Amin Maalouf : l'incompréhension entre Occident et monde arabo-musulman se creuse<!-- --> | Atlantico.fr
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L'affrontement inéluctable ou l'entente cordiale ?
L'affrontement inéluctable ou l'entente cordiale ?
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Croisades

Auteur des Croisades vues par les Arabes, l'écrivain Amin Maalouf souligne à quel point les relations entre orient et occident sont gouvernées par les préjugés et les peurs réciproques. Note d'espoir : les réactions positives suscitées par l'intervention militaire en Libye.

Amin Maalouf

Amin Maalouf

Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais (il est né à Beyrouth).

Prix Goncourt en 1993 pour Le Rocher de Tanios (Grasset, 1993), il a écrit de nombreux autres livres, parmi lesquels Les croisades vues par les Arabes (JC Lattès, 1983) ou plus récemment Le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent (Grasset, 2009).

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Atlantico : Quelle est, selon vous, la perception de l'intervention aérienne en Libye par le monde arabo-musulman ?

Amin Maalouf : Les réactions populaires ont été positives, souvent même enthousiastes. Le soulèvement des Libyens contre le colonel Kadhafi semblait sur le point d’être réprimé dans le sang, et l’intervention de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis a permis d’éviter un désastre. Je ne me souviens pas d’avoir vu le monde arabe réagir aussi favorablement à une action militaire occidentale.

S’agissant des gouvernements arabes, leur réaction a été plus mitigée. Il faut garder à l’esprit qu’aucun régime autoritaire n’est heureux de ce qui se passe dans la région depuis le début de cette année. Ce n’est pas par hasard si les pays qui ont soutenu l’intervention avec le plus de détermination sont justement ceux qui n’ont pas connu de contestation populaire majeure, tel le Qatar, les Émirats arabes unis ou le Koweït. La plupart se sont montrés plus réservés.

Bien entendu, le régime libyen lui-même a réagi de manière virulente à l’attaque dont il était l’objet, l’assimilant à une croisade. C’est là une rhétorique à laquelle recourent parfois les dirigeants des pays musulmans lorsqu’ils sont confrontés à des armées occidentales. Quelquefois, elle correspond à ce que les gens éprouvent réellement. Mais dans ce cas, la comparaison est tombée à plat, si l’on en juge par les réactions spontanées de « la rue arabe »...

Pourquoi, plus de huit siècles après les croisades, celles-ci sont-elles restées enracinées dans l'imaginaire européen comme dans celui des Arabes ou plus largement des musulmans, y compris non originaires du moyen Orient? Quelle est la vision qu'en ont gardé les Arabes? Et en quoi peut-elle encore entrer en résonance avec des évènements contemporains ?

Les relations entre l’Occident et le Monde arabe sont conflictuelles depuis très longtemps, et les croisades constituent en quelque sorte l’événement de référence qui symbolise cet affrontement. Mais ce n’est qu’un symbole. Nos contemporains, qu’ils vivent au nord ou au sud de la Méditerranée, connaissent peu les événements qui se sont produits en ces temps fort anciens ; tout au plus se souvient-on de personnages tels que Saladin ou Richard Cœur-de-Lion.

En revanche, chaque fois qu’on assiste à un conflit qui semble impliquer les mêmes protagonistes, ou les mêmes lieux, certains sont tentés d’évoquer les croisades. Par exemple, l’affrontement actuel autour de Jérusalem entre Juifs et Arabes est l’occasion, pour certains, d’évoquer les croisades, au cours desquelles la possession de cette ville fut un enjeu majeur. L’importance accordée à Jérusalem dans l’imaginaire musulman date, d’ailleurs, de cette époque. Les historiens rigoureux savent pourtant que les Arabes et les Juifs ne se sont jamais affrontés au temps des croisades, et qu’ils étaient plutôt alliés contre les croisés ; ces derniers ont même commencé leur marche vers la Terre sainte par un massacre des communautés juives d’Allemagne. Mais peu de gens se soucient des vérités historiques ; ils ont le regard braqué sur leurs conflits d’aujourd’hui, et ils n’invoquent le passé que pour le mettre au service de leurs préoccupations actuelles.

Pourquoi entend on encore ces mots de "croisade" ou de "croisés" employés de part et d'autre alors qu'on parle rarement de Vikings par exemple et qu'Attila n'est pas imputé à une entité contemporaine ?

Contrairement aux Vikings, les croisés n’étaient pas une nation ou un groupe ethnique ; ils représentaient la chrétienté européenne de l’époque. De ce fait, leur permanence dans l’Histoire est parfaitement compréhensible, même si l’usage actuel des mots de « croisade » et de « croisé » est toujours abusif.

S’agissant d’Attila, vous avez raison de l’évoquer, car il représente un cas historique fort intéressant. Bien qu’il soit mort il y a plus d’un millénaire et demi, sa renommée demeure. Mais elle n’est pas la même d’un pays européen à l’autre. En France, il est vilipendé, alors qu’en Hongrie, il est vénéré. Il est présent, également, sous le nom d’Etzel, dans la mythologie germanique, où il n’a nullement l’image monstrueuse qui est la sienne en France. Mais tout cela nous éloigne des croisades…

Comment l'antagonisme entre l'Europe et le monde arabo-musulman pourrait-t-il, selon vous, être dépassé un jour ?

Il n’y a, hélas, aucune recette miraculeuse. Il faudrait procéder, de part et d’autre, à une révision sereine de tous les préjugés, de tous les comportements, comme de tous les dossiers litigieux. Cela prendra beaucoup de temps, et un grand effort de pédagogie. Malheureusement, on est trop souvent dans la polémique, dans l’exploitation politicienne des préjugés et des frayeurs, plutôt que dans la tentative sérieuse de trouver des solutions aux problèmes. C’est vrai dans les relations internationales entre l’Occident et le Monde musulman, et c’est également vrai dans les questions sociétales, telle que l’immigration.

Depuis l'écriture de votre livre "Les croisades vues par les Arabes", trouvez-vous qu'il y ait eu une évolution dans les rapports entre "Orient musulman" et "Occident chrétien"?

S’il y a eu une évolution, elle n’a pas été pour le meilleur. Il me semble que l’incompréhension réciproque ne s’est pas réduite, bien au contraire. Il est vrai que, depuis la publication de mon livre en 1983, il y a eu les attentats du 11 septembre, les guerres d’Afghanistan, d’Irak et d’ailleurs. Il y a eu aussi la fin de la guerre froide, et le remplacement des clivages idéologiques où l’adversaire désigné de l’Occident était le communisme, par des clivages identitaires où l’adversaire désigné est l’Islam. Lequel a connu, pour sa part, une radicalisation manifeste. De ce fait, il y a eu indéniablement une régression dans les rapports entre ces deux ensembles.

Les bouleversements qui se produisent aujourd’hui dans le monde arabe vont-ils conduire à une meilleure compréhension mutuelle ? A long terme, c’est probable, d’autant qu’il est démontré aujourd’hui que les aspirations des peuples au sud de la Méditerranée sont les mêmes qu’au nord. Mais dans l’immédiat, c’est l’inquiétude et la méfiance qui persistent, et elles continueront à « plomber » la vie politique et l’atmosphère intellectuelle de nombreux pays, dont la France.

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