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Certains tentent de lutter contre la Saint-Valentin
Certains tentent de lutter contre la Saint-Valentin
©Reuters

Dichotomie

La Saint-Valentin, fête des amoureux en occident, n'emporte pas la même adhésion dans un certain nombre de pays, où la conception de l'amour et du couple ne repose pas sur les mêmes fondamentaux. Une des rares résistances à la mondialisation.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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De Paris à Rio, les soirées "anti saint-Valentin" sont de rigueur en ce 14 février. Si l’ironie prévaut généralement dans cette "résistance" à une fête instaurée par les fleuristes et le lobby de la lingerie fine, selon certains adeptes de la théorie du complot, il n’en va pas de même dans d’autres pays, où la critique se fait bien plus véhémente.

C’est ainsi qu’au Japon un groupe d’obédience marxiste appelé akumei-teki himote doumei ("Alliance révolutionnaire des hommes qui n’attirent pas les femmes") a fait de la lutte contre la célébration de la Saint-Valentin l’un de ses chevaux de bataille. Selon son fondateur, "la conspiration de la Saint Valentin, conduite par ces oppresseurs de capitalistes chocolatiers, frappe une fois de plus à nos portes. Afin d’œuvrer pour un avenir radieux, nous en appelons à la solidarité de nos camarades malaimés pour qu'il descendent manifester dans les rues contre la Saint Valentin et le complexe industriel du romantisme."

Dans un tout autre registre, un groupe nationaliste hindou baptisé Hindi Mahasabha milite pour que tout couple manifestant des signes d’affection en public le 14 février soit marié sur le champ. Une stratégie radicale qui vise à éduquer la population "au vrai amour", et à faire comprendre qu’une fête occidentale n’a pas à prendre racine dans le pays, selon les mots de son présidentChandra Prakash Kaushik. Et celui-ci de préciser, pour qui douterait de sa détermination, que "toute manifestation d’amour au cours de la semaine de la Saint Valentin revient à refuser de se conformer aux traditions indiennes." Une posture largement partagée par le Conseil des Oulémas d’Indonésie, qui considère que cette fête des amoureux encourage la consommation d’alcool et de drogue ainsi qu'une sexualité inappropriée. Bien d’autres instances supérieures, soutenues par une partie de l'opinion publique, se sont emparées de la question en Malaisie et en Thaïlande afin de détourner la jeunesse de ce qui est bien souvent considéré comme une tentation occidentale de plus. La palme de la répression anti Saint-Valentin revient tout de même à l’Arabie saoudite, dont la justice a condamné cinq hommes à être fouettés en place publique l’année dernière. Leur tort : avoir en compagnie de six femmes profité de cette coupable tradition pour boire et danser dans une atmosphère pour le moins romantique.

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Atlantico : A quoi cette détestation de la Saint-Valentin dans ces pays est-elle due ? S’agit-il principalement d’un rejet de ce qui vient de l’occident, ou bien y a-t-il effectivement une incompatibilité entre cette célébration et la conception que d’autres cultures ont de la relation amoureuse ?

MichelMaffesoli : Je pense que dans les arguments avancés pour “détester” la Saint Valentin on trouve trois types : une pudibonderie à l’égard des choses sexuelles et une peur des débridements collectifs, liés notamment à la consommation d’alcool ; un refus moraliste de la marchandisation des relations amoureuses ; une volonté de conserver au mariage son caractère monogame et sacré, en le découplant du sentiment amoureux.

On pourrait trouver ce type d’arguments en France aussi : la Saint Valentin n’y est fêtée de manière aussi générale que depuis une vingtaine d’années. Certains disent d’ailleurs que c’est une fête poussée par les fleuristes et les marchands de lingerie féminine. Cette fête n’est pas non plus uniquement celle des amoureux, puisqu’aux Etats Unis si je ne m’abuse, il arrive que des grands parents envoient des cartes de voeux à leurs petits enfants à la Saint Valentin. Ce serait alors la fête de l’amour en général.

Il me semble que la généralisation de la Saint Valentin dans cette acception romantico-sentimentale, mais aussi ouvertement sexuelle (regardez l’efflorescence des publicités de lingerie érotique en ce moment sur les panneaux) traduit plutôt une érotisation de la société dans son ensemble, une ambiance érotique, ce que j’ai appelé un “homo eroticus” qu’une attention particulière à la relation amoureuse, notamment dans son acception monogame.

A la Saint Valentin, tout le monde doit avoir un amoureux, je dirais “quelqu”’il soit”. C’est cette noria amoureuse, relativement caractéristique de la société postmoderne que refusent, sinon les sociétés, du moins les insitutions sociales de sociétés plus traditionnelles ou plus conservatrices, non pas au sens politique du terme, mais au sens moral.

Il y a bien des différences entre sociétés dans le passage à la postmodernité, mais je ne suis pas sûr que les déclarations des autorités dont fait état l’article que vous citez reflètent forcément l’ambiance de l’ensemble de la société.

Ces manifestations de rejet doivent-elles nous éclairer sur le caractère relatif de la notion de relation amoureuse à l’occidentale ? Avons-nous trop tendance à oublier que l'amour ne constitue pas le ciment d'une relation dans d'autres cultures ?

Il ne faut pas amalgamer la fête du sentiment amoureux, voire de la relation amoureuse, qui peut être éphémère, avec l’amour. De ce dernier, je dirais qu’il est dans toutes les sociétés et dans toutes les époques, une communion des âmes qui est parfois conjointe au sentiment amoureux, parfois non. Ainsi au Moyen-Âge, cet amour se passait entre hommes, et c’était non pas une relation sexuelle, mais une amitié. La sexualité avec les femmes était disjointe, le plus souvent du sentiment amoureux et de l’amour.

Dans notre postmodernité, c’est le sentiment amoureux qui rapproche le plus souvent les personnes, dans des relations qui sont plus ou moins durables. Elles sont durables quand s’y développe justement l’amour, mais ça n’est pas le cas général.

En revanche, ce besoin d’avoir avec l’autre, les autres, des échanges affectifs et sexuels intenses et fréquents est lui un signe de la postmodernité. La possibilité que les relations amoureuses ne produisent pas d’enfants et donc n’engagent pas a bien sûr renforcé ceci.

Alors bien sûr, les sociétés qui fondent encore leur ordre social sur le mariage monogame ou sur un mariage “arrangé” et non pas choisi par les époux, ne peuvent qu’éprouver une certaine crainte devant les débordements du sentiment amoureux.

Cependant, à côté de la société officielle et de sa volonté de régenter les sentiments humains et la sexualité, existe toujours une société officieuse. Et peut être, de la même façon que chez nous, il y a une Saint Valentin surreprésentée et surmédiatisée, mais aussi beaucoup de personnes qui expriment leur amour en dehors de ces circuits balisés, y a-t-il dans ces sociétés, des débordements cachés et des relations adultères choisies. Une sorte de Saint Valentin en mineur !

Est-ce à dire que le rapport à l'amour est l’une des rares choses qui échappe encore à la mondialisation ?

Il n’y a pas une seule forme d’expression de l’amour, comme je le disais plus haut. Et donc, diverses manières pour les personnes de vivre l’amour, la sexualité, l’amitié etc.

D’autre part, il ne faut pas confondre le discours dominant sur l’amour, voire pourrait-on dire l’idéologie dominante qui privilégie le couple amoureux et désirant et les relations effectives. Celles-ci sont loin de correspondre à cet idéal sentimalo-romantique : les pratiques sexuelles sont plus variées que strictement monogames, les vies amoureuses se succèdent, les mariages se réduisent parfois “au plus beau jour” .

Ce qu’on peut dire, c’est que pour l’instant, en Europe, l’idéologie dominante privilégie le couple amoureux choisi alors que dans d’autres pays le modèle dominant reste le mariage institutionnel.

Au sein même de ce bloc qu’on nomme "Occident", quelles différences observe-t-on entre les pays ? L'amour, est-ce la même chose en France qu'en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Argentine, pour ne prendre que ces exemples ?

Dans la modernité l’amour s’est formalisé dans une relation duelle entre deux individus.

Il n’en a pas toujours été de même. L’amour au temps de la chevalerie (cf.Guillaume le chevalier de G.Duby) s’incarnait au sein d’un groupe et d’une hiérarchie complexe.

L’amour entre le mari et la femme, entre le père et la mère, mais aussi l’amour des parents envers leurs enfants sont des créations de la modernité.

Je ne suis pas sûr que l’amour “conjugal” soit la forme que prend l’amour postmoderne.

On voit bien que l’amour à la Saint Valentin est éphémère, fragile, dépendant des rites d’échanges de cadeaux. Mais surtout il s’inscrit et est porté par une ambiance générale qui le nourrit, qui en intensifie le sentiment.

Ce climat affectif, ce maëlstrom d’échanges amoureux s’exprime dans des rites et des formes différents selon les pays, mais il me semble que dans notre vieille Europe, il y a une accéllération générale des échanges et des sentiments amoureux.

Pour le meilleur et pour le pire.

En tout cas, cette érotisation de l’existence est bien éloignée du modèle du mariage fidèle, monogame et durable.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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