Décret Montebourg sur le patriotisme économique : comment 30 ans d’histoire révèlent les erreurs gouvernementales dans la définition de nos véritables intérêts stratégiques <!-- --> | Atlantico.fr
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Arnaud Montebourg.
Arnaud Montebourg.
©REUTERS/Christian Hartmann

Positionnement

Arnaud Montebourg annonce vouloir mieux protéger les secteurs perçus comme "stratégiques" de l'économie. Seulement, la notion semble assez évasive et se heurte à un passé fait de mauvais choix et de renoncements au niveau français sur les vrais enjeux.

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi

Nicolas Mazzucchi est conseiller scientique de Futuribles international et géoéconomiste spécialiste des questions énergétiques. Il est aussi docteur en géographie économique, professeur de relations internationales au sein de l’Enseignement militaire supérieur spécialisé et technique, intervenant à Sciences Po et à Polytechnique. Il est l'auteur de Energie, ressources, technologies et enjeux de pouvoir, chez Armand Colin (2017) et avec O. Kempf et F-B. Huyghe, Gagner les cyberconflits, Economica, 2015.

 

 

 

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Atlantico : Arnaud Montebourg vient d'adopter ce 15 mai un décret visant à élargir la protection de plusieurs secteurs de l'économie française afin de garantir la survie des compagnies perçues comme "stratégiques". Au regard de l'histoire économique de ces trente dernières années, peut-on définir concrètement dans quels secteurs la France a pu souffrir d'achats qui ont été préjudiciables ?

Nicolas Mazzucchi : Au-delà de l’aspect directement préjudiciable, c’est surtout de perte d’indépendance nationale dont il vaut mieux parler. Les secteurs directement industriels comme la métallurgie, les mines, maintenant l’énergie apparaissent très vulnérables et il existe un questionnement sur le secteur des télécoms et plus généralement des TIC. Le cas d’Arcelor-Mittal est intéressant. Si l’entreprise Arcelor souffrait depuis des années de difficultés diverses, elle n’en était pas moins particulièrement importante comme fournisseur de nombreuses entreprises industrielles de pointe dans de nombreux secteurs grâce aux alliages spéciaux dont elle détenait les brevets. Grâce à l’OPA hostile lancée en 2006, Mittal a pu récupérer le savoir-faire d’Arcelor, ce qui l’a propulsé au premier rang mondial et a fait perdre à la France les avantages technologiques liés à ce dernier.

Dans le domaine des TIC, l’affaire Gemplus est emblématique elle-aussi. L’entreprise française, un des leaders dans le domaine des cartes à puce, est partiellement rachetée en 2000 par le fond américain Texas Pacific Group qui sert dans cette affaire de paravent pour l’Etat américain. Deux ans plus tard, après avoir obtenu le transfert de la société au Luxembourg, les nouveaux administrateurs nomment comme président du conseil d’administration de l’entreprise l’un des dirigeants d’In-Q-Tel, société d’investissement technologique détenue par la CIA et dont le but, officiellement affiché, est de mettre la main sur des technologies jugées importantes pour les intérêts vitaux des Etats-Unis.

L’offre de General Electric sur Alstom vient confirmer cette appétence étrangère pour les entreprises industrielles françaises. Si la France est un pays qui se désindustrialise clairement depuis plusieurs décennies, les entreprises françaises du secteur quant à elles sont souvent des leaders internationaux, agissant sur une partie précise de la chaine de valeur, où elles détiennent des technologies et des savoir-faire critiques. Ce fut le cas de Gemplus dans les cartes à puce, d’Arcelor dans les aciers spéciaux et maintenant d’Alstom dans les smart grids, les turbines à gaz ou les énergies renouvelables. Le principal problème de la France est ainsi une certaine fragmentation entrepreneuriale dans un même secteur. Dans le nucléaire par exemple, on compte quatre acteurs français (EDF, Areva, GDF SUEZ et Alstom) quand les autres grandes puissances n’en ont qu’un (Russie, Canada, Corée du Sud, Inde) ou deux (Chine, Etats-Unis, Japon). La taille relative de chacun des acteurs français est donc limitée, ce qui en fait des proies intéressantes et "digérables" pour les très grands groupes étrangers.

On a souvent dénoncé les cas de "pillage technologique", ce procédé ayant notamment été pointé du doigt lors de l'affaire Arcelor-Mittal. Jusqu'à quels points les entreprises françaises et européennes ont pu se laisser abuser en la matière ?

Disons qu’elles ne se sont pas forcément laissé abuser, ce qui supposerait une forme de candeur dans les affaires. Dans la plupart des cas – notamment sur les entreprises européennes s’implantant en Chine – elles ont plutôt été obligées de se soumettre à des règles de droit local particulièrement contraignantes. En effet dans certains pays comme la Chine, mais aussi le Qatar ou l’Algérie, le droit local impose que le capital des joint-ventures soit majoritairement détenu par des nationaux. Les entrepreneurs occidentaux sont donc obligés de s’allier avec des partenaires locaux, lesquels apportent souvent le capital financier, et se trouvent à la merci de ces derniers en cas de désaccord. De nombreuses PME européennes sont allées en Chine attirées par l’ampleur du marché et, après quelques années sur place, une fois leur technologie "absorbée", ont fini expropriées puisque ce sont des partenaires chinois qui possédaient la majorité du capital de la joint-venture établie sur place. Cette mésaventure est malheureusement assez commune et se retrouve dans de nombreux secteurs industriels.

Pour peu que l’entreprise européenne qui choisit de s’implanter dans ces pays possède des technologies critiques, stratégiquement intéressantes ou économiquement valorisables, elle fait souvent l’objet sur place d’une forme de "pillage technologique" qui peut prendre diverses formes allant de la formation des techniciens locaux (capacity building) qui démissionnent pour aller ensuite travailler dans les entreprises nationales jusqu’à de véritables manœuvres d’espionnage économique. Certains Etats comme la Chine ont une politique claire en la matière : il s’agit de s’appuyer sur les pays les plus avancés (Etats-Unis, Europe, Japon) pour combler le retard du pays et ensuite les dépasser ; il faut d’ailleurs noter que cela a particulièrement bien fonctionné dans de nombreux secteurs. Cet appui prend diverses formes, notamment une politique assez forte de transferts de technologie, quasi-obligatoires pour l’accès au marché national. Le cas du TGV chinois est assez parlant puisqu’il s’agit plus ou moins d’une adaptation locale de la technologie japonaise en la matière ; imparfaitement maitrisée si l’on se souvient de la catastrophe de juillet 2011 à Wenzhou, laquelle a rapidement été étouffée par les autorités de Pékin.

En quoi ces 30 dernières années d'ouverture du capital des entreprises a pu recomposer les puissances commerciales des principales économies ? Quels sont ceux qui ont su le mieux tirer leur épingle du jeu ?

Rappelons un fait essentiel, trop souvent occulté par les idéologies sur le sujet : la mondialisation ne s’est pas faite contre les Etats, mais avec un petit nombre d’entre eux. Pendant des années on a vu fleurir les publications, principalement anglo-saxonnes, sur "la mondialisation heureuse" qui allait libérer le monde de la lourdeur des Etats, laissant penser que le vieil ordre westphalien était mort et enterré. Or depuis quelques années – c’est particulièrement prégnant depuis 2008 – de grands économistes comme Dani Rodrik de l’université de Harvard, mettent en avant la puissance des économies fonctionnant sur une forme plus ou moins souple d’alliance Etat-entreprise allant jusqu’au capitalisme d’Etat.

Les pays dits "émergents" ont construit leur développement sur une grande proximité entre le pouvoir public et les entreprises que ce soit en Russie, au Brésil, en Chine, en Corée du Sud, etc. Néanmoins il ne faudrait pas croire que les pays affichant une volonté libérale ne pratiquent pas non plus cette entente. En 2001 le gouvernement australien bloquait le rachat de la compagnie pétrolière Woodside Petroleum qu’il jugeait contraire aux intérêts du pays. Au Japon l’économie repose en grande partie sur le "triangle de fer" : haute administration, grandes entreprises (sogo sosha) et politiciens avec un rôle central dévolu au METI (ministère de l’économie et du commerce extérieur), notamment vis-à-vis de l’étranger. Aux Etats-Unis, la législation est avant tout destinée à protéger l’économie nationale et ce depuis de nombreuses années. Le phénomène des revolving doors qui désigne le passage des entreprises aux fonctions politiques et administratives puis aux think-tanks et cabinets de conseil, caractérise les carrières des cadres supérieurs américains permet une grande proximité entre tous ces univers et donc une importante collusion entre le politique et l’économique. Enfin le parlement britannique dispose d’un office particulier, celui du "remémoreur" (remambrancer) qui est en réalité un lobbyiste désigné par les banques de la City pour faire valoir leurs vues dans les instances législatives. Ainsi libéralisme ne veut pas dire étanchéité entre les univers politique et économique, bien au contraire.

Les pays et les entreprises qui ont le mieux réussi sont ceux qui ont su mettre en place cette complémentarité au niveau international, dans le développement de relations économico-diplomatiques – ce sont par exemple deux entreprises chinoises, Haier et Fosun, qui ont financé l’exposition sur la Cité interdite au Louvre, portée par l’Etat chinois – la promotion de normes internationales dans les instances multilatérales et la protection des éléments clés de leur économie. Si l’on prend deux cas en apparence opposés comme les Etats-Unis et la Russie, l’on se rend compte que les deux Etats sont très actifs pour la protection de secteurs de leur économie jugés critiques. En Russie, la loi sur les investissements stratégiques de 2008 définit un certain nombre de secteurs – notamment dans les ressources naturelles – où il faut l’aval du FSB pour investir ; sachant que l’investissement ne peut de toute façon dépasser 25% du capital de l’entreprise. Cela est possible eu égard à la culture russe, à sa situation particulière au niveau international, notamment son absence à ce moment-là de l’OMC. Du côté américain, la protection des PME nationales a été érigée de longue date comme une priorité. En 1953 le Small Business Act est venu répondre à cette problématique ; en effet en cas de marché fédéral, l’entreprise qui le remporte doit en sous-traiter une partie (de 25 à 50% selon le montant du marché) à des PME américaines, le tout chapeauté par une administration fédérale dédiée. C’est là aussi une forme de protection de l’économie, adaptée à la culture et aux objectifs du pays.

C’est bien une forme d’entente entre l’Etat et les entreprises qui est le garant du succès dans la mondialisation. Cette dernière doit se faire selon les déterminants, la culture historique et économique de chaque pays, mais partout où elle existe, elle a su faire ses preuves. Si la France n’est pas les Etats-Unis, elle n’est pas non-plus la Russie et il faut trouver une voie particulière reposant sur une stratégie nationale claire, définie et pérenne, tenant compte des contraintes et des déterminants du pays. L’appartenance à l’UE par exemple impose certaines normes et limite certaines actions surtout lorsqu’il est question de "protectionnisme".

Comment distinguer en conséquence un "intérêt stratégique" d'un secteur finalement "banal" sur le plan économique ?

Le problème avec la notion "d’intérêt stratégique" ou de "secteur stratégique" c’est qu’il renvoie à un même mot à la fois magique et repoussoir : stratégie. Avant de mettre en avant des intérêts ou des secteurs, demandons-nous quelle est notre stratégie. Certains Etats ont des stratégies prégnantes et n’hésitent pas à faire des impasses sectorielles ou technologiques pour devenir incontournables sur l’élément choisi. La Corée du Sud par exemple a clairement fait un choix en matière de constructions navales spécialisées et aujourd’hui le pays est incontournable en ce qui concerne les méthaniers ; alors que l’on parle de plus en plus de transport maritime de gaz naturel liquéfié, depuis le Golfe persique, l’Australie ou les Etats-Unis, le pays se trouve en position optimale.

En France il y a une absence de stratégie, de cap et surtout – ce qui est la base de la stratégie selon le général André Beaufre – de volonté. Quand on voit les listes de "secteurs stratégiques" à protéger que ce soit dans le décret du 14 mai 2014 ou dans son prédécesseur de 2005, il n’y a pas d’unité. Comment peut-on mettre sur le même plan l’énergie et les jeux d’argent ? Cela rappelle le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale de 2013 où, dans la partie géopolitique, faute de véritablement trancher sur les zones géographiques stratégiques pour la France, on se rend compte que c’est presque l’ensemble du monde qui constitue une priorité. Or à partir du moment où tout est stratégique c’est que rien n’est stratégique.

Tant qu’il n’y aura pas une véritable stratégie définie, avec des priorités, une cohérence globale et une volonté claire, il y a un fort risque de réaction épidermique au coup par coup, sans véritable efficacité sur le long terme. Reconquérir la puissance de la France est une décision qu’il faut saluer, mais elle passe nécessairement par la redéfinition d’une stratégie.

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