Contenus haineux, liberté d’expression et pluralité : la lourde dérive des pouvoirs publics <!-- --> | Atlantico.fr
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Le commissaire au marché intérieur de l’Union Européenne, Thierry Breton, lors d'une prise de parole.
Le commissaire au marché intérieur de l’Union Européenne, Thierry Breton, lors d'une prise de parole.
©JOHN THYS / AFP

Bataille de l'opinion

Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, a annoncé que les réseaux sociaux pourraient être coupés en France, dès le 25 août prochain, si les plateformes ne supprimaient pas rapidement les contenus jugés problématiques. Ne faut-il pas s’inquiéter d’un gouvernement qui s’arrogerait le droit de définir ce qui est "haineux" ?

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem

Rafaël Amselem, analyste en politique publique diplômé du département de droit public de la Sorbonne. Rafaël Amselem est également chargé d'études chez GenerationLibre.

 

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Atlantico : A compter du 25 août, a récemment fait savoir Thierry Breton, il sera possible de couper l’accès aux réseaux sociaux sur un territoire donné en raison de discours ou de contenus haineux. Cette situation n’est pas sans soulever un certain nombre d’interrogations, au premier rang desquelles la définition même d’un contenu “haineux”. A qui revient le droit de dire ce qui peut être dit ou non ? Quelles sont les dérives dont il faut se soucier, selon-vous ?

Rafaël Amselem : Il y a, me semble-t-il, deux points très importants à aborder. D’abord, il y a une disproportion totale entre la volonté de lutter contre des propos jugés nuisibles ou illégaux et la sanction afférente à la menace. En l'occurrence, il est question d’interdire une plateforme, ce qui est évidemment aberrant. Cela reviendrait à fermer un établissement (un bar, par exemple) sous prétexte que certains des individus présents tiendraient des propos complotistes, antisémites, etc. Rappelons qu’en droit français, ce sont celles et ceux qui profèrent des propos illégaux qui sont tenus responsables puis sanctionnés. Pas la plateforme dans sa globalité.

Ensuite, il est vrai que la question de la haine pose une réelle difficulté. Les propos de types antisémites ou racistes mettent en danger ces populations, ne serait-ce que parce que la prégnance de ce genre de discours est en mesure de limiter leur liberté d’expression. Je ne suis pas vraiment choqué à l’idée de limiter des contenus de ce type. En revanche, la façon dont l’on peut être amené à juger certains de ces contenus peut être problématique. Comment définit-on un contenu de haine ? Si cela va au-delà des cas précédemment exposés, je pense, nous faisons alors face à une vraie difficulté. La haine, ne l’oublions pas, n’est pas nécessairement nocive ou illégitime. Il est tout à fait légitime de haïr le fascisme ou le nazisme et la République elle-même s’est fondée sur la haine d’un autre régime. 

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Le risque, aujourd’hui, c’est de se baser sur une définition très floue pour faire loi. A échelle nationale, ce n’est pas sans rappeler la loi Avia, qui avait d’ailleurs été retoquée.

Le concept de haine (ou de contenus haineux) n’est-il pas trop subjectif pour constituer le fondement d’un cadre légal de cet ordre ?

En effet, c’est là la difficulté que nous soulevions précédemment.

Ceci étant dit, attention à ne pas tomber dans une certaine forme de relativisme. Il existe des formes de haine objective : c’est le cas quand elle s’attaque à une ou des personnes. Il faut donc faire la différence entre une haine générale (y compris si celle-ci est spécialement dirigée contre le pouvoir en place, cela fait partie de l’expression politique) et la haine dirigée contre autrui. C’est sur cette base-là qu’il me semble légitime de ranger le racisme dans la deuxième catégorie de haine. Mais une fois encore, il reste à identifier ce qui relève ou non du racisme : la critique d’une doctrine religieuse n’en fait pas partie, à mon sens. On tombe seulement dans l’analyse critique et légitime d’une certaine forme d’idéologie.

Faut-il y voir, selon vous, une réaction qui relève davantage de la communication que de la véritable entreprise politique… ou faisons-nous face à un danger réel, qui ouvre les portes à des applications inquiétantes (lesquelles) ?

Là encore, il y a une importante différence à faire entre deux points.

Tout d’abord, rappelons qu’il est nécessaire de garantir les droits sur les réseaux sociaux. Bien sûr, le texte qui sera adopté au niveau européen n’est pas entièrement illégitime : il y a des points, en matière de modération notamment, qui sont importants. On le sait, sur les réseaux sociaux il est facile de proférer des menaces sans être particulièrement inquiété. Dans ce genre de cas, une législation visant à mieux garantir les droits des utilisateurs est bienvenue. 

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En revanche, si on cherche à réprimander tout ce qui est pénible, la situation change radicalement. L’idée que tout propos pénible (c’est-à-dire complotiste, faux, haineux au sens large) doit devenir répréhensible pose plusieurs problèmes. D’abord vis-à-vis de la liberté d’expression : tant que l’on ne s’attaque pas aux personnes, on devrait pouvoir préférer toutes les expressions, y compris les plus nuisibles, fausses ou idiotes. 

En outre, et c’est une question qui est régulièrement oubliée par l’ensemble de ces personnes qui veulent réguler la liberté d’expression, le prix à payer de la restriction de la liberté d’expression, c’est le renforcement du tiers étatique ; du contrôle exercé par l’administration. Il est très facile de dire que les fake news ou le complotisme sont intrinsèquement néfastes. Mais une fois ce postulat posé, avec lequel tout le monde peut être d’accord en théorie, on soulève aussi la question de la nature du référentiel de la vérité. Dans une démocratie libérale, on considère généralement que ce n’est pas à l’administration d’en décider, qu’il résulte de l’aboutissement de la confrontation des opinions.

Rappelons d’ailleurs que personne n'adhère jamais à une vérité administrative pour la seule raison qu’il s’agit d’une vérité administrative. Prenons l’exemple du compte Twitter Cerfia, qui relaie des informations plus ou moins justes et plus ou moins sensationnelles, dont on a appris qu’il a été approché par le ministère de l’Intérieur pour “transmettre” les “bonnes informations”. Depuis, le compte est persuadé comme un compte de “vendus”, diffusant des fake news.

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Bien sûr, la question du renforcement du tiers administratif pose d’autres questions, comme celle de l’utilisation de tels outils pour mieux décrédibiliser d’autres formations politiques. La lutte contre les fake news est un objectif louable… mais ne doit pas devenir un combat politique, au sens où il ferait l'objet d’une législation. Et pour cause ! Le pouvoir qui cherche à porter ses réformes-là semble se considérer assez vertueux pour affirmer qu’il ne profère jamais de fake news, qu’il exprime toujours une parole juste, rationnelle… Ce n’est évidemment pas le cas : ce sont des hommes et des femmes politiques, comme tous les autres.

Pourquoi le parti présidentiel a-t-il tendance, plus qu’un autre, à s'arroger le monopole de ce qui est rationnel ?

D’abord, il faut soumettre ce sentiment au constat. Il est vrai que, systématiquement, les autres formations politiques sont décrites comme “pas rationnelles”, “pas républicaines”, “pas responsables”. C’est une rhétorique qui revient systématiquement et qui permet au parti présidentiel de s’attribuer la rationalité et le républicanisme par défaut. C’est un problème, parce que considérer que ses adversaires politiques sortent toujours de ces deux champs, c’est aussi entretenir une animosité avec la liberté.

Cela revient à considérer que la politique publique ne doit pas être dirigée par le débat d’idée et la confrontation du pluralisme politique mais par le soi. “Je suis à même de savoir ce qui est bon pour autrui”, en somme. C’est une menace pour la liberté politique, qui présuppose précisément qu’il n’est aucune vérité pré-établie. Il résulte, du discours du parti présidentiel, une délégitimation permanente des oppositions qui traduit une volonté de s’accaparer les institutions. C’est, à mon sens, l’une des dimensions les plus problématiques de cette majorité.

On en a vu les conséquences au moment de la réforme des retraites, notamment. Malgré la minorité parlementaire du parti présidentiel, celui-ci a utilisé l’ensemble des outils constitutionnels pour imposer sa volonté. En manifestation, il y a eu une forte répression policière… Le lien avec le reste de notre sujet est plus étroit que l’on ne le croit : il tient à l’image que ces gens-là ont d’eux-mêmes. Celle de sachants, d’individus responsables qui savent mieux que les autres.

On peut supposer que cela résulte de l’inertie du pouvoir qui serait en marche. C’est précisément pour cela que, dans un Etat de droit et dans une démocratie libérale, on pense des contre-pouvoirs. Il faut une réflexivité dans les institutions, pour que le pouvoir ne s’entretienne pas dans sa propre inertie. Raymond Aron le disait bien : le pouvoir cherche toujours l’efficacité, fait son possible pour se maintenir en place.

Je crois, cependant, que le pouvoir est aux abois et qu’il n’a pas tiré les conséquences des dernières élections législatives. Il n’est plus en mesure de décider, en solitaire, de la politique à mener dans le pays.

Quand on voit que Pap Ndiaye n’hésite pas à dire “CNews et Europe 1 sont d'extrême droite, ils font du mal à la démocratie”, ne faut-il pas d’autant plus s’inquiéter d’un gouvernement qui s’arrogerait le droit de définir ce qui est haineux ?

C’est un risque, en effet. Par définition, le haineux, c’est toujours l’autre. C’est pour cela que la question institutionnelle doit faire fi, le plus possible, des acteurs en place. Dès lors que l’exécutif a le pouvoir de définir ce qu’est le haineux, cela signifie aussi qu’un autre exécutif est en mesure de le redéfinir.

Il suffit, dans ce cas, que n’émerge un pouvoir plus autoritaire pour tomber dans des dérives inquiétantes.

Il est aussi problématique de différencier les “bons” des “mauvais” médias. On peut évidemment argumenter du positionnement politique d’une rédaction ou d’une autre (ce n’est pas le souci, il est tout à fait autorisé d’être d’extrême-droite légalement)... mais il est important que de tels titres puissent exister. Le pluralisme politique est nécessaire. Les idées, y compris les radicalités, doivent pouvoir s'exprimer. Or, c’est là quelque chose avec lequel le gouvernement a beaucoup de mal, en témoignent ses réactions après chaque intervention de la France Insoumise.

La radicalité, que l’on embrasse ou non les positions exposées, doit pouvoir s’exprimer. Elle permet, à certains égards, de poser les sujets sur la table et donc d’y répondre politiquement (potentiellement différemment, d’ailleurs).

Comment lutter, néanmoins, contre des contenus potentiellement dangereux comme d’éventuels appels à la violence ou au meurtre ?

Cette question illustre la justesse, à certains égards, de la législation sur laquelle travaille l’Europe. 

Personne n’irait défendre un certain laisser-faire dans lequel la régulation politique n’aurait pas sa place. Il est question de droits politiques et il appartient donc au pouvoir de mettre en place les normes nécessaires à leur sauvegarde.

La difficulté est claire : il est question d’une expression massive, dont certains éléments sont violents (harcèlement, notamment). Il ne faudra pas faire peser la responsabilité sur les plateformes (comme le prévoyait la loi Avia) parce que les plateformes ne voudront pas entrer en conflit avec le pouvoir politique. Dès lors, elles seront systématiquement tentées de supprimer les contenus signalés haineux. C’est la porte ouverte à la privatisation d’un espace d’expression publique.

Il revient à l’Etat de droit de répondre à toutes les atteintes au droit. Dès lors, la répression crédible portée par un service numérique (comparable à ce que peut incarner la police ou la justice, par exemple), est une réponse pertinente. Pour l’heure on peut opter pour un signalement sur PHAROS, mais il n’aboutissent généralement pas, faute de moyens suffisants (sauf en cas d’affaire médiatique). Il faut donc plus de moyens, ce qui implique un réel investissement dans le régalien.

Le pouvoir politique n’est pas capable de faire face à sa propre responsabilité et c’est pour cela qu’il se défausse sur la société ; qu’il envisage d’élargir le champ du phénomène de prohibition. C’est inquiétant.

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