De l’antifascisme stalinien au néo-antifascisme de l’extrême gauche anti-Macron<!-- --> | Atlantico.fr
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Une affiche contre Emmanuel Macron lors des manifestations contre la réforme des retraites.
Une affiche contre Emmanuel Macron lors des manifestations contre la réforme des retraites.
©Emmanuel Dunand / AFP

Pensée critique

La politique d'Emmanuel Macron peut et doit être critiquée. Mais cette critique nécessaire ne saurait se confondre avec une somme d’accusations aussi délirantes que mensongères.

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff

Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF).

Il est l'auteur de « Théories du complot. Populiams et complotisme » publié le 23 mars 2023 aux Éditions Entremises. Il a également publié Les Fins de l’antiracisme (Michalon, 1995) et La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002) et Israël et la question juive (Les provinciales, juin 2011). Il a aussi publié sous sa direction, en 2013, le Dictionnaire historique et critique du racisme, aux Presses universitaires de France. 

 

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Dans un bref article intitulé « Sur l’antifascisme », paru en 1990, l’historienne Annie Kriegel présente une analyse critique sans complaisance de l’antifascisme, qu’elle aborde comme le « mythe stalinien par excellence »[1]. Elle montre que la grande réussite de la propagande soviétique dite « antifasciste » fut d’avoir banalisé et internationalisé l’emploi de l’injure « fasciste ! », en élargissant sans limites son champ d’application, pour criminaliser tout adversaire politique. L’héritage de la propagande antifasciste stalinisée est toujours vivant. C’est ainsi que telle ou telle droite, dans une démocratie parlementaire, peut être encore aujourd’hui qualifiée de « fasciste », ou que les socialistes non marxistes peuvent être dénoncés comme des traîtres, appelés naguère « social-fascistes » et aujourd’hui accusés de « droitisation ». « Fascisme » reste le nom de l’ennemi absolu et l’antifascisme n’a point cessé d’être perçu à gauche comme un juste combat, voire le seul qui vaille.

L’historien allemand Karl Dietrich Bracher, spécialiste de la République de Weimar et du nazisme, a rappelé l’essentiel sur la question : « L’antifascisme n’est pas une notion scientifique. C’est un concept idéologique et politique dont l’utilité a été de sceller une alliance contre l’horreur nazie mais qui a aussi servi à donner une définition trop restrictive de la démocratie[2]. » Bracher a défini clairement les usages et les objectifs politiques, dans les discours de propagande, de la « théorie générale du fascisme » : « Mettant cette théorie au service du combat politique, les auteurs communistes, notamment, l’ont largement appliquée aux démocraties elles-mêmes ; ses limites deviennent alors imprécises : on a affaire à une masse de formes intermédiaires allant des régimes autoritaires aux quasi-dictatures, souvent fort éloignées du modèle des “fascismes” italien ou allemand[3]. » Cette extension n’a cessé de varier selon les besoins de la propagande.

En 1935, la définition canonique du fascisme fut donnée par le secrétaire général du comité exécutif de l’Internationale communiste (Komintern), Georgi Dimitrov : le fascisme est « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins et les plus impérialistes du capital financier[4] ». Mais, dès le 15 août 1933, Béla Kun avait défini le fascisme comme « une des formes politiques de la domination bourgeoise[5] ». Comme l’a noté François Furet, « le communisme stalinien va trouver un nouvel espace politique dans l’antifascisme[6] ». Mais, sous ses aspects savants, la définition de Dimitrov ne faisait que donner une légitimité à une étiquette disqualificatoire permettant d’amalgamer et de diaboliser les ennemis les plus divers du pôle communiste, dont la nébuleuse gauchiste contemporaine est l’héritière. Son postulat est que quiconque n’est pas communiste ou d’extrême gauche (« révolutionnaire ») est fasciste ou potentiellement fasciste ou encore « fait le jeu » des fascistes, par exemple en ne respectant pas strictement la norme du « cordon sanitaire ». Annie Kriegel rappelle que l’expression fut l’« une de ces injures que dans les années 60 et 70 on se lançait facilement à la tête en Europe occidentale quand n’importe quelle forme de résistance aux outrances était qualifiée de “facho”[7] ».

Les dénonciateurs néo-gauchistes contemporains de la « fachosphère », de ses alliés ou complices supposés et de ses compagnons de route imaginés sont les héritiers, souvent sans le savoir, des propagandistes staliniens[8]. Les deux postulats catastrophistes des dénonciateurs de la « fachosphère », terme synonyme d’« extrême droite », sont que cette dernière est « en expansion » et qu’elle a « gagné la bataille des idées » (ou encore la « guerre culturelle », la « bataille d’Internet », etc.). C’est là une manière de dire que les « digues ont sauté », que le « cordon sanitaire » a disparu. Une politiste néo-gauchiste, disciple de Pierre Bourdieu, ne cache pas son indignation en novembre 2021 : « Il n’y a plus beaucoup de digues pour empêcher les représentants de l’extrême droite d’imposer leur vision du monde – d’autant que les contradicteurs s’épuisent face au bloc réactionnaire, quand ils ne font pas de concessions regrettables en se croyant dos au mur[9]. » Dans le monde intellectuel et les milieux journalistiques, le néo-antifascisme se réduit le plus souvent à une dénonciation hyperbolique des « mauvaises fréquentations » de tel ou tel auteur ou personnage public. C’est ainsi qu’on reproche d’une façon récurrente à des écrivains comme Michel Houellebecq ou Sylvain Tesson leur « compagnonnage » avec « l’extrême droite intellectuelle », ce qui aurait « permis aux obsessions racistes, antisémites et xénophobes de sortir des “marges”[10] ». Le geste le plus simple du néo-antifascisme de plume consiste à repérer les intellectuels ou les écrivains « compromis » par leurs relations avec « l’extrême droite ».

Le discours anti-fachosphère est donc destiné à inquiéter et, ainsi, à mobiliser les milieux de gauche qui, ne croyant plus aux « lendemains qui chantent », peuvent encore croire à la menace fasciste, aussi chimérique soit-elle en France aujourd’hui. Mais ceux qui croyaient aveuglément au paradis communiste peuvent désormais sans effort se mettre à redouter de sombrer dans l’enfer fasciste. La dénonciation litanique du capitalisme et du néolibéralisme doit être portée à l’incandescence par la résurrection d’une grande peur, celle du fascisme. Il leur suffit de remplacer, dans leurs cauchemars mobilisateurs, les figures répulsives de Mussolini et de Hitler par celles des forces de l’ordre ou du président Macron. On peut bien sûr juger pitoyables ces mises en scène d’un grand retour du spectre du fascisme. Mais il faut néanmoins ne pas les négliger, et, avec le courage requis, se mettre à analyser les représentations et les émotions qu’elles présupposent, en ce qu’elles structurent l’imaginaire politique de la nouvelle extrême gauche.

Prenons un exemple. Sur son blog de Mediapart, un nommé « Spartacus 2022 » a posté le 13 janvier 2020 un billet intitulé « Appelons un chat “un chat”, Macron est un fasciste[11] ». Ce militant néo-antifasciste avance trois principaux arguments accusatoires, fondés sur des analogies plus que douteuses ou des ressemblances imaginaires. Le premier argument fallacieux est le suivant, qui met en avant le « en même temps » :

« Avec Adolf Hitler, nous avions le “en même temps” si cher à Emmanuel Macron, c’est-à-dire une jambe droite dite nationaliste et une jambe gauche dite socialiste. Nous savons tous que les jambes gauches ont toujours eu du mal à s'entendre avec leurs composantes droitières. Le IIIᵉ Reich a donc privilégié sans aucun état d’âme les industriels au détriment des salariés, balayant d’un coup et d’un seul tous les syndicats favorables aux travailleurs. En 2020, avec la réforme des retraites, il est troublant de constater que les syndicats connaissent la même censure que sous Adolf Hitler. »

Le second argument fallacieux se fonde sur l’accusation de « mépris » visant le président Macon, nouvelle incarnation du « chef » fasciste :

« Albert Camus (…), dans L’Homme révolté en 1951, disait : “Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou installe le fascisme”. Le fascisme est à mon humble avis de retour sur la scène mondiale. Pour qu’il existe, il doit se personnifier, prendre corps. Il doit s’incarner. Qui mieux qu’un jeune Rastignac plein d’ambitions et de mépris peut l’incarner à l’ombre d’une pyramide. (…) Tous ces régimes [autoritaires ou totalitaires] expliquent leur projet politique par une vision messianique du chef (…). Emmanuel Macron, élu par une très faible minorité, se croit détenteur d’une vérité supérieure à toutes les autres. Il n’écoute pas, n’entend pas. Adolf Hitler ou Benito Mussolini étaient dans le même déni de réalités. » 

Le troisième argument fallacieux consiste à rapprocher le comportement des forces de l’ordre sous la présidence de Macron de celui des polices dans diverses dictatures :

« Autre signe inquiétant est le rôle joué par les forces de l’ordre dans tous les régimes autoritaires. Elles sont dans leur grande majorité désensibilisées, c’est-à-dire qu’elles ne sentent plus le lien charnel qui les liaient au peuple. Elles peuvent dès lors donner libre cours à leurs pulsions les plus barbares comme matraquer, gazer ou éborgner et cela en toute impunité puisque les sanctions à leur encontre sont minimes ou inexistantes. Voilà encore un fâcheux parallèle avec les régimes d’Adolf Hitler, d’Augusto Pinochet et du dictateur ibérique Francisco Franco ainsi qu’à leurs forces de répression. »

La conclusion pratique de cette mise en accusation est simple : lutter contre le fascisme, aujourd’hui en France, c’est lutter contre Macron et sa police. Sous différentes variantes, ce refrain s’entend dans la plupart des mouvances du néo-gauchisme. Les démagogues de LFI dénoncent « l’État autoritaire » et accusent Macron de « brutaliser » la société française. Leur chef charismatique Jean-Luc Mélenchon enseigne que « la police tue[12] » tandis que les médias mélenchonisés dénoncent les « violences policières » ou la « répression policière[13] ». Échos tardifs, dans les têtes des nouveaux activistes d’extrême gauche, du slogan « CRS-SS ». Mais si le macronisme est un fascisme, voire une forme particulièrement dangereuse, parce que masquée, du fascisme, alors tout est permis pour lui faire barrage. Le vieux principe qui justifie notamment le recours à la violence revient à l’ordre du jour : « La fin justifie les moyens ». Ironie de ce court moment historique : la diabolisation néo-antifasciste du macronisme est contemporaine de la dédiabolisation du néo-lepénisme.

La politique de Macron peut et doit être critiquée. Mais cette critique nécessaire ne saurait se confondre avec une somme d’accusations aussi délirantes que mensongères. Significativement, l’imaginaire complotiste ne manque pas au tableau : l’idée d’un complot d’en haut contre « le peuple » saisi par une juste « colère » se répand dans le discours anti-Macron. Faut-il rappeler que l’excès polémique sombre inévitablement dans l’insignifiance et le ridicule. La pensée critique n’a rien à voir avec la répétition paresseuse de clichés et de slogans empruntés à la rhétorique antifasciste, ni avec le recours systématique à l’injure, à l’argument ad personam ou au mensonge « utile », pour la « bonne cause ».

Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS, est l’auteur de nombreux ouvrages, traduits en plusieurs langues. Il vient de publier Théories du complot. Populisme et complotisme, Toulouse, Entremises éditions, mars 2023.


[1]Annie Kriegel, « Sur l’antifascisme », Commentaire, n° 50, été 1990, pp. 299-302.

[2]Karl Dietrich Bracher, cité par Annie Kriegel, « Sur l’antifascisme », art. cit., p. 301.  

[3]Karl Dietrich Bracher, La Dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme [1969, 1980], tr. fr. Frank Straschitz, préface d’Alfred Grosser, Paris, Éditions Privat, 1986, p. 644.

[4]Georges Dimitrov, Pour vaincre le fascisme, Paris, Éditions sociales internationales, 1935, p. 223 (traduction légèrement modifiée).Sur les diverses exploitations contextuelles de l’antifascisme communiste, voir Pierre-André Taguieff, Qui est l’extrémiste ?, Paris, Éditions Intervalles, 2022, pp. 107-117.

[5]Béla Kun, Internationale communiste, 15 août 1933 ; cité par Daniel Guérin, Fascisme et grand capital [1936, 1945], nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions Libertalia, 2014, p. 457.

[6] François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 249.

[7]Annie Kriegel, « Sur l’antifascisme », art. cit., p. 299.

[8] Voir par exemple Dominique Albertini & David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille d’Internet, Paris, Flammarion, 2016. Voir aussi l’émission « Qui sont les figures de la “fachosphère” ? », France Inter, 9 décembre 2021, invités : les « journalistes indépendants » Pierre Plottu et Maxime Macé

[9] Frédérique Matonti, « Il n’y a plus de digues pour empêcher l’extrême droite d’imposer sa vision du monde » (propos recueillis par Simon Blin), 7 novembre 2021. Voir Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, 2021.

[10] Simon Blin, « Mauvaises fréquentations. Houellebecq, Tesson, Moix : leurs liaisons sulfureuses avec l’extrême droite dénoncées dans un livre », 29 mars 2023. Voir François Krug, Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, Paris, Le Seuil, 2023.

[12] Jean-Luc Mélenchon, Twitter, 6 juin 2022.

[13] Le lundi 27 mars 2023, en référence aux violents affrontements entre des groupes d’ultra-gauche armés et les forces de l’ordre à Sainte-Soline deux jours auparavant, le quotidien Libération choisissait de titrer à la une : « Répression policière : l’escalade ».

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