De maillon faible à bon élève : l'industrie française est-elle en train d’échanger son rôle avec l’industrie allemande ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Olaf Scholz lors d'une conférence de presse commune
Emmanuel Macron et Olaf Scholz lors d'une conférence de presse commune
©John MACDOUGALL / AFP

Pivot ?

Fragilisée par plusieurs crises, l'Allemagne serait en passe de devenir le nouvel homme malade de l'Europe. La France, quant à elle, commence 2024 avec une meilleure position compétitive

Olivier  Lluansi

Olivier Lluansi

Olivier Lluansi est chargé par le Gouvernement d'une réflexion sur l'avenir de nos politiques industrielles

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Thomas Grjebine

Thomas Grjebine

Thomas Grjebine est responsable du programme  « Macroéconomie et finance internationales » au CEPII. Ses domaines de recherche portent sur la macroéconomie internationale, les déséquilibres européens et les politiques budgétaires et fiscales. Il travaille également sur les cycles immobiliers.

Diplômé de Sciences Po Paris et de l'Ecole d'Economie de Paris, il est titulaire d'un doctorat en économie obtenu à Sciences Po (2013).

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Atlantico : L'industrie française débute l'année 2024 avec sa meilleure position compétitive. Et au contraire, l'industrie allemande est en baisse. Comment peut-on expliquer cela ?

Olivier Lluansi : D’abord dire que c’est une bonne nouvelle et peut-être un pivot, qui sait ? Et ensuite nuancer, hélas. 

C’est certain ! Plusieurs secteurs industriels en France sont dynamiques, voire très dynamiques. L’aéronautique peine même à faire face à la croissance des commandes, le luxe est devenu l’un des deux principaux secteurs exportateurs, ou encore c’est plus discret l’industrie de la défense qui irrigue des centaines de PMI de la mécanique par exemple. 

De l’autre côté du Rhin, des secteurs centraux dans l’économie souffrent, par exemple la chimie à cause du prix de l’énergie ou l’automobile qui exportait beaucoup et subit le virage à l’électrique. Mais de l’autre côté des Alpes, les 140 « clusters » italiens continuent d’être des machines à exporter. Il pèse environ 90% de l’excédent de la balance commerciale italienne en biens (nota : hors énergie) qui est à 100Mds€, un chiffre à faire pâlir la France.

Alors oui la sur-dominance de l’industrie allemande est peut-être remise en cause… oui certains secteurs sur lesquels l’industrie française est bien positionnée sont en forte croissance et même pour certains en tension. Mais cela ne suffit pas à une inversion du rapport de force.

Thomas Grjebine :L’industrie allemande a souffert plus durement que l’industrie française de la hausse des coûts de l’énergie et de la fin des livraisons de gaz russes. La hausse des taux d’intérêts a aussi freiné les investissements et la demande. Et le commerce international ne permet pas de compenser la faiblesse de la demande domestique. Le recul de la demande chinoise et américaine affecte ainsi les exportateurs allemands. Chinois comme américains cherchent à se tourner vers leur propre industrie, qu’ils subventionnent largement.

Résultat, l’industrie allemande n’a toujours pas retrouvé ses niveaux de production d’avant la pandémie. La production du secteur manufacturier est même à un niveau 10 % plus faible que celui de 2019. Un seul secteur a réussi à augmenter son niveau de production par rapport à celui qui existait avant la pandémie (les équipements électriques).  A l’inverse, les secteurs les plus intensifs en énergie ont beaucoup souffert et continuent de souffrir. Depuis 2022, l’industrie chimique a ainsi connu une baisse de production de près de 20 %.  

L’industrie automobile, un autre secteur stratégique de l’industrie allemande, souffre également.  Le niveau de production reste 10 % inférieur à celui qui existait avant la pandémie. La reprise post-Covid a été entravée par le manque de disponibilité de certains intrants (comme les semi-conducteurs) et par d’autres perturbations des chaines d’approvisionnement. Plus récemment, l’industrie automobile allemande a également souffert du ralentissement des ventes de véhicules électriques après l’arrêt d’aides publiques à l’achat.

La concurrence de l’industrie chinoise est également de plus en plus frontale. Et dans un contexte de faible demande en Chine, les industriels du pays tendent à aller chercher des débouchés à l’étranger. Une surproduction chinoise, de surcroit largement subventionnée, qui pourrait avoir des conséquences sérieuses sur l’industrie européenne, et allemande en particulier. La montée en puissance industrielle de la Chine concerne notamment l’automobile (les véhicules électriques) et les machines-outils, soit les deux fleurons traditionnels de l’industrie allemande.

L'Allemagne est face à une panne de croissance par rapport aux autres pays européens. Peut-on imaginer que l'industrie française est en train de prendre le rôle de l'industrie allemande ?

Thomas Grjebine :La croissance allemande est à l’arrêt. L’activité économique s’est contractée de 0,3 % en 2023, et une faible croissance est attendue pour 2024 (0,3 %). La consommation est atone en raison des pertes de pouvoir d’achat liées à l’inflation. Et les difficultés de l’industrie affectent l’économie allemande de façon importante puisqu’elle représente 20 % du PIB.

Relativement l’industrie française s’en sort mieux. Si elle a également subi les contrecoups de la hausse des prix de l’énergie et du ralentissement de la demande, ce qui a entrainé un ralentissement du nombre d’usines ouvertes et des emplois industriels créés, la croissance reste positive.  Sur un an, la production manufacturière augmente de 0,3 %. S’il est encore trop tôt pour parler d’une dynamique de réindustrialisation, la France a arrêté le cercle vicieux de de la désindustrialisation qui a existé pendant plusieurs décennies. La part du secteur manufacturier dans le PIB s’est stabilisée, le secteur a recommencé à créer de l’emploi, les destructions nettes d’usines ont été arrêtées. 

L’industrie française reste cependant loin de l’industrie allemande. La part du secteur manufacturier dans le PIB est de 9 % en France contre 20 % en Allemagne. La proportion de l’emploi manufacturier dans l’emploi total est de 16 % en Allemagne contre 8,5 % en France. Si l’on prend le cas emblématique de l’automobile : certes l’industrie outre-Rhin est fragilisée, mais l’Allemagne était encore en 2022 le premier exportateur mondial d’automobiles. La France affiche elle un déficit pour l’automobile de 24 milliards en 2023. 

Plus largement, l’Allemagne affichait un excédent de sa balance manufacturière de 250 milliards d’euros (en 2022) contre un déficit manufacturier de 55 milliards d’euros en France en 2023. Au-delà de ses grandes multinationales, l’Allemagne a construit son succès sur un tissu productif constitué d’une multitude de « champions cachés », c’est-à-dire des entreprises de taille moyenne, leaders sur le marché mondial dans une multitude de niches. 

Olivier Lluansi : L’industrie allemande reste très puissance par rapport à celle Française, sa création de valeur ajoutée est de l’ordre du triple de celle en France. Nous restons parmi les derniers pays européens en poids de l’industrie dans notre économie avec 10%, quand l’Allemagne est à 20%, l’Italie à 17%, la Suisse à 19% ou même la Belgique à 14%. 

Imaginer une inversion des rôles à court terme et même à moyen terme est un doux rêve. C’est sans doute l’industrie italienne et notamment celle du nord de l’Italie, qui pourrait prétendre à cette comparaison, dans les exports.

Désolé de décevoir votre espérance et pourtant je suis très engagé en faveur notre renaissance industrielle, mais il faut savoir garder les pieds sur terre. Il nous faudra peut-être dix ans avant de rétablir à zéro notre balance commerciale en bien manufacturés, là où l’Allemagne ou l’Italie restent largement excédentaires. La balance commerciale, comme le disent MM. Gallois et de Chalendar, c’est le juge de paix !

Néanmoins, l'Insee a annoncé que l'industrie française a baissé de 1,1% en janvier dernier. Quels sont les secteurs les plus fragiles ?

Olivier Lluansi : En effet. L’industrie en France subit plusieurs freins : la rareté du foncier, le financement qui se détourne trop de ce secteur, la longueur des procédures administrative, l’attractivité de ses métiers qui – même s’ils sont mieux payés que ceux des services – reste insuffisamment promue.

Et surtout certains secteurs sont très pénalisés par le prix de l’énergie. La crise de l’énergie est derrière nous, mais pas la crise de l’industrie qui lui est liée. A la sortie de la crise de 2022, l’énergie en Europe est devenue deux plus chère qu’avant. Le gaz liquéfié est deux fois plus cher que les gaz que nous importions de Russie, et le marché de l’électricité reste globalement couplée à celui du gaz. Tous les secteurs industriels consommateurs d’énergie en souffrent et ne sont plus compétitifs : la chimie, l’agroalimentaire, certaines étapes de la filière textile renaissance comme l’ennoblissement, etc.

Sur ces secteurs, les exports chinois sont très agressifs du fait de la morosité de leur demande interne, tandis qu’aux Etats-Unis, le prix de l’énergie est stable depuis plusieurs années et l’Inflation reduction act est un aspirateur à projets. 

L’Europe industrielle est peut-être aujourd’hui piégée par une politique de l’énergie chère, comme elle le fut par une politique commerciale naïvement trop ouverte. A chacun de ces sujets, il y a pourtant des solutions.

Thomas Grjebine :Les secteurs intensifs en énergie sont particulièrement exposés à la hausse de leurs coûts de production, notamment car les entreprises subissent les prix élevés de l’électricité et du gaz avec des contrats négociés en 2022 et 2023 pour 2024. La production dans la sidérurgie est ainsi en nette baisse par rapport au niveau de 2021 (-19 % entre la période novembre 2023-janvier 2024 et le 2ème trimestre 2021). Dans un monde ouvert, la production en France risque par ailleurs d’être durablement pénalisée par des prix de l’énergie plus élevés qu’en Amérique du Nord ou en Asie. 

L’industrie automobile continue également de souffrir. Sur un an, la production se replie de 2,6 %. Au-delà du ralentissement de la demande, la question de la compétitivité de l’industrie hexagonale se pose, notamment face à l’émergence de concurrents chinois largement subventionnés.

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