Daech contre Al-Qaida, la guerre totale ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Terrorisme
Daech contre Al-Qaida, la guerre totale ?
©DR

Théâtres de guerre

Alain Rodier décrypte la rivalité entre Daech et Al-Qaida. Les deux mouvements terroristes partagent pourtant la même idéologie et le même objectif final, la création d’un émirat mondial.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »

Une des caractéristiques de Daech est de s’opposer à sa mère originelle, l’organisation salafiste-jihadiste Al-Qaida "canal historique". L’opposition qui a conduit Abou Bakr al-Baghdadi à défier l’autorité d’Ayman al-Zawahiri en fondant son « califat islamique » en 2014 s’est étendue jusqu’aux plus bas échelons, même si quelques groupes sur le terrain ont accepté un temps de respecter une certaine neutralité comme au Sahel jusqu’à la mi-2019. Bien qu’al-Baghdadi ait été tué par les commandos américains dans la nuit du 26 au 27 octobre 2019 à Baricha au nord-ouest de la Syrie (à proximité de la frontière turque), cette rivalité semble encore augmenter sur tous les théâtres de guerre que partagent ces mouvements terroristes. Et pourtant, ils ont la même idéologie, le salafisme-jihadisme et le même objectif final, la création d’un émirat mondial où la charia sera la règle.

Daech reproche à al-Zawahiri d’avoir fait dévier Al-Qaida de sa voie d’origine. Selon Daech, il a accepté de coopérer avec certains groupes rebelles - comme les Frères musulmans - ou d’autres formations salafistes C’est là le point fondamental de la divergence doctrinale : Daech ne tolère aucune autre structure jihadiste que la sienne estimant que seuls ses propres savants de la foi sont à même de prêcher la bonne parole. Daech est le seul à détenir la « vérité » et les musulmans sont invités à rejoindre l’organisation qui fonctionne quasi sur un modèle sectaire. Les membres des autres mouvements salafistes sont donc, au minimum des ignorants, au pire des traîtres à l’islam (des apostats).

Encore plus grave, l’allégeance religieuse de Zawahiri au leader des taliban, Haibatullah Akhundzada (comme c’était le cas pour leurs prédécesseurs, Oussama Ben Laden et le mollah Omar) est refusée. En effet, si l’émir d’Al-Qaida est bien un chef politique et militaire, le guide en matière de religion est le chef des taliban. Par contre le « calife » de l’Etat Islamique ne reconnaît aucun supérieur hiérarchique (même théorique) puisqu’il est lui-même - descendant du prophète - le chef politique, militaire et religieux du califat. Trahison suprême, les taliban - donc les supérieurs religieux d’Al-Qaida – ont signé le 29 février un accord à Doha directement avec les "mécréants" Américains concernant la situation en Afghanistan. La politique d’ouverture des taliban qui se seraient engagés à ne plus viser les intérêts des « Croisés et des tyrans » et qui, de plus, entretiennent de bonnes relations avec les apostats iraniens et pakistanais est violement condamnée. Dans l’esprit des dirigeants de Daech, les "traîtres" (Al-Qaida et les taliban) ont fait alliance avec le "Satan" (les États-Unis). A propos des chiites, les taliban viennent de donner un argument de poids à Daech en rendant publique la religion chiite d’un de leurs émirs régionaux. C’est donc bien la preuve de la "collusion" des taliban avec les apostats. CQFD.

Basant totalement sur ses idées, Daech critique aussi les idéologues islamistes qui ont rejeté la création du califat (surtout pour des raisons stratégiques sachant que c’était trop tôt, donc voué à l’échec) : Hossam Abul Raouf, Abou Qatada, Abou Mohammed al-Maqdisi, Hani Mohammed Yousouf al-Siba'i et Tariq Abdul Haleem (leurs fiches sont disponibles sur les sites sécuritaires américains).  Même deux théologiens décédés en 2015 sont cités (Harith bin Ghazi al Nadhari et Ibrahim Sulayman Muhammad al-Rubaish) pour avoir critiqué la tentative de Daech de prendre le contrôle de l’Émirat Islamique du Caucase alors qu’il était dirigé par Al-Qaida. Cela démontre que la direction de Daech a la mémoire longue.

Daech reprend également des déclarations de certains des activistes d’Al-Qaida les plus connus, même disparus aujourd’hui. C’est le cas de l'Américain Adam Yahiye Gadahn (né Adam Pearlman) - l’"attaché de presse de Ben Laden" tué en 2015 - qui a affirmé que "l’organisation Al-Qaida n’a jamais constitué et ne constituera jamais une menace au Mali ni pour les États voisins, ni aux Africains comme le proclame faussement la France […] Al-Qaida et les groupes qui lui sont alliés n’ont pas à combattre le régime libyen ni les partis libyens qui suivent le régime de Mouammar Kadhafi…". C'est évident, Al-Qaida ne veut pas mener le jihad au Sahel et donc seul Daech est légitime pour le faire ! 

Daech compare Al-Qaida aux mouvements "réveil" (Sahwa) qui se sont développés en 2006 en Irak sous l’égide des Américains pour s’opposer aux salafistes-jihadistes d’Al-Qaida en Irak (AQI). Ces milices avaient alors été efficaces reprenant le contrôle des populations - mais sans détruire complètement AQI qui renaîtra de ses cendres après la révolution de 2011 en Syrie et qui donnera une branche d’Al-Qaida (le Front al-Nosra) et Daech. 

Les Frères musulmans et le régime de Recep Tayyip Erdoğan sont jugés "trop peu religieux et ont trahi le discours d’Allah". Cela se distingue particulièrement dans une vidéo parue en avril qui montre des manifestations ayant eu lieu en Égypte en 2011/12 en pointant Mohammed al-Zawahiri (le jeune frère d’Ayman al-Zawahiri) et Ahmed Ashoush - vétéran d’Afghanistan - soulignant qu’ils n’ont pas prôné la lutte armée mais la prise du pouvoir par des voies légales en profitant des faiblesses des régimes en place. Les leaders d’Al-Qaida auraient  approuvé cette démarche qui a abouti à chasser les dictateurs de l’époque en Égypte et en Tunisie.

Daech attaque également Al-Qaida dans la Péninsule Arabique (AQPA) qui serait "noyauté" d’espions, ce qui aurait permis la neutralisation le 23 janvier 2020 de son émir, Qasim al-Raymi (remplacé par Khalid Saeed Batarfi alias Abou al-Miqdād al-Kindī). À cette occasion, il est reproché à Zawahiri d’être un "émir absent" ce qui n’est pas faux tout en gardant à l’esprit que c’était aussi le cas de Ben Laden. Quant à Abou Bakr al-Baghdadi, il communiquait encore moins… Pour Daech, AQPA au Yémen s’est "rangé" aux côtés de l’armée et a condamné les attentats dirigés par ses militants contre les mosquées des Houthis à Sanaa qualifiées de "temples impies" (les Houthis zaïdistes respectent un islam proche du chiisme). En effet, comme cela a été évoqué précédemment, Al-Qaida considère que des attaques indiscriminées contre les chiites de par le monde sont une stratégie contreproductive. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Abou Moussab al-Zarqaoui, l’émir d’Al-Qaida en Irak devenu la figure de référence pour Daech s’était querellé avec al-Zawahiri peu de temps avant d’être neutralisé par les Américains en 2006. La rumeur prétend que sa localisation avait été donnée aux forces américaines par des militants d’al-Qaida débarrassant son pouvoir central d’un gêneur… Daech reproche également à AQPA de ne pas avoir imposé la charia dans les régions qu’il a contrôlé durant une courte période (2015-2016) au Yémen, en particulier dans le port de Mukalla (abandonné aux tribus d’Hadramaout en 2016).

En Syrie, Daech accuse le Hayat Tahrir al Cham (HTC) qui est issu du Font al-Nosra de s’être allié aux tribus "réveil" (Sahwa) et à la Turquie. Son émir, Abou Mohamed al-Joulani aurait pactisé avec d’autres groupes malgré leurs déviances religieuses... Pour Daech, les rebelles présents à Idlib se sont placés sous la protection d’Ankara et ont abandonné la charia comme règle de conduite. Cette attitude aurait semé le doute dans les convictions des croyants musulmans en Syrie et ailleurs.

Le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) qui est l’émanation d’Al-Qaida au Mali et dans les pays voisins est accusé d’entraîner les mouvements extérieurs dans la rivalité intra-jihadistes. Il travaillerait avec des mouvements tribaux "idolâtres" (intolérable selon les textes sacrés de l'islam) et a accepté l’invitation à négocier faite par le gouvernement "apostat" malien. Il assurerait la garde des frontières de l’Algérie et de la Mauritanie. Les émirs du GSIM Iyad Ag Ghaly et de la katibat Macina Amadou Diallo alias Amadou Koufa, sont traités de "leaders apostats" ayant préparé la guerre contre leurs "rivaux jihadistes" depuis longtemps. Quand le GSIM a été créé en 2017, Ghaly a tout de suite confirmé son allégeance au chef d’Al-Qaida au Maghreb Islamique - AQMI - (Abou Moussab Abdel Wadoud alias Abdelmalek Droukdel), à  Zawahiri et aussi à l’émir des taliban, Haibatullah Akhundzada.

Après une période de calme relatif entre les deux organisations, Daech a affirmé avoir conduit des attaques contre Al-Qaida au Sahel en particulier au centre et au nord du Mali (en particulier dans la région de Gao) et au nord du Burkina Faso. Par ailleurs, l’EI confirme que la région de Nampala proche de la frontière mauritanienne et les zones situées à l’est de Macina dans la région de Segou seraient cruciales. Des activistes du GSIM - particulièrement de la tribu des Fulani -  se seraient rangés sous la bannière du nouvel émir de l’EI, Abou Ibrahim al-Hashimi al-Qurayshi. L’EI menacerait aussi les bandes du GSIM dans le Liptako-Gourma, la région "des trois frontières".

Il y a de nombreux autres théâtres de guerre où Daech tente de s’implanter, de consolider ses positions ou de s’étendre comme dans la Caucase, au Pakistan, en Inde, en Extrême-Orient... Curieusement, son premier adversaire est Al-Qaida "canal historique". En dehors de divergences idéologiques décrites en introduction, il semble surtout que l’État Islamique tente de "récupérer" de nouveaux adeptes attirés par sa stratégie intransigeante qui a obtenu des résultats spectaculaires, même s’ils ont parfois été éphémères. Pour tout aspirant jihadiste en mal de notoriété, il est aujourd’hui plus gratifiant de se réclamer du califat que d’Al-Qaida considéré comme ringard. Cela dit, il ne faut pas compter sur cette lutte interne aux salafistes-jihadistes pour espérer les vaincre car leur idéologie est toujours vivante, quelque soit l’organisation qui la portera le mieux dans l’avenir.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !