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D'Irak au Pakistan : comment l’Occident est en train de perdre la guerre contre la terreur
©Reuters

Tout ça pour ça

Depuis le lendemain du 11 septembre, des moyens considérables ont été déployés pour lutter contre le terrorisme. Mais selon les derniers chiffres, le nombre d'attaques s'est multiplié par dix. La défaite de l'Occident face au phénomène semble imminente...

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Jean-Bernard Pinatel

Jean-Bernard Pinatel

Général (2S) et dirigeant d'entreprise, Jean-Bernard Pinatel est un expert reconnu des questions géopolitiques et d'intelligence économique.

Il est l'auteur de Carnet de Guerres et de crises, paru aux éditions Lavauzelle en 2014. En mai 2017, il a publié le livre Histoire de l'Islam radical et de ceux qui s'en servent, (éditions Lavauzelle). 

Il anime aussi le blog : www.geopolitique-géostratégie.fr

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Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard

Jean-Charles Brisard est spécialiste du terrorisme et ancien enquêteur en chef pour les familles de victimes des attentats du 11 septembre 2001. Il est Président du Centre d'Analyse du Terrorisme (CAT) 

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  • Près de treize ans après le 11 septembre et la réplique américaine par l'invasion de l'Afghanistan, le terrorisme international ne semble pas avoir subi le coup fatal que l'on croyait pourvoir lui porter.
  • D'après le média américain Rand Corporation, l'on dénombrait en 2007 vingt-huit formations salafistes-jihadistes comme Al-Qaïda. En 2013 le chiffre double pratiquement pour atteindre 49 groupes du même type. Dans le même temps, le nombre d'attaques par an a pratiquement été multiplié par dix (d'une centaine à près de 950).
  • En moins de dix ans, le simple budget militaire américain a pourtant été augmenté de 400 à 600 milliards selon les différents décomptes.
  • Des résultats qui sonnent comme un désaveu pour l'administration Bush et la sphère néo-conservatrice, bien que l'ère Obama ait aussi connu son lot d'échecs comme en témoigne l'actuelle désintégration de l'état lybien. 

Mossoul, deuxième ville d'Irak, bordée de champs pétroliers, est tombée, mardi 10 juin, aux mains de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Mercredi matin, cinq cent mille civils fuyaient la ville, selon l'Organisation internationale pour les migrations. Après le gouvernorat Al –Anbar avec la ville de Falloujah (200 000 habitants 15ème ville d’Irak), mythique pour les Marines américains qui est aux mains des djihadistes qui ont trouvé appui ou neutralité auprès des tribus sunnites écœurées par le  sectarisme du Premier Ministre Maliki, voici Mossoul (2 000 000 habitants-3ème ville d’Irak) qui est aux mains des Djihadistes. Ils contrôlent désormais une zone à cheval sur le Nord Est de la SYRIE et le Nord Ouest de l’Irak.

Carte des ethnies du Machrek (Proche-Orient)

Cette offensive djihadiste tombe au plus mauvais moment pour le Premier Ministre sortant Al Maliki. Certes sa liste “coalition pour l’Etat de droit” est arrive en tête aux dernières élections législatives de fin  Avril 2014 mais avec 92 députés il a besoin de nouer des alliances pour atteindre la majorité de 165 sièges. Or les deux autres grands partis shiites, la coalition libérale de Moktar Al Sahr (34 députés) et la Coalition des citoyens de Ammar Al Hakimi (27 députés)  ont déclaré être prêts à s’allier avec la coalition de l’Etat de droit pour gouverner à condition que ce parti désigne un autre chef de file que Maliki. Est-ce l’urgence de la  situation militaire nouvelle va infléchir leur position et voter l’Etat d’urgence et les pleins pouvoirs que réclame Maliki.

A-t-il d’autres solutions alternatives ? Une alliance avec les Kurdes qui ont 62 députés[1] n’est réalisable qu’à deux conditions : qu’il cède sur le statut de Mossoul et de Kirkuk et des champs pétroliers qui les entourent. Les Kurdes en revendiquent le contrôle. Et, de plus,  qu’il autorise le Kurdistan à attribuer des concessions et à exporter directement son pétrole via la Turquie sans autorisation préalable de Bagdad. A ce prix politique que Maliki a toujours refusé de payer jusqu’à présent, les peshmergas qui disposent d’une force de plus de 150 000 hommes bien entrainée et équipée sont en mesure de chasser les islamiques des positions qu’ils viennent de conquérir. Ce n’est malheureusement pas le cas de l’Armée irakienne qui  a été dissoute par les américains et a été reconstituée à partir de 2009 en incorporant notamment des milices sans tradition ni valeur militaire. De plus Maliki s’est toujours méfiée  de l’Armée et elle est donc   mal équipée et mal entrainée. 

Jean-Bernard Pinatel

Atlantico : La ville de Mossoul, deuxième agglomération du pays, est récemment tombée dans les mains de l'Etat islamique en Irak et au Levant, organisation d'inspiration djihadiste aussi impliquée sur le front syrien. L'Occident est-il d'une certaine manière en train de perdre la désormais fameuse "guerre contre le terrorisme" ?

Jean-Charles Brisard : Les groupes terroristes exploitent la faiblesse des gouvernements centraux sur leur territoire pour s’y implanter durablement, cela n'a rien de nouveau. Hier, Al Qaeda a su tirer profit de pouvoirs en déliquescence en Somalie, au Yémen ou en Afghanistan. Ce qui est radicalement différent dans le contexte actuel tient au fait que les Etats concernés ont une importance stratégique dans leur contexte régional, qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Irak ou du Pakistan. L’impact stratégique est important pour l’Occident, mais il l’est tout autant sinon plus pour la stabilité de ces régions. A la question de savoir si nous sommes en train de perdre une bataille en Irak dans la lutte contre le terrorisme, la réponse est oui, d’autant qu’il faut se souvenir qu’aucun groupe djihadiste n’était actif en Irak avant l’invasion américaine de 2003, et que par la suite le gouvernement irakien s’est montré incapable d’endiguer la vague terroriste.

Au-delà de ce constat, ce qui se joue en Irak avec l’avancée de l’EIIL aura des conséquences majeures sur la géopolitique et le leadership djihadistes. L’EIIL devient un acteur central sur la scène djihadiste mondiale, au point même de surpasser Al Qaida par ses capacités militaires et financières, sans parler de sa capacité de mobilisation. La situation actuelle, avec le déplacement de l’épicentre du djihad mondial de la zone afghano-pakistanaise vers la zone syro-irakienne, le désaveu par Al Qaida de l’EIIL et l’impuissance des Etats régionaux et occidentaux, préfigure une recomposition du paysage djihadiste sans précédent depuis 30 ans.

Jean-Bernard Pinatel : Les djihadistes contrôlent aujourd’hui en Irak toutes les zones à  forte implantation sunnite  qui sont situées essentiellement à l’Ouest de l’Irak, créant un continuum avec le Nord Syrien où ils règnent aussi par la terreur. Mais aujourd’hui ils ont atteint le point ultime de leur conquête. Et ils ne pourront pas conserver ces zones bien longtemps soit du fait de l’alliance de Maliki avec les Kurdes qui serait une solution irakienne et dont la mise en œuvre peut être rapide soit à moyen terme du fait de l’intervention des Turcs et des Iraniens qui ne peuvent accepter de voir se constituer à leurs frontières un nouveau sanctuaire djihadiste. Notons que si l’Arabie Saoudite et le Qatar, les Etats-Unis, voire la France de François Hollande ne les avaient pas aidés à fonds perdus en Syrie en croyant pouvoir les utiliser pour atteindre leurs objectifs stratégiques on n’en serait pas là. Mais les terroristes se sont émancipés de la tutelle de leurs sponsors grâce à des trafics de tout ordre dont la contrebande du pétrole extrait des champs pétroliers de Syrie qu’ils contrôlent. Au final ce sont toujours les populations civiles qui sont les victimes des erreurs de jugement de leurs dirigeants au Moyen-Orient aujourd’hui et demain en Europe.

Une récente étude de la Rand Corporation (ici en anglais) tend à démontrer que les attaques terroristes ont largement progressé ces dix dernières années. Comment expliquer cette expansion alors même que le débat sur le terrorisme est toujours aussi actuel ? Cette montée marque-t-elle finalement la mauvaise stratégie des pays occidentaux ?

Jean-Charles Brisard : La croissance des actes terroristes résulte d’une part de la fragmentation de la menace, avec l’apparition ou la résurgence d’organisations régionales affiliées ou non à Al Qaida (AQMI, AQPA, EIIL…) et d’autre part de la multiplication des conflits impliquant des djihadistes et des organisations terroristes, en particulier en Irak et en Syrie.

Quels sont les moyens humains et financiers déployés dans cette lutte anti-terroriste depuis 2001 ?

Guillaume Lagane : Au lendemain du 11 septembre, une mobilisation massive contre les terroristes s'est mise en marche. Elle s'est manifestée par la mise en œuvre de nouvelles réglementations internationales comme la résolution 1373 du Conseil de Sécurité qui a obligé tous les Etats à mettre en œuvre au sein de leur législation interne des mesures anti-terroristes. Ces mesures qui ne sont pas passées par la voie des traités ont été vécu comme une intrusion pour de nombreux Etats. Par la suite, les Etats développés ont fait des efforts financiers en faveur de la lutte anti-terroriste qui est passée par la réorganisation des services avec le rapprochement de la police et de l'armée au nom de la sécurité nationale. En France, par exemple, nous avons assisté à la création de la DCRI (Direction Centrale des Renseignements Intérieures), le Livre Blanc de 2008 qui a manifesté le fait de vouloir combattre le terrorisme aussi bien par la voie policière que militaire. Les principaux efforts financiers viennent des Etats-Unis, leur budget total de sécurité et principalement militaire a bondi d'environ 400 milliards de dollars à 600 milliards de dollars à la fin de la décennie 2010. Il y eu également le développement des drones et de la surveillance par satellite qui a pour but de localiser des groupes qui sont par définition très mobiles.

Les moyens ont été très développés avec l'administration américaine qui a choisi une approche militaire, ce que l'administration Bush a appelé " La guerre contre le terrorisme", c'est l'idée d'utiliser les forces armées pour détruire les foyers terroristes. Cette démarche s'est concrétisée par l'expédition en Afghanistan, le renversement du pouvoir des Talibans et la recherche des leaders d'Al Qaïda et c'est ce qui explique en partie la guerre en Irak en 2003. Parallèlement à cette approche militaire, l'approche policière était intense avec un système de transfert de prisonniers qui s'est largement fait en dehors du droit international comme le montre l'exemple de Guantanamo où sont enfermés des ennemis combattants qui n'ont ni un statut militaire ni un statut civil.

L'administration Obama a voulu rompre avec celle de Bush dans le sens où elle a abandonné le concept de guerre globale contre le terrorisme. Elle a souhaité retirer l'Amérique de tous les conflits qui avaient pour origine de départ la lutte anti-terroriste comme l'Irak que les Etats-Unis ont quitté en 2011. Elle a également réduit le budget de la Défense d'environ 10% et en même temps il y a des éléments de continuité. Par exemple, l'administration Obama n'a pas lésiné sur les forces financières en matière de drones qu'elle a intensément utilisés au Pakistan. Elle apporte également un soutien aux régimes qui combattent les terroristes comme c'est le cas avec le plan Sael et le soutien qu'elle apporte aux Français au Mali. La différence avec l'approche de Bush est qu'elle est indirecte.  

En ce qui concerne cette fois-ci le Pakistan, les drones américains, au lieu de sauver des vies, ont plutôt développé un sentiment anti-américain. Dans quelle mesure cela a-t-il pu avoir un impact ?

Jean-Charles Brisard : Il ne faut pas exagérer l’impact des attaques de drones. L’hostilité à l’égard des Etats-Unis au Pakistan ne date pas d’hier, mais la guerre en Afghanistan a eu pour conséquence de cristalliser un anti-américanisme instrumentalisé par des groupes islamistes alliés à Al Qaida.

Au niveau des techniques de renseignements utilisées, quelles sont-elles ? Ont-elles évolué depuis 2001?  Sont-elles adaptées aux nouvelles menaces ? 

Guillaume Lagane : Il existe deux techniques majeures. D'une part, le renseignement humain qui est compliqué à utiliser dans le cadre de groupes terroristes très radicalisés qui vivent en marge de la société. D'autre part, il y a le renseignement technique qui s'est très développé avec les technologies modernes de satellites, de drones, d'intersections téléphoniques et Internet. Ces techniques nouvelles  donne à la fois davantage de pouvoir aux forces de police et en même temps accentue la difficulté à repérer les terroristes qui partent faire le djihad en Syrie et reviennent ensuite en Europe. 

Finalement, la stratégie d'Obama s'est-elle avérée payante relativement à celle des néoconservateurs de la période Bush qui se voulaient plus offensifs ? 

Guillaume Lagane : Il est indéniable qu'Obama a remporté des succès comme l'élimination d'Oussama Ben Laden et l'affaiblissement global d'Al Qaïda. Barack Obama a aussi donné redorer l'image des Etats-Unis. En même temps, son action est très critiquée car elle est jugée hypocrite. Tout le scandale autour d'Edward Snowden, les frappes de drones se font en dehors du droit international. Il est aussi critiqué pour son manque d'efficacité car le fait de retirer l'Amérique des affaires du monde et de ne pas intervenir directement, d'aucuns y voyant un problème plus qu'une solution. Prenons l'exemple de l'expédition en Lybie, le fait de ne pas avoir déployé de troupes au sol, cela a empêché l'Occident et les Etats-Unis de peser sur les évolutions ultérieures du pays. Dans ce cas précis, un gouvernement a été renversé sans donner aux successeurs les moyens d'apporter une perspective meilleure à un pays qui est aujourd'hui au bord de l'anarchie. De même, nous pourrions considérer que le retrait prématuré en Irak en 2011 a plongé le pays dans son état actuel. 

Une nouvelle génération de djihadistes voit le jour, elle s'élargie et s'implante dans de nombreux pays (Syrie, Yemen, Libye, Irak, Afrique Subsaharienne). Comment combattre cette implantation ?

Jean-Charles Brisard : L’erreur initiale est celle de la stratégie du tout militaire contre le terrorisme conçue par les Etats-Unis, qui a conduit à un émiettement des acteurs du djihad mondial. Cette stratégie, destinée à abattre une organisation unique, a eu pour effet de focaliser toute l’attention des Etats occidentaux sur Al Qaida au détriment d’actions ciblées au niveau local ou régional qui auraient pu être mises en œuvre non seulement pour abattre cette organisation et son leadership lorsque nous pouvions encore le faire, mais surtout pour éviter qu’elle ne métastase.
Ces différents fronts ont en commun d’avoir pour théâtre des pays ou des régions dans lesquels l’Etat central est faible ou inexistant. Combattre le phénomène djihadiste c’est d’abord restaurer un gouvernement central fort, légitime et capable d’assurer ses missions régaliennes, notamment la sécurité.

Les affaires de Mohamed Merah, Mehdi Nemmouche témoignent-elles de l'émergence d'un nouveau visage du terrorisme?  Quelles en sont les caractéristiques ? L'Occident est-il armé face à ce nouveau type de terrorisme ?

Jean-Charles Brisard : Le phénomène du djihad individuel n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau c’est l’ampleur de ce phénomène. Au plan européen, plus de 3.000 personnes ont été impliquées dans le djihad syrien depuis 2012. Si l’on se réfère aux statistiques les plus sérieuses sur le sujet, sur la base des conflits afghans et irakiens on estime qu’un individu sur neuf sera impliqué dans un projet terroriste à son retour. C’est donc une menace autrement plus directe, et beaucoup plus insaisissable et imprévisible que celle de groupes terroristes auxquels nous étions confrontés depuis les années 1980. Or, l’essentiel de notre arsenal préventif et répressif est encore axé sur la lutte contre des réseaux et des filières organisées.

Le terrorisme du XXIème siècle est déstructuré et de plus en plus individuel, c’est-à-dire qu’il est le fait d’acteurs agissant seuls. Ils ne sont pas pour autant nécessairement isolés, dans le sens où, et c’est le cas de Mohamed Merah et de Mehdi Nemmouche, ils ont bénéficié d’un appui logistique, financier ou ont été formés au maniement des armes et des explosifs par une organisation terroriste. Cette mutation du terrorisme nous impose une réforme en profondeur de nos capacités d’anticipation, d'évaluation, de surveillance, et de répression.

Pour lire le Hors-Série Atlantico, c'est ici : "France, encéphalogramme plat : Chronique d'une débâcle économique et politique"

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