Conflit social ou crise démocratique : comme un parfum de fin de 4e République ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et Elisabeth Borne
Emmanuel Macron et Elisabeth Borne
©Ludovic Marin / POOL / AFP

L'exécutif déconnecté des réalités ?

Le Conseil constitutionnel a finalement validé l'essentiel de la réforme des retraites. Cela peut-il suffire, compte tenu de l'état du pays, pour mettre un terme à la crise démocratique ?

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

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Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Que ce soit Emmanuel Macron qui se veut inflexible ou Elisabeth Borne qui cherche à arrondir les angles, tous deux semblent ne voir dans la situation actuelle qu’un conflit social qui va s’étioler maintenant que le Conseil constitutionnel a validé l’essentiel du texte. Leur perception de la situation est-elle la bonne au regard du conflit de légitimité qui s’est créé ? 

Christophe Boutin : On retrouve ici une question qui est au cœur du débat qui agite la France depuis le début de cette réforme, l’opposition entre légalité et légitimité, une opposition qu’Emmanuel Macron avait synthétisée par cette existant entre le « peuple » et la « foule ». Il n’est pas fréquent que le Premier ministre saisisse le Conseil constitutionnel pour lui demander d’apprécier la constitutionnalité d’un texte qu'il vient, péniblement, de faire accepter par le Parlement. Or un des buts de la saisine d’Elisabeth Borne était justement d’obtenir cette garantie de légalité, et elle peut effectivement annoncer que son projet de la loi a été validé « tant sur la forme que sur le fond » par le Conseil constitutionnel.

Tout est donc légal – ici constitutionnel. L’utilisation de l’article 47–1 concernant les lois de financement de la sécurité sociale pour cette réforme des retraites, celle de l’article 49 alinéa 3 pour faire accepter le texte sans vote, et les autres, toutes les autres utilisations des éléments de procédure dont pouvait user – et a usé - l’exécutif :  le vote bloqué de l’article 44, les amendements écartés, les débats écourtés au Sénat avec les articles 38 et 44 de son règlement. Le Conseil constitutionnel va même plus loin : examinant « l’application cumulative de plusieurs procédures », il répond (point 70) qu’elle « a revêtu un caractère inhabituel », mais « en réponse aux conditions des débats », une formule qui tente de rejeter la faute sur l’obstruction parlementaire. 

Légalement donc, juridiquement, la page peut sembler être tournée pour l’exécutif : il y a eu un conflit social à l’occasion du vote d’un texte, mais la procédure de vote de ce dernier comme son contenu – ou au moins une partie de ce contenu – viennent d’être déclarés constitutionnels, et il s’agirait maintenant de tourner la page. C’est oublier ici la question non plus de la légalité juridique, mais de la légitimité politique, celle de savoir si un pouvoir légalement élu, mais élu par une minorité au regard du taux d’abstention, peut imposer aussi facilement ses choix à ce que d’autres présentent comme une majorité de la population.

Maxime Tandonnet : Non, ils paraissent franchement déconnectés au regard de la réalité du pays. Ils parlent de « cheminement démocratique » c’est-à-dire de respect des procédures d’approbation d’une loi. Mais ils paraissent ne pas avoir conscience de l’état psychologique du pays. Nous connaissons une profonde crise de confiance de la Nation envers ses dirigeants politiques, président, membres du gouvernement, parlementaires. Et désormais, cette crise de confiance s’étend même au Conseil Constitutionnel qui est censé être une juridiction impartiale et indépendante. Jamais la crise de confiance n’avait été aussi radicale, aussi profonde, aussi totale. Et les dirigeants politiques, aveuglés par leur autosatisfaction, ne paraissent pas en avoir la moindre idée. Ils confondent la légalité, c’est-à-dire le respect de la procédure légale, et la légitimité, c’est-à-dire la confiance de la Nation en sa classe politique et ses institutions – qui est désormais nulle. Au fond, l’objet de la révolte populaire tient autant au débat parlementaire confisqué qu’au fond de la réforme. Mais cela, ils sont foncièrement incapables de le comprendre. C’est bien cette impression d’aveuglement des dirigeants politiques qui est effroyable dans la crise actuelle.  

"Ne rien lâcher, c'est ma devise", a dit Emmanuel Macron lors de sa visite sur le chantier de Notre-Dame. Le président a aussi fait savoir qu’il voulait rencontrer les syndicats (qui ont décliné) et qu’il comptait promulguer la loi d’ici deux jours. Quelle part de l’intransigeance d’Emmanuel Macron est réelle, quelle est la part de fanfaronnade ? Quels en sont les risques actuels ?

Christophe Boutin : Persuadé, d’une part, d’être dans son « bon droit », obligé, d’autre part, de tenir compte des pressions qui pèsent sur un pays lourdement endetté, et qui lui demandent d’être à même de prouver qu’il est capable d’effectuer des réformes, Emmanuel Macron ne peut pas répondre aux demandes de suspendre l’exécution de la loi. Mais le voudrait-il s’il le pouvait ? Il a toujours manifesté une confiance profonde dans sa vision du monde - ou dans celle qu’il avait à appliquer -, et ne négocie jamais. La rencontre qu’il s’apprêtait à avoir avec les syndicats aurait été une mouture réduite du « grand débat », un moment dans lequel le président de la République aurait expliqué, comme dans son dernier entretien télévisé, pourquoi il avait fait cette réforme et pourquoi il ne pouvait pas faire autrement. 

Il aurait aussi expliqué à ce moment-là aux syndicats les nouveaux chantiers, les portes ouvertes… y compris par la décision du Conseil. En effet, ce dernier a déclaré inconstitutionnelles des dispositions introduites en cours de procédure et qui ne rentraient pas dans le cadre d’une loi de financement de la sécurité sociale (index senior, contrat de fin de carrière, dispositions sur l’usure professionnelle) qui ne pourront donc être promulguées, alors qu’il s’agissait de dispositions mises en place pour adoucir la réforme, pour diminuer le côté clivant d’autres dispositions. Il a peut-être là les éléments d’une nouvelle loi sociale, mais avec qui renouer le dialogue ? Nous retrouvons avec le refus syndical ce que l’on a connu avec la « ligne rouge » de la date de départ à la retraite.

De son côté, la Première ministre n’a pas fait de triomphalisme hier soir, déclarant qu’il n’y avait en fait « ni vainqueur ni vaincu », et on la comprend. Si les opposants à la réforme sortent vaincus du bras-de-fer juridique engagé avec l’exécutif, la majorité présidentielle sort politiquement très fragilisé de l’épisode. Entre les rebuffades d’Horizons, les doutes du MoDem, le départ de Barbara, Pompili et d’autres parlementaires, et, bien sûr, l’impossibilité d’arriver à constituer une nouvelle majorité par une alliance avec les Républicains, c’est l’échec en rase campagne de cette tentative de réorganisation politique, autour pourtant d’un projet qui avait a priori vocation à rassembler au-delà de la majorité présidentielle. Et on comprend la difficulté d’Élisabeth Borne à remplir le contrat du président de la République, élargir cette majorité présidentielle, et sa limitation à mettre en place des « majorités de projet ».

Maxime Tandonnet : Le chef de l’Etat se montre tel qu’il est, jupitérien, motivé avant tout par son propre reflet dans le miroir. Il est dans le rôle du réformateur inflexible et autoritaire qui ne recule pas. Et cette posture le satisfait pleinement. Mais au fond, il n’a pas de raison objective de reculer. La loi sur la réforme des retraites est en réalité à peu près vide. Elle n’a pas grand-chose à voir avec l’intérêt véritable du pays. Les 64 ans ne servent quasiment à rien compte tenu de la règle des 43 annuités, sinon, semble-t-il, à pénaliser injustement quelques carrières longues qui échappent aux mesures dérogatoires. La clause du grand père permet de ne pas toucher aux intérêts des bénéficiaires de régimes spéciaux. C’est pourquoi, de fait, le pays n’a pas été (jusqu’à présent) bloqué comme en décembre 1995 pendant trois semaines. La situation est sans rapport avec celle qu’a connue Alain Juppé qui lui prétendait vraiment réformer. Au fond, le rôle de Jupiter inflexible contre des manifestations et quelques dégradations, jusqu’à présent, n’était pas si difficile à tenir en l’absence de blocages comparables à ceux de 1995. On est dans le grand spectacle politique. Mais les acteurs de ce spectacle paraissent totalement indifférents aux ravages de leur attitude dans les profondeurs du pays.   

Derrière la mobilisation pour la réforme des retraites qui s'essouffle, ne faut-il pas percevoir les ferments d’une crise démocratique plus profonde (mue par l’absence d’alternance perceptible, la confusion idéologique, l’atomisation du pays) ?

Christophe Boutin : Il faut je crois prendre en compte deux éléments. Le premier est l’état de stress et de tension des Français.  Crise sanitaire, crise écologique, crise internationale, crise sécuritaire à l’intérieur du pays, crise inflationniste, tandis que s’effondrent les services publics et que s’impose la dictature woke dans les médias : pour nombre de nos concitoyens, la France ressemble à ces immeubles dont on fait exploser les piles qui les soutiennent, et qui s’effondrent sur eux-mêmes. Dans ce cadre, ajouter à la crainte d’aujourd’hui des craintes pour demain par une réforme des retraites était bien risqué. 

Plus grave encore, l’absence de confiance qu’ont nombre de nos concitoyens envers les gouvernants, vus comme une oligarchie préoccupée de ses seuls intérêts. Ils ont l’impression en fait que, depuis maintenant des décennies, le pouvoir politique non seulement se refuse à les écouter, mais aussi travaille contre eux, et cherche à les pousser dans un monde dont ils ne veulent pas. Certains font alors le choix du repli sur soi, avec cette abstention qui progresse et qui fait que les élus le sont si mal par rapport aux inscrits, avec une légitimité réduite d’autant. D’autres font, au contraire, le choix de la radicalité, quelque puissent en être les formes, à droite ou à gauche, mais aussi dans le communautarisme de certaines populations présentes depuis peu sur notre territoire. 

Nous avons donc tous les éléments d’une crise démocratique majeure, et la crise sociale née de la réforme des retraites n’en est qu’un révélateur et non une cause – comme avant elle l’augmentation du gasoil pour la crise des Gilets jaunes, ou la mise en place de taxes pour celle des bonnets rouges. Plus de projet commun partagé – à part celui d’accéder aux aides sociales qui permettent encore de subsister -, plus de solidarité entre des groupes hostiles forcés de se croiser dans l’espace public, voilà la réalité dans laquelle vit une majorité de Français, tandis qu’une minorité déconnectée espère les rassembler en leur proposant d’installer des composteurs dans leurs appartements… avant de les y contraindre. 

Maxime Tandonnet : Ce qui est terrifiant, c’est la faillite générale de la classe politique, censée représenter les Français. L’équipe au pouvoir n’a jamais cessé de s’enfoncer dans le mépris et l’arrogance dès lors que toute cette affaire a paru avant tout motivée par la satisfaction de faire plier le pays, le soumettre. Elle a manifesté la morgue de ceux qui prétendent accomplir le bien des gens contre leur gré et les faire marcher à la baguette. L’opposition de la droite LR, à l’exception de quelques frondeurs, a tourné le dos à une partie de son électorat populaire en s’alignant ostensiblement sur le pouvoir macroniste. Les partisans acharnés des 64 ans n’ont jamais cessé de se vautrer dans le mensonge en martelant que les 64 ans étaient indispensables pour sauver le régime de retraites. La gauche Nupes a sombré dans l’invective et le chahut au point que les syndicats ont pris leurs distances avec elle. Quant au RN, il ne cache pas sa jubilation à la perspective d’une récupération électorale de la crise, annonçant d’ores et déjà son intention d’abroger la loi en 2027 (promesse absurde à une échéance si lointaine) … Et puis beaucoup de responsables politique se sont terrés, mis à l’abri, espérant gagner par leur discrétion des points de popularité. Comment compter sur des personnalités qui se cachent quand la nation souffre et s’angoisse ? Le sondage CEVIPOF sur la confiance des Français montrent que 82% se sentent méprisés par les politiques, ce qui est considérable. Après cet épisode, le rejet des Français envers leur classe politique risque d’atteindre son paroxysme. Et beaucoup d’entre eux (dont l’auteur de ces lignes) ne voient absolument plus qui peut encore les représenter à l’avenir, ils sont comme écœurés, orphelins en politique… 

Alors qu’en plus, le CC a censuré le RIP, beaucoup d’observateurs commencent à s’inquiéter du fait que “ça finira mal”. Faut-il effectivement le craindre ? Dans quelle mesure est-on dans un scénario commence à ressembler à la fin de la quatrième république ? 

Christophe Boutin : Dans une seconde décision, le Conseil constitutionnel s’est en effet refusé à considérer que l’on puisse engager la procédure de référendum d’initiative partagée. En effet, elle doit concerner une « réforme » selon l’article 11 de la Constitution. Or le Conseil considère que, puisque la proposition faite par les parlementaires visait à limiter l’âge de départ à la retraite à 62 ans au maximum, et que c’était déjà la situation existant en France au moment où la proposition était faite, il n’y avait pas là de « réforme » - feignant bien évidemment d’oublier, dans un rigoureux formalisme qui cache mal son choix politique, le fait que dans moins de 15 jours sera promulgué le texte qui porte cet âge à 64 ans. Certes, une seconde proposition de référendum d’initiative partagée a été déposée, mais la réponse du conseil est prévue pour le 3 mai, et la loi sur la réforme des retraites devrait être promulguée d’ici là. Or, l’article 11 empêche qu’un référendum d’initiative partagée concerne une loi promulguée depuis moins d’un an…

Nous ne sommes pas ici, dans la situation de la fin de la IVe République, qui se caractérisait par la succession très rapide des gouvernements, et cela, à cause de la stabilité qu’offre la constitution de la Ve République, faite pour y remédier. Pour autant, le décalage entre la classe dirigeante et la majorité de la population apparaît au moins aussi grand, sinon plus, qu’à la fin de la IVe République. Et les solutions pour résoudre cet écart et tenter de réconcilier les classes dirigeantes et le peuple, sont celles du recours au peuple souverain, que ce soit par la dissolution ou par un référendum. 

On mesure ici combien manque un vrai référendum d’initiative citoyenne, en lieu et place de ce référendum d’initiative partagée totalement sous contrôle des parlementaires et du Conseil constitutionnel. Un référendum qui permette au peuple souverain de ressaisir le pouvoir quand il estime que c’est nécessaire. Faute de cela, il est à craindre que nous allions vers des épisodes de plus en plus violents, et le pouvoir le sait bien, qui s’y est préparé, faisant passer des éléments des lois d’urgence dans la loi ordinaire, testant les capacités d’obéissance des populations au moment de la crise sanitaire, et développant ses capacités de répression physique au moment de la crise des Gilets jaunes. À côté de ce qui semble maintenant possible, la fin de la IVe république paraîtra une transition en douceur.

Maxime Tandonnet : A court terme, c’est-à-dire dans les jours à venir, les choses peuvent sérieusement dégénérer dans la violence. La tension est extrême et la situation devient explosive, le risque est de voir le mouvement social se dégrader en émeutes avec des destructions et des victimes. Le mois de mai approche et il est propice à la révolte. La perspective de phénomènes comparables à mai 68 (bien que d’une nature différente) reste d’actualité. Ce à quoi nous assistons est une véritable honte : depuis la vague d’attentats islamistes, les Gilets Jaunes, l’épidémie de covid 19, la guerre d’Ukraine et l’inflation, les Français ne connaissent pas une période de tranquillité pour vivre et travailler en paix. Le pouvoir politique vient de les jeter à nouveau dans le chaos. Mais c’est surtout sur le long terme que la situation du pays est dramatique. Quand un pouvoir fait l’objet d’un tel rejet par le pays, il ne peut plus gouverner, il est condamné à l’immobilisme et la paralysie. Les Français n’ont plus confiance en personne, ni leur président, ni le gouvernement, ni la majorité, ni même les oppositions et cette défiance s’applique désormais aux institutions dont le Conseil Constitutionnel… Nous entrons dans une ère de désespérance politique absolue. 

Dans quelle mesure est-on dans un scénario qui commence à ressembler à la fin de la quatrième république (sur le plan politique comme sur les dysfonctionnements des services publics) ? 

Maxime Tandonnet : Il me semble que la situation à certains égards est pire. La IVème République a sombré sur la guerre d’Algérie, une tragédie épouvantable qui ensanglantait le pays. Aujourd’hui nous ne sommes pas en guerre, l’armée est dans les casernes et le service militaire est suspendu, les appelés ne tombent pas sur le champ de bataille… C’est autre chose : même au plus fort de la guerre d’Algérie et de la chute de la IVème République, les Français continuaient d’aller voter à 80% aux législatives et ils respectaient leur président de la République, M. Auriol puis M. Coty. Ils critiquaient les échecs de la classe politique sur l’Algérie, mais ils n’étaient pas dans une situation de dégoût et de désespérance, sinon de nihilisme comme aujourd’hui. Et puis ils ont trouvé une voie de salut avec le retour du général de Gaulle qui a mis fin à la guerre d’Algérie – dans des conditions critiquables pour certains mais approuvées à un immense consensus par les Français. Le drame à l’heure actuelle, c’est qu’il n’y a rien, aucun signe d’avenir, aucune issue politique possible, aucun espoir collectif. C’est toute la différence. Alors, cela peut changer bien entendu. Mais aujourd’hui, nous sommes dans le néant.

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