Dans la tête des djihadistes : mais que veulent-ils de nous ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Sid Ahmed Ghlam, arrêté dimanche 19 avril.
Sid Ahmed Ghlam, arrêté dimanche 19 avril.
©Caputre d'écran / l'Express

Le moteur de l'action

Selon Manuel Valls, cinq attentats ont été déjoués ces derniers mois, en incluant celui que se serait apprêté à commettre Sid Ahmed Ghlam, arrêté dimanche 19 avril. Ces "djihadistes locaux" n'ont pas toujours les mêmes motivations que les élites pensantes de l'EI en Irak ou en Syrie. Et la vision du monde peut parfois différer assez nettement entre ceux qui gèrent de facto un territoire étendu et ceux qui en France veulent s'engager dans un combat armé qui les dépasse.

Bernard Godard

Bernard Godard

Bernard Godard a été fonctionnaire jusqu'en 2008 au ministère de l'intérieur : d'abord officier de police aux RGX jusqu'en 1997, puis chargé de mission en cabinet ministériel (1997-2002) puis au Bureau central des cultes en charge des relations avec le culte musulman.
 
Il est l'auteur de La question musulmane parue en février 2015 chez Fayard, mais également co-auteur du Dictionnaire géopolitique de  l'islamisme (Bayard 2009) sous la  direction d'Antoine Sfeir et de Les musulmans en France (Robert Laffont, 2007 réédition Hachette pluriel  2009) avec Sylvie Taussig.
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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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  • Depuis les califats des origines, l'intention est la même : convertir les populations locales des territoires environnants à la "vraie religion".
  • Le monde sunnite n'a jamais vaiment désacralisé cette approche guerrière.
  • Les islamistes ont trouvé dans l'orthodoxie salafiste une justification pour tout ce qu'ils font, y compris le commerce, le pillage et le partage de butin.
  • Les populations proches qui n'obéissent pas à cette orthodoxie sont leurs ennemis premiers.
  • Leur intention consiste dans un second temps à reconquérir les "territoires perdus" que sont Israël, l'Espagne du Sud et les Balkans.
  • Une fois ces objectifs atteints, leur objectif est d'étendre la terre d'islam le plus loin possible.
  • Les djihadistes qui évoluent en Europe de manière "locale" ont généralement une connaissance peu poussée des notions théologiques, à la différence des cadres de l'Etat islamique.
  • On retrouve cependant chez les djihadistes "locaux" une dimension beaucoup plus apocalyptique que chez ceux qui évoluent sur le terrain.

Atlantico : L'Etat islamique, lorsqu'il prenait de l'ampleur, révélait qu'il n'était pas constitué que de fanatiques, mais aussi d'une élite administrative bien structurée, et interchangeable. Mais que sait-on exactement de l'idéologie qui les structure de manière uniforme ? Quand on analyse les revendications d'attentats, les déclarations et prêches officiels, que peut-on en déduire quant aux buts politiques théoriques de l'Etat islamique ? 

Alexandre Del Valle : Ce qui est surprenant mais en même temps très logique, c'est que leur vision est assez proche de celles ayant cours dans les grands califats passés. Les califes, comme aujourd'hui l'élite d'EI, voulaient convertir les populations des territoires environnants et des empires voisins (byzantins et perse) à la "vraie religion". Au bout du deuxième refus d’embrasser l’islam après avoir été informé par des envoyés du Calife, on lançait les cavaliers "jihadistes" de l’époque à l’assaut des mécréants. C'est un djihad de type "offensif" et à but d’extension que seul le calife et "commandeur des croyants" peut prononcer. C'est donc une tradition de l’islam classique et des origines qu'EI n'a pas inventé puisqu’elle est enseignée dans des traités tout à fait orthodoxes et inscrite dans la charià qui accorde une place importante aux jihads défensifs et offensifs. Et c'est quelque chose de très valorisé dans le monde sunnite qui n'a jamais vraiment désacralisé cette approche guerrière, légitimation de la violence sacrée que le Président al-Sissi a courageusement dénoncée devant les plus grands imams d’Al-Azhar il y a quelques mois. Cette vision à la fois littéraliste et ultra-orthodoxe de l’islam sunnite que reprend à son compte l’EI est toujours enseignée dans de nombreux centres de formation et dans les universités islamiques, à commencer par l’Arabie saoudite, et il reste dans les esprits une permanence de cette approche guerrière voulue par Mahomet et ses successeurs. Ceci s'inscrit dans une idéologie de type canonique qui n’a jamais été réformée et désacralisée dans l’islam sunnite orthodoxe et qui, de ce fait, procure aux jihadistes une forte légitimité et une force légale. L’Etat islamique est loin d’être une simple bande de voyous facile à qualifier d'"étrangers à l’islam", mais leur noyau-dur ultra-salafiste autour du Calife Al Baghdadi alias Ibrahim s’appuie sur tout un corpus canonique traditionnel de l’islam officiel, notamment hanbalite, autre nom du salafisme et du wahhabisme saoudiens : conquêtes de territoire, excisions de filles, assassinats de chiites ou d'apostats, meurtres de chrétiens ne payant pas "l'impôt" trouvent ici une base "légale" ressortie des tréfonds de l'histoire, certes, mais provenant de textes qui existent malgré tout, et qui ont un caractère sacré.

Lire également : Sid Ahmed Ghlam, étudiant et djihadiste : combien de temps nous faudra-t-il encore pour comprendre que la misère et l’oppression n’expliquent pas les dérives terroristes ?

L'Etat islamique s'appuie beaucoup sur "la pensée des ancêtres" (as-Salaf) qui est d'ailleurs la signification étymologique du terme "salafisme". Pour eux n'est valable que le Coran et les hadiths de la Sunna (c'est-à-dire les faits et gestes du prophète). Ils estiment que seuls ces textes comptent et refusent l'idée de tout apport extérieur et ultérieurs come sources théologiques. Ils pensent que le Coran est incréé, il n'est pas d'inspiration humaine. Il n'y a donc aucune raison d'en adoucir certaines sourates problématiques, bien au contraire. Le courant de l'Islam auquel ils se réfèrent est en outre très proche d'une influence bédouine, car le courant wahhabite-hanbalite qui est à l’origine du salafisme contemporain est très marquée par les mœurs bédouines des premiers musulmans et des compagnons du prophète Mahomet.  

Pourtant l'Etat islamique montre une capacité de gestion concrète de l'administration du territoire, et des ressources pétrolières, très "terre à terre". N'y a-t-il pas un décalage entre théorie et pratique ?

Alexandre Del Valle :Non. Il n'y a pas comme dans le christianisme un côté moraliste, puritain, ascète ou comme dans le marxisme tiersmondiste une hostilité envers le profit. Dans la tradition islamique en général, il n'y a d'ailleurs aucun refus du commerce et des affaires. Il faut vraiment sortir, pour comprendre cette approche, de la vision occidentale, christiano-centrée "privatisée" de la religion pour appréhender cette souplesse. Dans l’islam salafiste de type totalitaire, on est pas du tout dans le registre de "l’intégrisme" puritain et pudibond ou ascétique comme le conçoivent les chrétiens. On est bien plus dans une logique à la fois fascisante et "littéraliste" de la religion. Ici, point de notion intime de bien ou de mal mais plutôt la notion amorale et purement juridique de "licite ou illicite". L'important c'est l'encadrement légal. Tout ce qui est encadré par une légalité théologique est jugé valable, y compris l’excision, le meurtre d’apostats ou de païens, le prélèvement du butin, le "mariage momentané" ou du "voyageur", etc. Ils ont réussi à trouver dans l'orthodoxie salafiste une justification pour tout ce qu'ils font, y compris le business, le pillage, la razzia, forme archaïque du jihad. C'est un constat.

>>> A lire également :Dans la tête d’un djihadiste : le monde vu par ceux qui ne se voient pas comme des terroristes mais comme des défenseurs de l’Islam contre le reste du monde

Quelles sont vraiment les intentions de cette élite vis-à-vis de l'Occident ? Envisagent-ils d'islamiser l'Europe ? Ou souhaitent-ils seulement affaiblir la propension occidentale à intervenir sur leur zone d'implantation en l'affaiblissant de l'intérieur ?

Alexandre Del Valle : Dans leur idéologie, ce qui prime, c'est l'ennemi proche. Il faut se débarrasser des "apostats", des traîtres, des "déviants", des "exagérateurs", chiites, ou autres, des chrétiens qui n'acceptent pas le contrat de soumission. Les chiites, eux, ont encore moins de possibilité de survivre, de même que les soufis, les réformistes, les laïcs ou les athées. Sans oublier les polythéistes ou les Yézidis, qui n’ont d'autres choix que la conversion ou la mort. Ce sont donc les populations locales, à commencer par les "mauvais musulmans", qui sont les plus touchés, ceci bien avant l'Occident.

Ensuite, il y a la volonté de reconquérir les "territoires perdus", c'est à dire Israël, le Pakistan, l'Espagne (Al-Andalus), les Balkans, l‘Inde, etc . N’oublions pas que le texte de référence du maître spirituel de Ben Laden et de nombreux jihadistes, Abdullah Azzam, s’intitule "La reconquête des territoires perdus"… Come avec tous les grands totalitarismes, le message et clair et la couleur est annoncée.

Et c'est seulement dans une troisième étape, c'est-à-dire potentiellement dans un futur lointain, qu'il y a la volonté d'étendre la "terre de l'Islam" (dar al islam), la Oumma, vers de nouveaux horizons non-islamiques à convertir et ou à soumettre. C'est le but à terme du califat, soit par la soumission des terres à conquérir qui paieront un tribut pour bénéficier d'une trêve, soit par la soumission directe en embrassant l'Islam. C'est le rêve fou, impérial, totalitaire et chevaleresque à la fois, qui mobilise les militants, même s'il est difficile de savoir si les élites de l'Etat Islamique croient vraiment à une telle expansion. C’est en tout un mythe mobilisateur qui fonctionne comme carburant idéologique et psychologique, en tant que rêve de Toute puissante mégalomanique.

Quel niveau de connaissance et de compréhension des projets de l'élite peut-on imaginer comme accessible pour les djihadistes de terrain dans les pays occidentaux ? Les desseins se rejoignent-ils ? 

Alexandre Del Valle : Je doute que ce soit toujours très bien compris. Ceux des militants qui ont étudié la pensée salafiste sont conscients de ce qu'ils font et connaissent les objectifs et desseins idéologico-politiques de l’élite. Mais certaines de leurs recrues parmi les loups soi-disant solitaires recrutées par internet ont parfois une connaissance très superficielle de la religion, et n'accèdent parfois pas du tout pas à la conception théologique profonde et littéraliste du salafisme. Mais ils vont être recrutés par le biais d’une mobilisation psychologique et révolutionnaire, via l’entretien d’un sentiment de persécution et de victimisation. C'est pour cela qu'EI joue constamment en Occident la carte de la lutte contre "l'islamophobie", en mettant en avant l’islam (comme identité plus que comme foi) comme étant la seule arme pour répondre au "racisme", aux "inégalités", aux "injustices", aux "complots juif ou sioniste" et à l’oppression "laïque". Les recrutés ne vont donc pas forcément très loin dans l'endoctrinement, mais ils sont fascinés par une forme de violence attractive. Quelqu'un d'un peu paumé, marginal, socialement frustré,désoeuvré ou simplement fanatisé par des contacts avec des "grands frères" du "Front" et en recherche d'aventure et d’adrénaline trouve là la dernière idéologie avec un fond conquérant, le "seul système" qui prétend lutter contre "l'impérialisme occidental", contre "le système". Et la perspective de mourir en martyr pour la cause salafiste, la cause révolutionnaire par excellence, donne surtout à certains le sentiment d'exister, même s'ils doivent y perdre la vie. Quand on entre dans le détail des filières djihadistes que l'on a pu démanteler, comme celle de Lunel par exemple, on voit la différence entre ceux qui ont rejoint le mouvement dans une logique de violence pure éloignée de la pratique religieuse et de la foi, et ceux qui ont une véritable formation théologique de base et une pratique fondamentaliste.

Derrière la logique de guerre sainte affichée par les djihadistes de terrain, peut-il y avoir des motivations plus personnelles déconnectées de la religion comme le désespoir social ou le besoin de revendiquer qu'on existe ? Entrent-ils en djihadisme en réaction à ce qu'ils perçoivent comme une hostilité de la société française vis-à-vis de l'islam ?

Bernard Godard : Daech utilise à des fins de communication des ressorts que je qualifierais avec prudence "d'emprise". Mais il y a ausi une dimension psychologique apocalyptique chez les occidentaux qui se lancent dans le djihad que l'on ne retrouve pas forcément chez les djihadistes déjà sur le terrain. Mais on a senti au cours des années 2000 l'action importante de médiateurs qui ont commencé à avoir une existence pour laisser entrevoir ce qui était "envisageable" pour pouvoir aller faire le djihad sur le terrain, en développement des manoeuvres de séduction et d'attirance, notamment vis-à-vis des jeunes et des mineurs. Mais il y aussi évidemment les failles psychologiques qui sont exploitées, on le voit notamment avec la personne arrêtée dimanche, qui jouent et qui sont multipliées par dix après un passage en prison. A cela s'ajoute une tendance à la perversion violente que l'on retrouve dans la plupart des mouvements armés de ce type.

On se pose naturellement aussi la question du facteur religieux. Si je me rapporte aux travaux les plus sérieux dans le domaine, le facteur religieux compris comme la compréhension que l'on peut avoir de l'étude de textes sacrés n'est pas une donnée explicative pour les djihadistes européens. Il y a par contre une vraie utilisation d'un registre religieux puisé dans l'Islam et issu du courant salafiste pour appuyer les manifestations violentes et destructrices.

Pourquoi la vision de l'opinion publique vis-à-vis du djihadisme international est-elle peu marquée par la question des motivations profondes ? Pourquoi est-il si difficile d'imaginer l'EI comme un groupe politique avec des intérêts extra-religieux ?

Bernard Godard : En France nous aimons faire une analyse académique par case... Dans la criminologie classique, on se focalise sur des failles psychologiques, majoritairement. Et c'est finalement le seul facteur sur lequel on se base. On oublie le facteur religieux ou politique car on a du mal à appréhender qu'une religion, l'Islam en l'occurrence, suivie par plus d'un milliard d'individus, puisse générer des dérives politiques. En France, on a une difficulté, laïcité oblige, à ne pas rejeter spontanément le facteur religieux et ce qui peut en découler. Mais si vous regardez dans les textes sacrés, il y a un accent mis sur l'importance des batailles qu'a menées le prophète. Et tout se mélange souvent dans la tête des jeunes qui se laissent tenter par ce genre d'aventure. Et l'opinion ne comprend pas ce mélange, ces motivations complexes ; elle appréhende plus facilement les problèmes liés aux dérives psychiatriques des individus, ou à l'idée de la radicalisation en prison. 

En se méprenant sur les motivations des djihadistes français, en les renvoyant exclusivement à une forme de folie, se condamne-t-on à des réponses inadaptées ?

Bernard Godard : Notre difficulté, c'est que nous estimons en France que les églises installées, car l'islam officiel existe, peuvent avoir une efficacité pour répondre au problème. Or, cela n'en a aucune. Pour un salafiste, les représentants de l'Islam installé sont décriés et n'ont aucune légitimité. Et l'approche laïque qui consiste à considérer que la dérive extrêmiste est un phénomène "d'emprise mentale" ne permet pas d'apporter des réponses adaptées. Et on ne met d'ailleurs en avant que des modèles comme le prosélytisme d'un Omar Omsen qui ne correspondent pas à la totalité du problème, loin de là.

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