Contrôles de vitesse, prison, surveillance des zones à risque : pourquoi lever le tabou français de l’externalisation des services publics serait une bonne opération<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
L'ancien chef de l'Etat souhaite "que les concessionnaires d’autoroutes aient la charge de la sécurité."
L'ancien chef de l'Etat souhaite "que les concessionnaires d’autoroutes aient la charge de la sécurité."
©Reuters

Passer la main

Mardi 3 novembre, Nicolas Sarkozy donnait une interview au Parisien, dans laquelle il expliquait notamment son désir d'externalisation des services publiques. Plusieurs domaines, certains relevant de la sécurité ou même de la défense, pourraient être confiés à des acteurs externes et permettre une amélioration notable dans la façon dont ils sont traités.

Philippe Cossalter

Philippe Cossalter

Philippe Cossalter est professeur agrégé de droit public, titulaire de la Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre. Il est spécialiste des partenariats public-privé.
Voir la bio »

Atlantico : Dans une interview donnée au Parisien, l'ancien chef de l'Etat souhaite "que les concessionnaires d’autoroutes aient la charge de la sécurité. Je ne vois pas pourquoi cela doit être exclusivement un motard de la gendarmerie ou de la police qui doit faire les contrôles de vitesse, sur un axe d’autoroute concédé par l’Etat." Est-ce une bonne idée selon vous ?

Frédéric Rouvillois : D'un point de vue général, je pense que la proposition de Nicolas Sarkozy est tout à fait intéressante. Le simple bon sens indique que l'Etat n'a pas à s'occuper de tout, et doit rester concentré sur l'essentiel, c’est-à-dire, sur les tâches régaliennes. Une cure d'amaigrissement de l'Etat est donc  toujours salubre. Par ailleurs, une externalisation d'un service public de l'ordre comme le contrôle routier n'implique pas que soient déléguées toutes les compétences de police. Si les concessionnaires d'autoroutes mesurent d'éventuelles infractions, ce ne sera pas à elles de poursuivre les contrevenants et les verbaliser. En outre, cette proposition qui  relève du bon sens est aussi conforme aux grandes tendances contemporaines, et particulièrement à l'évolution des compétences de l'Etat qui est, notamment, d'externaliser un certain nombre de ses fonctions.  

Philippe Cossalter :Il semble nécessaire de distinguer deux types d’activités de police. Le strict contrôle de vitesse statique, qui constitue une activité de police mais qui n’implique pas l’exercice direct de la contrainte d’une part, et l’intervention des « motards de la gendarmerie ou de la police » qui implique semble-t-il la possibilité d’interpellation des contrevenants d’autre part.

Sur le premier aspect, notons que le contrôle automatique de la vitesse est déjà largement délégué au secteur privé, tout comme la construction et l’exploitation des autoroutes. De la même manière la perception de l’écotaxe qui était, à mon avis à tort, analysée comme un impôt, avait été confiée à Ecomouv’. Non seulement ces modalités de gestion sont conformes à la constitution (elles nécessitent en principe l’intervention du législateur) mais elles ne posent pas, avec le recul de l’expérience, de difficultés particulières de mise en œuvre. Reste l’éternelle question du profit réalisé sur des activités proches ou assimilables à des activités régaliennes. Ce que semble proposer Nicolas Sarkozy est l’intervention complémentaire de sociétés privées pour assurer des activités de radars mobiles. Si cela implique une extension du champ de l’intervention du secteur privé, le principe même ne déroge pas fondamentalement au droit et à la pratique actuels.

Le second aspect en revanche est plus problématique, pour plusieurs raisons. Sur le plan juridique, il est douteux qu’il soit possible de déléguer au secteur privé l’exercice direct de la contrainte physique. Le Conseil constitutionnel n’a pas tracé précisément les frontières des services publics constitutionnels qui, en raison de leur caractère régalien, ne pourraient être délégués. Mais il nous semble douteux cependant que l’intervention d’unités mobiles chargées d’intercepter des contrevenants soit conforme à la Constitution.

Sur le plan de la bonne gestion contractuelle, l’analyse est complexe mais nous pouvons la résumer en disant qu’il est déconseillé de déléguer des activités dont la nature et la qualité ne sont pas quantifiables et donc contractualisables. Or l’exercice des fonctions régaliennes du type de la police judiciaire (qui est en cause dès qu’est constatée une infraction au code de la route) peut difficilement faire l’objet d’une détermination contractuelle. Tout relève très souvent d’une appréciation au cas par cas et de paramètres qu’il est difficile de déterminer à l’avance.

En résumé, je dirais qu’il ne me semble exister aucun obstacle juridique et aucune contrindication à déléguer des fonctions de nature technique de contrôle de vitesse par radars mobiles si ce activités sont strictement encadrées par l’Etat, mais que la délégation d’activités régaliennes pouvant amener à l’exercice de la contrainte physique n’est ni possible, ni souhaitable.

Qu'en est-il des autres missions des pouvoirs publics, comme les maisons d'arrêt, etc ? Dans quels cas cette externalisation peut-elle fonctionner, et dans quels autres cas cela semble-t-il plus délicat ?

Frédéric Rouvillois : Il est bien évident qu'on ne peut pas externaliser la justice, par exemple. Mais certaines expériences ont fait leurs preuves ; on songe ainsi à l'externalisation de certains services de l'administration pénitentiaire, qui ne font pas partie de leur coeur de métier, comme la restauration. Une externalisation qui, en France comme à l’étranger, s'est généralement avérée bénéfique, tant du point de vue économique que de celui de l'efficacité. 

Comme pour les entreprises, l'externalisation de certaines tâches permet en effet de réduire les coûts. Lorsqu'une entreprise a besoin de certains services, elle peut en intégrer un en son sein, mais il est souvent moins coûteux de faire appel à une entreprise externe. L'Etat, à cet égard, est aussi une entreprise ; une entreprise pas comme les autres certes, puisqu’elle est souveraine, mais qui n’en est pas moins une institution qui entreprend, et qui doit améliorer son efficacité et optimiser ses budgets.

Il ne faut pas avoir de recul terrifié à la seule idée d'externaliser certaines compétences de l'Etat. Dans la France d’Ancien régime, presque toutes les fonctions de l'Etat étaient externalisées. En Grande-Bretagne, le service public de la Défense est très largement externalisé lui-aussi…En somme, iI faut essayer de sortir du carcan idéologique lié au mythe de l'Etat providence et à la tradition socialiste. Dès lors que l'essentiel, c’est-à-dire la souveraineté, n'est pas remis en cause, confier ces tâches à des entités non étatiques, privées ou publiques, quitte à conserver une tutelle sur la manière dont ces fonctions sont exercées, peut être une très bonne chose.

Philippe Cossalter : L’externalisation des activités comme la construction et la gestion d’établissements carcéraux est une pratique désormais très répandue dans le monde. Elle a été surtout pratiquée au Royaume-Uni dans le cadre d’un programme appelé « Private Finance Initiative » engagé en 1997 par le gouvernement de Tony Blair. D’autres activités ont fait l’objet de contrats entre le secteur public et le secteur privé, contrats communément appelés « Partenariats public-privé » (PPP). Le PPP a été pratiqué outre-Manche dans le domaine hospitalier, pour la construction et la gestion d’établissements scolaires mais au-delà dans le domaine militaire. Les Etats-Unis y ont massivement recours pour assurer les fonctions de sécurité voire de soutien logistique aux troupes dans ses guerres en Irak et en Afghanistan.

En France, depuis le passage de Nicolas Sarkozy Place Beauveau d’ailleurs, il est possible de confier la construction et la gestion de prisons au secteur privé. Le recours au PPP déclenche des débats passionnés et les analyses qui en sont faites sont souvent excessivement favorables ou excessivement défavorables au système.

Une position d’équilibre est possible et je peux résumer ainsi mon sentiment. Le PPP fonctionne à peu près toujours, sur le plan technique. La question ne se pose pas à ce niveau. Mais trois difficultés peuvent apparaître.

La première difficulté est celle du coût : le PPP est réputé plus coûteux que la gestion directe par le secteur public. Il est vrai que des contrats mal négociés peuvent aboutir à créer au profit du cocontractant des marges excessives, dont l’apparition est difficile à justifier sur le plan des finances publiques et auprès de l’opinion. Il est vrai en effet que la rémunération du partenaire privé provient de l’Etat, et donc de l’impôt. Mais d’après notre expérience, ces « surcoûts », en-dehors de la question des bénéfices jugés excessifs du secteur privé, proviennent de l’inscription dans un contrat de dépenses contraintes. Une prison ou une école en PPP coûtent cher parce qu’elles sont entretenues. L’Etat n’a pour sa part aucune obligation légale d’entretien de son patrimoine : ça coûte moins cher de ne pas entretenir une prison ! La seconde difficulté que le droit français sait gérer grâce à un régime très éprouvé de contrats administratifs, est la gestion du long terme. Définir dans des contrats très longs (plusieurs décennies) les obligations du partenaire privé peut aboutir à ce que, après plusieurs années, le contrat soit totalement inadapté aux nouveaux besoins de l’administration. C’est une contrainte qui impose que l’Etat fasse des choix cohérents et s’engage sur le long terme, mais surtout qu’il pense à l’évolution des prestations.

Concernant spécifiquement l’exercice des fonctions régaliennes dans les PPP le secteur privé, en France tout du moins, ne s’en voit pas confier l’exercice direct. Le privé se voit confier des fonctions de conception, réalisation, financement et entretien de bâtiments qui sont le support d’activités régaliennes, mais pas les activités régaliennes elles-mêmes. Pour les prisons par exemple, le secteur privé peut les construire et les entretenir, mais ne fournit pas les gardiens. Comme pour la question précédente, je résumerais la problématique en disant que tout ce qui peut être précisément contractualisé peut techniquement être délégué. Il est très délicat en revanche de confier, surtout sur une longue durée, des fonctions de surveillance des détenus qui impliquent une intervention adaptée aux circonstances et une expérience, individuelle mais aussi de corps, qui ne s’acquiert que sur le long-terme. Je dirais en caricaturant que si l’on affectait des gardiens de nuit de supermarchés à la surveillance des prisonniers, il y aurait très vite des émeutes.

Quels sont les domaines où l'Etat français a externalisé ses fonctions, et quel bilan peut-on en faire ?

Frédéric Rouvillois : Naturellement ce n'est pas toujours intéressant. Certains exemples d'externalisation ont finalement été assez peu satisfaisants. Mais le principal, c'est d'essayer de réfléchir sur le long-terme et le global ; c’est d’avoir une approche stratégique de l'externalisation, et de ne pas l’abandonner au hasard et à la fantaisie des différents ministres ou  des directeurs d’administration.

A travers mes travaux, je me suis ainsi aperçu, il y a quelques années, que la manière dont le parc automobile était géré dans les ministères l'était de manière très peu cohérente. Il n'existait pas de système global, chaque ministère avait sa politique. En l'occurrence, cela montrait un certain amateurisme, et en tout cas, une absence de réflexion globale et d’une véritable stratégie. Or, on ne peut pas externaliser au petit bonheur.

Cela dit, la proposition de Nicolas Sarkozy pourrait être étendue et déclinée. En Angleterre, en 2000, 80% des activités non stratégiques relevant du ministère de la Défense étaient externalisées, contre seulement 25% dans l'armée française. Pourquoi la France ne pourrait-elle pas, sans aller aussi loin, avec prudence mais avec détermination, appliquer ce type de réorganisation lorsqu’il va dans le sens de l’économie et de l'efficacité ?

Philippe Cossalter : Les agents du secteur privé ne sont pas placés, contrairement aux fonctionnaires, dans une stricte hiérarchie administrative. Le statut du fonctionnaire et le principe hiérarchique sont la garantie que se donne l’Etat français que ses fonctions de souveraineté seront exercées en conformité avec le droit et les décisions du pouvoir politique (bien entendu, le propos est différent pour la Justice, qui est une fonction régalienne d’un type particulier).

Pour compenser l’absence de principe hiérarchique, il est nécessaire de créer des procédures de contrôle à deux niveaux : sur les agents et sur les structures au sein desquels ils exercent.

Dans le domaine de la sécurité privée existe un organisme : le Conseil national des activités privées de sécurité. Les agents chargés de la sécurité dans les lieux privés, qui ont dans une mesure très limitée la possibilité d’exercer la contrainte physique, font partie des fameuses « professions réglementées ». Il est très facile, pour un individu ou une structure, de perdre l’agrément lui permettant d’exercer sa profession s’il ne respecte pas scrupuleusement les obligations qui lui sont imposées.

Maintenant, l’agent privé est-il aussi légitime que le fonctionnaire à exercice le « monopole de la contrainte organisée », privilège des représentants de l’Etat sur délégation du peuple souverain ? La réponse est clairement non. C’est bien pour cela que personne n’envisage, pas même Nicolas Sarkozy dans ses derniers propos, que des agents privés exercent l’ensemble des fonctions régaliennes de l’Etat.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !