Croissance en berne : l'Allemagne finirait-elle par souffrir du mode de fonctionnement de la zone euro qui l'a faite reine ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'indice de la production manufacturière allemande semble être en recul depuis début 2014.
L'indice de la production manufacturière allemande semble être en recul depuis début 2014.
©Reuters

Le Kaiser est fatigué

Depuis le début de l'année l'indice de la production manufacturière allemande donne des signes de faiblesse, laissant voir une chute à zéro d'ici fin 2014.

Jakob Höber

Jakob Höber

Jakob Hoeber est chercheur associé en économie, compétitivité et modèles sociaux européens à l'Institut Thomas More.

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Après s'être très bien porté sur 2013, l'indice de la production manufacturière allemande semble être en recul depuis début 2014 (chiffres Markit et IFO). Une tendance qui laisse penser que la croissance outre-Rhin pourrait être proche de zéro d'ici la fin de l'année. Peut-on dire que l'Allemagne arrive aujourd'hui à une période de stagnation ?

Mathieu Mucherie : Ce ne sont pas les PMI, l’IFO et le ZEW qui nous racontent le ralentissement : les directeurs d’achat et les analystes financiers n’ont pas une vision très macroéconomique. Quand on pose de mauvaises questions aux mauvaises personnes, il est assez fréquent d’obtenir de mauvaises réponses. Il vaut mieux ne pas trop écouter ce que ces pauvres gens racontent, et regarder le comportement réel des agents : les données agrégées sur la consommation, l’investissement, les agrégats monétaires. Et on voit bien que l’Allemagne s’en sort très moyennement depuis 2009, seule la totale déconfiture de ses partenaires européens (y compris les plus "allemands", les Pays-Bas et la Finlande sont en récession depuis 2011) permet à Merkel&Weidmann de pavoiser.

Pour ce qui est d’une récession en 2015, ce n’est toutefois pas évident : quand on a des taux plus bas que l’activité (un 10 ans Bund nominal à 1,2% contre un PIB nominal en glissement sur un an à un pic de près de 4%), on fait ce que faisaient les Espagnols à l’époque où ils bénéficiaient du même effet ciseaux positif, on fait des bêtises immobilières qui se payeront un jour mais qui en attendant soutiennent la conjoncture :

Jakob Hoeber : En effet, le recul de l'indice de la production manufacturière en Allemagne a surpris les économistes allemands. Surtout en mai 2014, où le chiffre d'affaires est tombé de 1,9 % comparé au mois précédant, une chute remarquable. Les indices de la production étaient par conséquent revus à la baisse, mais leur recul a été moins marqué.

Cependant, les indices restent très élevés, surtout si on rappelle le contexte européen toujours incertain, et les engagements du gouvernement chinois de restructurer son économie. La production part d'un haut niveau, et une révision des chiffres était à prévoir. Les carnets de commande, quant à eux, sont stable depuis le début de l'année. Il est intéressant de souligner que les commandes venant de l'extérieur de l'UE ont connu une forte baisse, tandis que celles d'origine européenne ont considérablement augmenté. Notamment, le commerce avec la Chine a subi des pertes. Cependant les derniers chiffres plus favorables de la République Populaire et le voyage d'Angela Merkel dans l'Empire du Milieu devraient donner un nouveau souffle aux échanges entre les deux pays.

Par conséquent, une diminution du PIB au troisième trimestre ne peut être exclue. Or, il est improbable que l'économie allemande sombre à long terme : l'indice de consommation reste élevé et connaît même des tendances croissantes. De même pour l'indice des services : ce secteur a atteint son plus haut niveau depuis 2007 et la création d'emploi devrait continuer – malgré l'incertitude liée à l'introduction du SMIC.

Les exportations sont aussi en forte baisse sur les derniers mois, un fait qui n'est pas sans lien avec la crise ukrainienne. Peut-on dire que la machine commerciale allemande arrive à ses limites après des années d'expansion ?

Mathieu Mucherie : Pas sûr que l’Ukraine explique tout le phénomène. Il y a aussi un ralentissement en cours en Turquie, au Brésil, en Chine, en Russie et dans de nombreux émergents qui vivaient à crédit et qui achetaient des BMW comme des petits pains. De toute façon le modèle allemand est par essence mercantiliste et agonistique : générer des excédents passe immanquablement par la compression de la demande domestique ou par des gains de parts de marché que l’on prend nécessairement aux autres ; il n’empêche pas la récession, bien au contraire (cf. les Pays-Bas aujourd’hui ou le Japon hier) et sa célébration à longueur de colonnes me paraît complètement incompatible avec l’esprit d’un marché unique et d’une monnaie unique (parle-t-on de la "compétitivité" de l’Ohio par rapport à l’Illinois ou à la Floride ?).

Jakob Hoeber : Le recul des exportations est notamment lié à la faible demande chinoise et bien sûr, à l'incertitude des dossiers ukrainien et irakien. Les échanges avec l'Europe, par contre, se sont très bien portés, avec une croissance de 4,2 % comparé à l'année précédente. Notamment les exportations avec les pays hors zone euro, comme la Pologne et le Royaume-Uni, ont connu une forte croissance – ce qui peut surprendre puisque Londres s'engage sur un chemin de dévaluation forte de la Livre depuis 18 mois.

Si on regarde l’évolution des exportations comparée à mai 2013, on constate que la machine exportatrice allemande connaît quelques irritations, mais bat toujours son plein : l’excédant de la balance commerciale a augmenté de 4,2 milliards d'euros, soit environ 30 % - et ceci malgré une progression des salaires importante. Cette hausse s'explique par un plus fort recul des importations.

Pour résumer, on peut dire que le commerce avec la zone Euro se porte bien, ce avec le reste de l'UE supérieur à la moyenne, tandis que les échanges avec le reste du monde se comportent d'une manière décevante. Mais comme tous les pays exportateurs, les limites de la machine commerciale allemande sont celles de la capacité des autres à acheter.

Peut-on finalement analyser cette tendance comme la fin d'une forte progression économique pour un pays qui a jusqu'ici pleinement bénéficié des mécanismes de la zone euro ?

Mathieu Mucherie : Pardon ? Quelle forte progression ? Jusqu’en 2005 environ l’Allemagne était considérée comme l’homme malade de l’Europe depuis plus d’une décennie, on a la mémoire courte ! Ensuite, la récession de 2008-2009 a été particulièrement violente en Allemagne (-4 points de PIB, contre -2 en France ou aux USA) en raison du poids de l’industrie dans ce pays. Depuis 2010, c’est la fable du borgne au pays des aveugles, et encore, à condition que le borgne se cache l’autre œil pour ne pas voir les vilaines bombes budgétaires sous le tapis (la sortie du nucléaire non provisionnée, le scandale des Landesbanken non provisionné, le vieillissement non provisionné). Pour un pays qui se finance pratiquement à 0% et qui bénéficie pleinement du flight to quality, les chiffres de PIB ne sont pas glorieux. Le miracle allemand se situe plutôt du coté des chiffres de l’emploi, et encore tout s’explique quand on voit les salaires pratiqués. Le taux de chômage français diminuerait fortement si nous pouvions diviser le salaire minimum par deux…

Ils sont les seuls en zone euro à ne pas être en crise monétaire intense, avec une progression convenable de M3 et avec un taux de changes adapté. Les autres s’écroulent tellement qu’ils ne cherchent pas à se rebeller mais à les imiter. Pourquoi changer ? Au fond ils rejouent le drame de l’union monétaire italienne, avec un rôle de chef d’orchestre et de réceptacle des flux. Entre 1860 et 1870, la Lire est devenue la monnaie unique des royaumes de Piémont-Sardaigne, des deux Sicile, de Lombardie-Vénétie, des Etats du pape, des grands duchés de Parme, de Toscane et de Modène. Au moment de l’unification, le Nord était plus industrialisé que le Sud. Sous l’effet de la Lire unique et de l’union douanière, le Sud fut ruiné en quelques années. Au point d’entraîner une émigration massive vers l’Argentine, la France et l’Italie du Nord. Les transferts sociaux échouèrent à stabiliser les flux migratoires. Mais dieu merci, de nos jours l’obstacle linguistique devrait limiter les dégâts… 

Jakob Hoeber : La croissance allemande devra continuer tant que le contexte global le permet. Déjà, on peut constater depuis quelques années que les échanges commerciaux se décrochent de plus en plus de la zone euro, bien qu'elle reste bien entendu toujours la destinatrice de la plupart des exportations allemandes. En même temps, le développement  d'autres pays européens, comme l'Espagne et le Portugal, qui se sont engagés dans une voie réformiste qui commence à porter des fruits, normalise petit à petit le développement économique européen. Les dernières années où l'Allemagne (mais aussi la France) a pu profiter des capitaux, monétaires et humains, en provenance de ces pays paraissent passées. On aurait pu y arriver plus facilement par une meilleure entente européenne au début de la crise, mais comte tenu du chemin parcouru, la situation actuelle paraît de plus en plus prometteuse.

Les dangers pour l'économie allemande sont autres : la Energiewende, le soutien aux énergies renouvelables, qui a permis à l'Allemagne de réduire sa dépendance aux importations des matières énergétiques, crée plus d'incertitudes que des promesses d'avenir à cause de réformes certes nécessaires, mais irréfléchies. La démographie reste un sujet à peine abordé mais qui va créer et un manque de la main d’œuvre qualifiée, et des difficultés de financement. Finalement, la construction européenne reste un grand point d’interrogation pour le pays et l'ensemble de l'UE, sachant que des forces centrifuges pourraient terminer dans un éclatement de la zone, avec des conséquences économiques et sociales dévastatrices pour leurs membres.

La question est aujourd'hui : comment créer des mécanismes européens qui permettent aux pays en difficulté économique de créer des emplois tout en tenant compte du fait qu'une croissance soutenable ne peut se faire par une interrogation sur le modèle économique ? Le succès allemand de demain dépend directement de la résolution de cette question.

En quoi ces nouveaux facteurs pourraient-ils influer sur la politique d'Angela Merkel si cette dernière constate que la seule austérité ne suffit plus à alimenter la croissance du pays ?

Mathieu Mucherie : Je n’attends rien d’Angela. J’espère que la BCE se réveillera après des années de léthargie, de diversions créditistes, de viols de la cible d’inflation, d’oubli du stock de monnaie M3, d’OPA institutionnelles hostiles sur les banques et sur le marché des changes, de manipulations des données et des prévisions et des stress-tests, etc. Mais je n’y crois pas. Il faudrait que la Bundesbank change, et ça n’en prend pas le chemin. Weidmann le 12 juin : "Asset purchases may act like a sweet poison for the governments. The rude awakening may come when the purchases are reduced or stopped altogether". La détente monétaire est toujours accompagnée du champ lexical des narcotiques à la BUBA, leurs opposants sont des junkies.

Jakob Hoeber : Si Angela Merkel s'est engagée dans la voie d'une politique d'austérité, ceci s'explique pour deux raisons. D'une, elle devait convaincre son électorat de la nécessité de la création des mécanismes de sauvetage européens, bien qu'il se soit montré très hostile à cette idée.

Deuxièmement, il est vrai que les pays en crise n'ont pas montré une bonne gestion budgétaire après qu'ils ont profité des taux sur la dette très faibles après la création de la zone euro. Tant que le contrôle sur les dépenses publiques reste à la discrétion des Etats eux-mêmes, s'engager dans la voie d'un soutien sans conditions risquerait de ne rien changer aux enjeux macroéconomiques sous-jacents.

Or le gouvernement Merkel a réalisé les effets dévastateurs de la politique d'austérité : chômage en masse surtout parmi les jeunes, fermeture des entreprises... pourtant le problème d'aléa moral persiste : si on laisse plus de souplesse aux gouvernements quant à leur niveau de dette, ceci ne veut en rien dire que les dépenses seront faites d'une manière productrice et porteuse d'avenir. Pour poser la question autrement : se contenter d'augmenter les dépenses publiques ne suffira pas à alimenter la croissance d'un pays, au contraire : à long terme les effets seront négatifs.

La France, qui tente depuis trente ans de retrouver la croissance économique par le levier de la dette, n'est pas un exemple rassurant à cet égard. L'accord de la Chancelière passerait alors par une claire volonté des autres pays de s'engager sur une route porteuse d'avenir...

Plus largement quel impact cela peut-il avoir sur les autres pays européens ?

Jakob Hoeber : Vu que les effets qui renvoient la croissance économique allemande à la baisse ne sont que très peu liés aux autres pays européens, un changement de la politique de la Chancelière pour cette raison n'est pas à prévoir.

Mathieu Mucherie : Ce qui serait bien (mais je rêve) ce serait un gouvernement français courageux, audacieux, qui monterait une alliance avec Renzi et avec quelques autres, pour remettre la Bundesbank à sa place, pour exiger de la BCE des mesures de détente (QE significatif + taux négatifs = dévaluation) et plus de transparence (il y a de la marge !). Hélas notre gouvernement est pris dans une dérive sociétale mortifère, qu’il partage avec la droite, celle du grand retour de la microéconomie. On s’occupe enfin de l’offre qu’il aurait fallu traiter pendant 30 ans, sauf qu’on le fait très précisément au moment où on tombe dans une crise de demande japonisante. On veut relancer l’investissement dans des entreprises où le taux d’utilisation des capacités est extrêmement bas. Et on ne cherche pas du tout à trianguler pour mettre la Bundesbank en minorité (de toute façon, il n’y a pas de vote au sein de la BCE, difficile d’y mettre notre ancre nominale en minorité sur les sujets qui fâchent). On préfère se focaliser sur des arbitrages budgétaires bidons et des modifications départementales microscopiques plutôt que de regarder les faits : une inflation qui chute, un secteur privé qui continue à détruire de la monnaie par son désendettement, un taux de change malsain.

Paradoxalement, les positions monétaires de l’Allemagne (le triangle des Bermudes : Francfort / Berlin / Karlsruhe) n’ont jamais été aussi fermes, en dépit de l’échec total des analyses et des prévisions de la Bundesbank depuis 2008 (les effets de 2e tour sur l’inflation, la "contraction budgétaire expansionniste", le "danger des taux trop bas trop longtemps", etc.) et en dépit de la crise économique chez ses propres alliés. Quelques concessions mineures (LTRO, taux courts nominaux, vagues promesses d’OMT…) suffisent compte tenu de la faiblesse du débat monétaire sur le vieux continent. Je crois que quelques agences de communication ont bien travaillé, et que nous pouvons tranquillement partir en vacances : à notre retour, nos maitres monétaires seront toujours les mêmes, et on n’en parlera toujours pas sérieusement. Dormez tranquilles pendant que les choses se décident sans vous.  

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