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Corée du Nord : mon carnet de bord surréaliste chez Kim Jong-il
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Infiltré

En février et mars 2008, Tomas Van Houtryve, photographe américano-belge et Antoine Dreyfus, reporter français, se sont rendus en Corée du Nord, en infiltrant un voyage d’affaires. Ils se sont fait passer pour des négociants en chocolat dans un business trip, organisé par un Espagnol, dingue du régime de Kim Jong-il. Morceaux choisis de road-movie communiste.

Antoine Dreyfus

Antoine Dreyfus

Antoine Dreyfus est journaliste indépendant. Il est l'auteur de Les fils d’Al Qaida, (Cherche-Midi, 2006). Ancien grand reporter à VSD, il a couvert les évènements du 11 Septembre et ses suites (traque de Ben Laden, guerre en Afghanistan, etc). Il prépare un récit sur son expérience d’infiltration en Corée du Nord. En 2008, il a infiltré un voyage d’affaires en Corée du Nord, en se faisant passer pour un négociant en chocolat. Enquêteur, il collabore notamment à Lui Magazine,  au site internet Hexagones ainsi qu’au Canard Enchaîné. 

 

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« Au fait, vous ne pourrez pas sortir de l’hôtel, à Pyongyang... » Alejandro Cao de Banos, l’organisateur du voyage d’affaires (1), nous a annoncé cette nouvelle sur les us et coutumes de la Corée du Nord à la fin de son laïus. Sanglé dans son costume Mao noir, il se tient raide dans le hall du Red Wall Hotel, à Pékin, derrière la Cité interdite. Alejandro Cao de Banos a une forte propension à vouloir ressembler à Kim Jong-il, le « Cher Dirigeant (2)» de la Corée du Nord, le dictateur communiste mégalomane de ce pays de vingt-trois millions d’habitants. Même corpulence. Même uniforme kaki emprunté aux militaires de l’ex-RDA. Même goût pour les chansons kitsch et le karaoké. Et indéniablement du charisme. Dans notre groupe, on a fini par surnommer "Alejandro, le Petit Dirigeant" en référence bien entendu au « Grand dirigeant », Kim Il-sung.

Tous les participants du voyage d’affaires sont là. Hani le libanais, consultant dans le domaine du transport, Sam et Barry les Australiens, spécialiste de l’ingéniering maritime, Manuel l’Espagnol, directeur des achats dans un laboratoire pharmaceutique et nous, Tomas et Antoine, les Franco-belges, consultants dans le domaine du chocolat. Les imposteurs. Officiellement, je suis consultant dans le domaine du chocolat, venu étudier le marché nord-coréen et voir si des multinationales de la confiserie pourraient investir dans ce pays, qui, rappelons-le, a vécu la famine. Tomas, le photographe, est mon adjoint. Il est censé travailler dans le marketing pour une compagnie électrique belge.

Il y a aussi l’adjoint d’Alejandro, collé aux basques de Manuel, dont la fonction est aussi précise qu’un mode d’emploi d’un lecteur de DVD coréen, traduit en russe puis en français. Alejandro se tient debout devant nous. Nous sommes tous assis. Bien sagement. Buvant les paroles de notre guide. Barry, l’ingénieur australien a, alors, soulevé un sourcil : « Pourquoi ? ». Alejandro s’est raidi : « Pour votre sécurité, bien sûr ! Les Coréens pourraient vous prendre pour des espions américains. Et s’il y a des journalistes infiltrés dans le groupe, ils ne verront rien. » L’Espagnol s’est tourné vers moi. Premier test. J’ai soutenu son regard avec l’air de quelqu’un qui déteste cette sale race de journalistes occidentaux.

Samedi 23 février

Premier jour à Pyongyang, la capitale. Les organisateurs nous ont mis dans le meilleur hôtel, le Koryo : magasins, piscine, sauna... Une cage dorée. Cet hôtel est le seul lieu, dans le pays, où les étrangers peuvent envoyer un mail de quatre lignes, pour deux euros. Auparavant, il doit être lu par un agent assermenté. Les chambres du Koryo sont tapissées de miroirs. De quoi devenir paranoïaque. Tout est interdit : les téléphones portables (confisqués à l’aéroport tandis que les ordinateurs portables sont examinés), Internet, les caméras, les films pornographiques ou la prostitution... Nos seules soupapes : fumer une cigarette devant l’hôtel, regarder en boucle la BBC dans la chambre et boire de la bière dans le restaurant panoramique. C’est Secret Story, version soviet asiatique. Le soir nous avons notre première soirée karaoké en groupe au Club diplomatique, le seul endroit un peu pimpant de la capitale. Alejandro exulte. Bon chanteur, il est connu en Corée du Nord pour ses performances au karaoké. 

Dimanche

Deux heures de déjeuner officiel avec le représentant du ministère des Relations culturelles. En résumé, toutes les difficultés du pays sont dues aux chiens d’impérialistes américains, qui obligent le « Cher Dirigeant » à mettre l’argent du pays dans l’armée et le nucléaire. Barry s’endort. Alejandro porte un toast. « Vous êtes des pionniers ! », lance-t-il, fier. L’après-midi, visite obligatoire des monuments à la gloire du régime : le palais des Trois Révolutions, l’Arc de triomphe, la tour du Juché, symbolisant la doctrine du régime, le communisme auto suffisant. Auto suffisant ? Le pays, sous perfusion, vit des aides internationales. Les avenues gigantesques de Pyongyang sont vides. Si tristes que l’on se prend à fantasmer sur la société de consommation. On a une furieuse envie de consommer.

Lundi

Encore des visites obligatoires des merveilles industrielles de la Corée du Nord. En réalité, c’est un voyage dans les années 1940 et 1950 avec des machines (compresseurs, turbines, moteurs...) d’un autre âge. Dans chaque bâtiment ou magasin d’État, le même rituel théâtral : des jeunes femmes s’animent, allument la lumière, le chauffage, mettent de la musique. L’après-midi, rendez-vous assommant au ministère du Commerce dans une pièce gigantesque et froide. L’officiel qui nous reçoit nous annonce qu’en 2012, pour le centenaire de la naissance de Kim Il-Sung, l’économie nord-coréenne sera florissante. Ah bon ! Donc, en conséquence, le pays a besoin des investissements étrangers. On comprend. Goguenard, Barry nous glisse : « Kim Jong-Il, that’s rubbish» (c’est n’importe quoi).

Mardi

Succession de réunions au ministère du Commerce. Présentation de tous les hommes d’affaires. Manuel, directeur des achats pour un laboratoire pharmaceutique, compte acheter du ginseng. Il quittera le pays les mains vides : on lui demande d’investir trois millions de dollars (1,92 M€) pour d’hypothétiques récoltes, dans cinq ans. Sam et Barry, les deux ingénieurs australiens, sont là pour acheter de l’acier et construire des navires moins chers. Las ! L’acier est de mauvaise qualité ; les ouvriers ne sont pas qualifiés. Quant à Hani, le Libanais, il est consultant à Beyrouth dans le domaine du transport. Que va-t-il pouvoir leur vendre ? Les Nord-Coréens n’ont pas le droit de posséder de voiture. Les seuls véhicules appartiennent à l’État. Les feux de signalisation n’existent pas. Un des guides me cuisine sur mes clients. Je sors le catalogue d’un industriel du chocolat. Le voilà rassuré.

Mercredi

Réunion importante avec les deux directeurs d’une usine de produits alimentaires. Nous sommes encore testés : Alejandro et l’un des guides assistent à la réunion. Nous bombardons les deux directeurs de questions sur leur chiffre d’affaires, les restrictions à l’importation, etc. Nous apprenons qu’ils importent du chocolat chinois de mauvaise qualité, revendu, sous un emballage différent, aux touristes sud-coréens dans les zones spéciales, des enclaves touristiques à la frontière des deux Corée. « Les Sud-Coréens adorent nos produits, les nouilles, les liqueurs », dit M. Ho, le directeur de la Samilpho Export Processing Factory. Celui-ci veut nous vendre un espace dans son usine pour installer une unité de production de chocolat. « Commencez petits et après, vous verrez », nous conseille M. Ho. Plans, photos, visites, nous avons tout, sauf le plus important : le prix. Nous ne l’aurons jamais. « Les Coréens sont comme des jeunes filles, ils ne vous montrent d’abord que la jambe », justifiera Alejandro. Peut-être, mais comment faire du business sans aucun chiffre ?

Jeudi

Visite de la DMZ, la zone démilitarisée entre le sud et le nord de la Corée, à Panmunjong. Sentiment étrange : nous sommes les seuls à circuler sur l’autoroute. Parfois, nous croisons des Coréens, souvent des militaires, en train de marcher sur l’immense autoroute. Et toujours cette obsession de la guerre. Officiellement, les États-Unis et la Corée du Nord sont encore en guerre, puisqu’ils n’ont pas signé de traité de paix, seulement un cessez-le-feu, en 1953.

Non loin, la zone économique spéciale de Kaesong, développée par le conglomérat Hyundai. À en croire les maquettes et le discours officiel, la zone va se développer à vitesse « grand V ». Alejandro est tout excité. Sauf que cette zone patine depuis des années, soumise aux lubies de Kim Jong-Il. Il y a deux semaines, des officiels sud-coréens ont été expulsés. Nous visitons deux usines sud-coréennes dans lesquelles des ouvrières du Nord triment pour 60 dollars par mois sur des produits étrangers, dont des vêtements... américains (de la marque K-Swiss, notamment). Grosse surprise.

Vendredi

Barry a craqué ! Après avoir constaté dans une aciérie la piètre qualité des produits, il n’a pas déjeuné et s’est enfermé, déprimé, dans sa chambre. Les deux ingénieurs ont en effet déboursé 10 000 dollars chacun pour ce voyage. Hani, quant à lui, est suspecté. Les guides veulent voir les photos qu’il a prises avec son appareil numérique. Pendant ce temps-là, nous pouvons organiser une dégustation de chocolat dans une école modèle. C’est l’arroseur arrosé. Nous mettons des masques aux guides et leur faisons goûter différentes sortes de chocolats (noir, blanc, au lait, au riz). Petit moment d’autosatisfaction : notre couverture a fonctionné.

Le lendemain, c’est le retour. Après une semaine de ce régime nord-coréen, Pékin nous apparaît comme un véritable eldorado. C’est paradoxal, mais la Chine communiste est un paradis…


(1) Alejandro Cao de Banos est le président-fondateur de KFA, Korean Friendship Association.

(2) Dans le jargon officiel, Kim Il-Sung, le père du régime, est le "Grand Dirigeant". Kim Jong-Il, son fils, est le "Cher Dirigeant".

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