dans les exportations

Le solde extérieur manufacturier s’est amélioré entre 1989 à 2000, passant d’un déficit de 9,8 milliards d’euros à un excédent de 10,5 milliards en 2000. C’est à partir de 2001 que ce solde redevient déficitaire en passant à -10, 7 milliards en 2007 avant la crise alors même que la croissance est encore de 2,3% par an. Le solde commercial de la branche industrie est ensuite passé à -29 milliards en 2011. L’industrie aéronautique enregistre en 2013 un excédent de 22 milliards d'euros et l’industrie agroalimentaire 11,5 milliards.

  • la croissance des emplois tertiaires

Une partie de cette croissance provient de l’externalisation des emplois industriels vers des sociétés de service qui travaillent pour l’industrie : intérim, maintenance, fonctions support, conseil. On estime que 25% des pertes d’emploi industriels proviennent  de cette externalisation.

On peut aussi souligner que la baisse des marges industrielles a été constante sur la période. Les prix des produits français se sont largement alignés à la baisse sur la concurrence internationale lors que le niveau des salaires et des cotisations sociales restait élevés. Cet effet ciseau a entrainé une dégradation des marges au détriment de l’autofinancement et de l’investissement de modernisation.

L'Etat et le monde politique

Jean-Pierre Corniou : Le monde politique a toujours regardé avec circonspection l’industrie dans une logique totalement caricaturale et schizophrène. En France, c’est une tradition ancienne et bien ancrée dans les deux camps. La droite se méfie de l’industrie, car ce sont des travailleurs et techniciens qui avaient la réputation de voter à gauche et d’entretenir des syndicats contestataires, voire communistes. "Classes laborieuses et classes dangereuses" comme l’écrivait Louis Chevalier dans son étude sur les travailleurs au XIXe siècle publiée en 1958, ce mélange entre misère et instabilité ayant durablement marqué l’inconscient de la classe politique pour conduire, par exemple, à l’exaltation des valeurs rurales sous Vichy et, sous la IVe république, à la mise en valeur de l’accession à la propriété et au petit commerce. La gauche n’aime pas l’industrie car elle est dirigée par des patrons qui s’enrichissent sur le dos des travailleurs et l’industrie ce sont des conditions de travail et de rémunération difficiles et précaires qu’il faut combattre. Aussi sommaires soient-elles, ces idées restent persistantes dans la culture française du XXIe siècle qui conserve à son extrême gauche des porte-paroles virulents de cette vision anticapitaliste et n’a pas su créer à droite un authentique mouvement libéral et entrepreneurial. De fait en France l’industrie est mal comprise, mal aimée et coupable de tous les maux : tensions sociales, pollutions, inégalités. Au mieux il faut la nationaliser, au pire la punir, dans tous les cas la contenir. L’anti-industrie, ce sont les emplois tertiaires, propres et stables, et la fonction publique qui depuis l’après-guerre ne fait que croître pour atteindre fin 2012 5,2 millions de salariés dont la fonction publique territoriale qui a cru de 35% entre 2000 et 2010 alors que le fonction publique d’Etat baissait de 5%.

Bertrand Rothé : La gauche.

La gauche a évidemment une part de responsabilité dans la désindustiralisation.

La première responsabilité et non des moindres, est d’avoir abandonné les industries lourdes en 1983. C’est même l’acte fondateur de la gauche actuelle. Cette gauche de gouvernement qui justifie tous ses renoncements par la prise en compte des réalités et l’acceptation des marchés. Ce choix pour le charbon était inévitable, beaucoup moins pour l’acier. Trente ans après, avec des coûts de main-d’œuvre supérieurs aux nôtres, l’Allemagne produit 46,4 millions de tonnes d’acier et la France seulement 20,8.

Ensuite la réhabilitation du marché par les socialistes dans la deuxième partie des années 1980 va avoir des effets induits destructeurs pour l’industrie. Si les « pantouflages » des élites de la fonction publique vers l’entreprise ne sont pas directement en cause, c’est le choix du secteur d’activité qui l’est. Polytechnique, l’ENS, l’ENA vont former de plus en plus des cadres des services, et plus particulièrement de la finance.

Trois arguments expliquent cet engouement :

  • La première raison est financière. Ce sont les métiers qui offrent les rémunérations les plus importantes. Par exemple dans les bonnes années, à la sorties de l’Université, des salaires les quants qui passent par la prestigieuse formation de Madame El Kariou atteignaient de 80 000 à 100 000 euros par an.  
  • Aussi, et on l’oublie trop souvent, ce sont des raisons de stratégie individuelle qui expliquent aussi ces choix. A partir de cette période les cadres dirigeants des grandes sociétés viennent essentiellement des directions financières, alors que traditionnellement ils venaient de la production ou de la vente.
  • Troisièmement, et c’est là que l’on retrouve le PS, à cette période le concept de société post industrielle (http://fr.wikipedia.org/wiki/Société_post-industrielle) se développe. Cette idée est importée des Etats Unis. Elle affirme que la société industrielle est condamnée. C’en est fini de l’industrie, de l’automobile. Le modèle de Colin Clarck ( favorise le développement des services. C’est inéluctable. Deux intellectuels participent au développement et à la promotion de cette théorie en France. Le sociologue Alain Touraine, dont la fille est aujourd’hui ministre des affaires sociales et de la santé, est le plus ancien. L’économiste et banquier Daniel Cohen) est le plus médiatique. Ce strauss-kahnien qui a ensuite soutenu Martine Aubry a joué le rôle plus influent ces dernières années. Le PS a longtemps suivit ces deux gourous, c’est ainsi que les ministres de l’industrie vont passer du statut envié de ministre d’Etat en 1981 pour disparaître dans le ministère de l’économie des finances et de l’industrie et confié à un secrétaire d’Etat. 

Enfin en abonnant la classe ouvrière le PS se désintéresse de l’industrie. Le bébé, l’eau du bain et la baignoire disparaissent en même temps.  

Il existe heureusement des résistances au sein du PS. Jean Pierre Chevènement est le plus ancien et le plus légitime sur ce thème. Arnaud Montebourg, le « Troisième homme » de la primaire socialiste de 2011 avec son concept de démondialisation a relancé cette résistance aujourd’hui encore très fragile au sein de PS.

La droite aussi.

La droite n’a pas beaucoup d’idées sur cette question comme sur beaucoup d’autres. Aujourd’hui elle fait confiance au marché, comme hier elle se réfugiait derrière l’Eglise.

Le FN est peut être aujourd’hui le parti le plus cohérent sur le sujet. Avec des idées qu’il pille sans vergogne à un certain nombre d’intellectuels de gauche, et souvent au Monde Diplomatique, le parti de Marine Le Pen s’est refait une virginité sur ce thème. Il faut le dire et le redire. C’est le parti du copier coller. Tout y passe : le protectionnisme emprunté à François Ruffin, à Aurélien Bernier et à Emmanuel Todd, la sortie de l’Euro volée à Frédéric Lordon, Jacques Sapir, la critique du traité de libre échange transatlantique emprunté à Gael Giraud. Evidemment, le FN ne cite jamais ses sources.  

Les milieux patronaux

Jean-Pierre Corniou : Il serait très difficile de reprocher au MEDEF et aux dirigeants patronaux d’être des acteurs volontaires de la désindustrialisation. Tout chef d’entreprise cherche à compenser la baisse de la profitabilité structurelle de son activité par une réduction des coûts. On a beaucoup reproché aux dirigeants d’entreprise d’accentuer la désindustrialisation sur le territoire par la délocalisation. L’analyse est toutefois complexe. Contrairement à une image répandue, ce ne sont pas les délocalisations qui ont le plus accentué le phénomène structurel de désindustrialisation mais les effets de la productivité. Les études montrent toutefois que l’augmentation des importations peut venir d’entreprises françaises délocalisées à l’étranger, comme par exemple dans l’automobile dont le solde est devenu négatif. Les délocalisations répondent à deux logiques : la première est naturellement de se rapprocher des pays où la demande est forte, la seconde de bénéficier de coûts de production moins élevés tant pour les salaires que les taxes ou l’énergie. Le MEDEF n’a certainement pas manqué de se mobiliser sur la défense de l’industrie, et a participé activement aux Etats généraux de l’Industrie de 2009, même si une part de son discours dominant a été motivé par la baisse des charges sociales et de la fiscalité. C’est donc souvent plus un discours défensif qu’une valorisation dynamique de l’industrie qui est perçu, même si de nombreuses manifestations sont organisées par le MEDEF et les branches professionnelles de l’industrie pour valoriser les activités industrielles.

Les syndicats

Jean-Pierre Corniou : L’analyse des syndicats français est largement déterminée par la sociologie de leur base, faiblement représentative du monde de l’entreprise privée.  Ayant peu de cotisants, peu de ressources et dépendant pour  un tiers environ de leurs budgets de financements publics, les syndicats français sont peu liés au monde industriel. Leur rôle dans la défense de l’industrie est surtout combatif et sporadique contre les fermetures d’usine sans travailler sur le fond des facteurs de compétitivité. Si un facteur peut jouer dans la faible croissance de l’industrie, mais il est marginal par rapport aux facteurs structurants, il s’agit du rôle des effets de seuil dans les mécanismes de représentation des salariés qui peuvent aux marges avoir un effet dissuasif.

L'Europe

Jean-Pierre Corniou : L’Europe, malgré la légende propagée en France n’est pas un ensemble politique homogène. Il faut distinguer le Conseil, le Parlement et la Commission. Ces trois cercles n’ont pas toujours la même vision, et il ne faut jamais négliger le rôle du conseil des ministres qui in fine représente les Etats et décide… Depuis 2008, 3,5 millions d’empois ont été perdus en Europe dans l’industrie et la part moyenne de l’industrie dans le PIB est tombée à 15,1%. La Commission ne cesse de proclamer que si l’Europe veut rester un leader économique mondial, elle doit placer l’industrie sur le devant de la scène. La dernière déclaration, en 2014, de la Commission « Pour une renaissance industrielle de l’Europe » présente un nouveau plaidoyer pour une intégration plus poussée des différents réseaux qui structurent l’économie européenne et pour le développement de la concurrence et de l’innovation. Cette intention louable est peu suivie d’effet, chaque Etat membre se trouvant confronté à une situation structurelle qui lui est propre.  Il n’y a pas de solidarité en la matière car les intérêts sont divergents quand l’Allemagne, en 2013, a 200 milliards d’euros d’excédent commercial et la France 61 milliards de déficit !  L’euro fort est un facteur négatif pour les pays ayant une industrie peu compétitive comme la France mais avantage l’Allemagne. Ni sur les mesures structurelles, ni sur la protection aux frontières et par exemple une TVA sociale ou carbone, ni sur le niveau de l’euro il y a consensus.

Bertrand Rothé : L’Europe joue un rôle clé dans cette histoire.

Autour de la concurrence libre et non faussée, la construction de l’Europe depuis le début relève de la même histoire de dupe. Le néo-libéralisme européen, fortement inspiré par l’ordolibéralisme allemand, force la France a abandonner sa tradition colbertiste de politique industrielle au profit du marché. Avec des conséquences mortifères. «  Ce qui plombe l'industrie française aujourd'hui », c'est « un libéralisme trop poussé », affirme l’ingénieur économiste Gullaume Duval. Alors que, dans le même temps, comme il le montre très bien dans son dernier livre, Made in Germany, la RFA puis l’Allemagne continue à prospérer avec sa « forte tradition de coopération entre entreprises au sein des branches professionnelles »…

La société post industrielle fait aussi des ravages à Bruxelles. En partie à travers le PS et tous les partis sociaux démocrates qui adhèrent à ce concept « progressiste ». L’Allemagne fort de son potentiel industriel laisse se développer cette nouvelle mode. L’engouement pour « l’économie de la connaissance » et la désindustrialisation de ses voisins qui en résulte, la réjouit.

Les médias

Jean-Pierre Corniou : Les médias généralistes sont un révélateur et un amplificateur de la complexité de la société française. Ils portent sur le monde de l’entreprise un regard plus attiré par les difficultés économiques et par les tensions sociales que par la pédagogie économique. La presse économique est par nature plus ouverte et plus sensible aux fondamentaux de l’entreprise et des titres comme l’Usine nouvelle ou les Echos  jouent un rôle positif dans la compréhension des déterminants de la performance économique et de  l’image de l’entreprise. Mais leur lectorat est convaincu. De fait la compréhension de l’évolution technique, de la mondialisation économique et des facteurs de compétitivité de la France est rarement l’objet de sujets pédagogiques et non polémiques.

La réflexion sur la société post-industrielle n’est pas en soi négative. Toutefois le rôle du numérique comme nouvelle base du système socio-technique est plus souvent présenté sous l’angle de l’usage et des médias sociaux que la sur la transformation profonde des modèles économiques.  La production de nouveaux biens techniques, notamment matériaux, robots, produits pour le secteur de la santé, nouveaux modes de transport, qui sont aujourd’hui tous le résultat de l’utilisation dans la conception et la mise en œuvre de modèles numériques et de systèmes numériques de pilotage et de régulation offrent des perspectives de renouveau pour l’industrie française qui sont rarement mis en valeur dans les médias. La focalisation sur les 34 industries d’avenir du programme gouvernemental devrait permettre de mieux comprendre ces enjeux techniques et industriels pour les emplois et les exportations de demain.

Bertrand Rothé : Malheureusement la plupart des médias se sont mis dans l’aspiration. C’est assez normal pour les médias contrôlés par de grandes fortunes ou de grands groupes industriels. C’est beaucoup plus problématique quand les chaines et les radios de services publiques reprennent systématiquement la pensée dominante. A la grande époque de Nicolas Demorand sur France Inter Daniel Cohen était devenu le spécialiste économique de la radio. Aujourd’hui c’est Dominique Seux qui souhaite l’accélération des délocalisations pour sauver les industries françaises. Au moment de où PSA plongeait, notre expert critiquait la stratégie de l’entreprise. D’après lui les problèmes étaient liés à son incapacité à délocaliser sa production. Nos élites ont rêvé d’une industrie sans usine.    

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